L’ennui, c’est que je ne sais pas quoi faire de la tête. J’avais bien besoin de ça, je vous jure… Je n’ai rien demandé à personne, moi. J’allais tranquillement prendre un café boulevard Saint-Germain, comment j’aurais pu me douter que je tomberais sur lui ? Ça fait au moins dix ans que je ne l’avais plus vu, depuis la fac, mais je l’ai reconnu tout de suite. Grand comme un papillon cul-de-jatte, la démarche épileptique, une bouille ronde d’enfant réjoui, les quelques cheveux qui lui restent se dressant au-dessus des oreilles comme deux cornes, Améthyste Lampion a levé ses bras minuscules vers moi lorsque nous nous sommes trouvés face à face. Sa veste de costume pied-de-poule vert olive s’est soulevée également, découvrant une bedaine qu’une chemise blanche froissée tentait courageusement d’endiguer, épaulée dans cette tâche par une énorme cravate à pois rouge et noire.
− MEUS-sieur BaluCHARD ! il a dit, en appuyant sur des syllabes qui ne lui demandaient rien. C’est bien ça, n’est-ce pas ? Hégésippe Baluchard, je ne me TROMPE pas ?
Il ne se trompait pas, évidemment qu’il ne se trompait pas. Il risquait pas de m’oublier, Lampion, j’étais son meilleur élève, le seul assez fou pour se bousiller la cornée des heures durant à déchiffrer des pattes de mouche en grande partie effacées sur des manuscrit du siècle des Lumières ou des incunables du crétacé inférieur… Le seul aussi dingue que lui, si on peut dire. Les autres, les plus motivés, laissaient tomber au bout de trois ou quatre heures, en lâchant un « comprend rien ! » dans un soupir de sardine qui accoucherait d’un cachalot. Moi je continuais, inlassablement, ça m’amusait le mystère, tenter encore de distinguer une lettre là où l’humidité avait bouffé le papier, là où il semblait que plus rien ne pourrait apparaître, essayer de différencier un v d’un r, un c d’un o… Je pouvais reconnaître un autographe de Stendhal, d’Henri IV, de Marie-Antoinette dès l’initiale du premier mot, je pouvais dater des pages arrachées à diverses éditions de Tristram Shandy ou des Essais de Montaigne, séparant l’original de la copie, dénichant la contrefaçon en un clin d’œil… Lampion, il me voyait un peu comme le fils qu’il avait été incapable d’avoir tellement il avait la tête dans les codex, si vous voulez. Avec moi la relève était assurée, il pouvait prendre sa retraite tranquille. Ah ! là, là, quelle déception quand il avait vu que je ne prenais pas du tout ce chemin-là ! J’étais jeune moi, plein de sang, les hormones qui criaient famine, j’allais pas m’enfermer dans des salles sombres avec des grimoires poussiéreux, les yeux rouges comme un rat de laboratoire, le teint gris et le sexe aux abonnés absents ! Je m’étais bien amusé, c’est vrai, mais je ne comptais pas y passer ma vie.
La condamnation était inévitable : me croisant ainsi boulevard Saint-Germain, toujours mortellement jovial, Améthyste Lampion m’invita à boire un thé rouge chez lui. Chez lui : un boui-boui au sommet d’un escalier qui s’entortille au fond de la rue Princesse, des volumes innombrables entassés partout, et les murs qui ont pris la couleur du papier jauni, à moins que ce ne soit le papier qui ait pris la couleur des murs, on est en pleine métonymie visuelle, la poussière entassée dans la poussière, un univers si triste qu’on croirait qu’à travers la fenêtre, le jour a pâli. Dans un coin, un énorme massicot rutilant, flambant neuf, complètement hors sujet.
− Alors, mon CHER Hégésippe, qu’êtes-vous devenu, depuis TOUT ce temps ? il m’a demandé, en faisant pisser sa théière exténuée au fond de ma tasse grisâtre.
Je lui ai dit ce que j’étais devenu, depuis tout ce temps, rien de bien nouveau. Et lui, j’ai fait comme ça, qu’est-ce qu’il faisait, maintenant qu’il était à la retraite ?
− Eh BIEN, mon cher Hégésippe, figurez-vous qu’il m’arrive de voyager, n’est-ce pas ?...
