vendredi 8 juin 2018

What's in a name ?


 
Eglise d'Argentré-du-Plessis
            Il faut bien comprendre une chose : si je m’appelle Juldé, c’est un pur hasard.
            Oui, je sais bien qu’aucun de nous ne choisit son nom, et encore moins la famille dans laquelle il débarque. Mais en ce qui me concerne, comme si ce n’était pas déjà assez compliqué d’arriver à l’improviste au milieu d’une histoire déjà en court, parmi des gens qui se penchent vers nous avec leurs grosses têtes et leurs gros sourires lippus et qu’on est amené à considérer comme notre famille (bon, d’accord, on s’y habitue) j’ai, en plus, un problème avec mon patronyme.
            D’une part, vous admettrez que Juldé, comme nom, c’est un peu étrange. Allez comprendre d’où ça vient ! La plupart des noms rappellent un métier, ou une origine quelconque ; enfin ils ont un sens, quoi ! Breton, Letourneur, Boucher, Lelandais, Legrand, Chantepie, Masson, Durand, Dupont, Duroc, Dupic, Dutronc, Dutroux… Mais Juldé ? C’est quoi, une déformation de Jules ? Même pas. Et d’ailleurs, je ne devrais même pas m’appeler comme ça.
Je vous explique.

Un enterrement

Marcelle et Pierre Juldé, mes grands-parents, avec mon frère et
le chien Prince. (Brielles, Le Sault, 1976)