J’ai failli m’étrangler. Je ne vous crois pas, j’ai fait comme ça, en rigolant pour qu’il ne se rende pas compte qu’effectivement, je ne le croyais pas. Derrière un buffet campagnard transformé de manière définitive en bibliothèque temporaire, il y avait un planisphère aux couleurs passées. Enfin un bout de planisphère, un coin qui dépassait, à peine quelques kilomètres de Sibérie. Améthyste Lampion en voyage, non franchement, je ne veux pas en entendre parler. J’avais déjà du mal, il y a dix ans, à l’imaginer parcourir les quelques mètres qui séparent la rue Princesse de la Sorbonne, alors Lampion sur un bateau, Lampion en avion, non, s’il vous plaît, non.
− C’est vous qui aviez raison, MON cher ! Ah, je l’ai BIEN compris, quand j’ai quitté l’enseignement… Quel temps j’ai pu perdre, dans ces TONNES de papiers… Et pour QUI ? Pour des élèves qui s’en foutaient, n’est-ce pas ? À part VOUS, mon jeune ami…
De pire en pire. Où j’étais tombé ? Le massicot qui brillait dans son coin semblait me sourire de toute sa lame. Qu’est-ce qu’il lui était arrivé, au vieux Lampion ? C’était un gag, ou quoi ?
− Oui enfin, monsieur Lampion, j’ai dit, c’était avant tout pour vous-même, que vous faisiez toutes ces recherches. L’enseignement, c’est une chose, mais la connaissance pure, le savoir, le plaisir de la découverte…
− Foutaises, foutaises ! Non, non, vous aviez raison, tout le plaisir qu’on peut en retirer ne vaut en RIEN toutes ces heures passées dans la poussière, croyez-moi ! Alors qu’il y a dans le VASTE monde tant de BELLES choses à voir, et de belles PERSONNES…
Mais qu’est-ce qu’il lui prenait, au vioque ? Il était tombé amoureux, ce con-là, ou quoi ? Et le voilà parti à me raconter ses voyages en Egypte, en Inde, en Cappadoce, dans les Cyclades, que sais-je… Commençait à sérieusement me gonfler, avec sa joie de vivre. J’aurais dû me douter qu’il y avait un truc qui clochait, en le voyant marcher vers moi sur le boulevard, comme un mollusque qu’on titillerait à coups d’électrochocs. Ça ne lui ressemblait pas, cette espèce de vitalité.
− Par contre, vous avez pas changé de turne, j’ai dit, histoire de mettre un frein à ses envolées lyriques.
Il a éclaté de rire, on aurait dit qu’un déménageur avait laissé se répandre le contenu d’une caisse de xylophones.
− Détrompez-VOUS, jeune homme ! À vrai dire, c’est un DRÔLE de hasard qui nous a FAIT nous rencontrer ici. Je ne vis plus à Paris QUE rarement : cette demeure n’est plus guère qu’un pied-à-TERRE lorsque je DOIS me rendre à la capitale. Le RESTE du temps, je le PASSE à l’étranger, avec ma compagne…
J’ai eu l’impression un instant que le massicot me faisait de l’œil. Cette unique masse étincelante surgissant du brouillard commençait à me faire frémir. Pour me rassurer, j’ai jeté un œil à la porte d’entrée : c’est bon, en cas de pépin, un bon coup de latte devrait l’ouvrir.
Lampion s’est levé soudain, se retrouvant de la même taille que moi, qui étais assis, son ventre roulant sous la chemise de façon menaçante. Il pointa du doigt le massicot.
− Regardez ce que je me suis offert, il a dit. Vous savez ce que C’EST, n’est-ce pas ?
Il a cogné d’un poing joyeux sur la ferraille du mastodonte. Bong, bong.
− Un massicot, j’ai dit.
− ÇA, c’est la LIBERTÉ, mon ami ! Regardez ce que je fais de ces années d’esclavage…
Rapide comme un guépard sous amphés, il a soulevé un volume posé bancal sur une étagère, réveillant l’araignée assoupie sur sa toile. Les coutures lâches de la reliure ont laissé échapper des pages.
− Laissez, je vais ramasser, j’ai dit en me levant, sans essayer de masquer mon agacement. Qu’est-ce qu’il me faisait, encore, l’ancêtre ?
− Pensez donc ! Ne vous inquiétez pas de ça…
J’ai vu qu’effectivement, il y avait un sacré tas de papiers par terre. Ce n’était pas une ou deux pages de plus qui allaient changer grand-chose. J’ai relevé la tête, alors qu’Améthyste Lampion était en train de tasser un bloc de feuilles visiblement très anciennes sur le massicot.
− Qu’est-ce que vous faites ?
− Je BRISE mes chaînes !
Avant que je ne réagisse il a placé le bloc sous la lame du massicot, qu’il a rabattu d’un coup sec une fois, deux fois, trois fois, tchac, tchac, tchac, pour ne laisser bientôt que de fines lamelles de papier, et la poussière qui s’envole. J’ai vu alors qu’il y avait un grand panier d’osier au pied du bazar, et dedans, une grosse épaisseur de ces lamelles de papier.
− Mais ça va pas, enfin ! j’ai crié en essayant de l’éloigner de la machine infernale. C’est quoi, ces papiers ?
− Bof, des vieilles choses, des originaux, des autographes sans importance, il a fait en rigolant, agrippé à la poignée de la lame, sa tête dépassant à peine de l’énorme engin. J’ai décidé de ne jamais les consulter avant de m’en libérer, pour ne pas risquer de CHANGER d’avis… Si vous saviez comme ça SOULAGE ! Je m’amuse beaucoup, n’est-ce pas, je peux en découper comme ça des pages et des PAGES des journées durant…
J’ai récupéré un bout de papier qui voletait encore dans les parages. En dix ans, je n’avais pas trop perdu de mes connaissances, il faut dire que je l’avais étudiée en long, en large et en travers, celle-là : j’ai immédiatement reconnu un passage de la première traduction de Don Quichotte par César Oudin, 1614. J’ai vu rouge.
− Non mais t’as viré barge, toi, j’ai gueulé en bousculant le vieux con. T’es en train de commettre un crime, pauvre fou !
Énervé comme je l’étais, je n’ai eu aucun mal à le soulever de terre et à l’asseoir violemment, son gros cul flasque sur le massicot, plof ! Et on me regarde dans les yeux quand je parle.
Son rire s’est mis à ressembler à un tourne-disque qu’on traînerait sur une route pavée. Il y avait de la tachycardie dans l’air. Ma main serrait son cou, martyrisant son nœud de cravate. Sa chemise s’était extraite du pantalon, répandant ses bourrelets de ci de là.
− Mais qu-qu’est-ce qu’il vous prend ? Lâ-lâchez-moi ! il a dit, le sourire greffé sur le visage comme une balafre, et le dentier ponctuant le bégaiement. Il en oubliait d’accentuer les syllabes, l’ahuri. C-c’est vous-même qui disiez…
− Quoi ? j’ai fait. Qu’est-ce que j’ai dit ? J’ai dit qu’il fallait détruire des trésors pour pouvoir vivre sa vie ?
Oui, j’ai prononcé le mot « trésors ». Sur le moment, je n’ai pas trouvé plus original.
− N-non, mais…
− Va pas falloir me coller n’importe quoi sur le dos, l’ancien ! C’est toi qui pédale dans la semoule, faut pas confondre.
Je voulais que les choses soient bien claires.
D’un coup, je l’ai allongé sur la machine à découper les œuvres d’art. C’était marrant, ses pieds dépassaient à peine du rebord. Ensuite, je ne sais plus trop comment ça s’est passé, je me suis retrouvé à essuyer la lame du massicot, très émoussée désormais, et pleine de sang. J’ai vite laissé tomber le nettoyage, ça n’a jamais été mon fort de toute façon, et je me suis rendu compte que sur les murs aussi le sang avait giclé. Autant tondre une pelouse à la pince à sucre. Le corps de Lampion a glissé sur le sol comme un sac de linge sale, et je me suis retrouvé au bas des escaliers, devant la porte qui ouvrait vers l’extérieur. C’est là que je me suis aperçu que je tenais toujours la tête de Lampion par les cheveux.
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L’ennui, c’est que je ne sais pas quoi faire de la tête.
3 commentaires:
Excellent. Tout simplement.
Restif, heureux.
Oui, oui, je vois cela, eh bien ! nous avons là une belle chemise blanche que vous allez pouvoir enfiler et les deux gentils messieurs qui attendent à la porte vont vous emmener dans votre nouvelle chambrée où vous allez pouvoir vous reposer tout votre saoul ...
Super ! Plus besoin d'aller bosser !
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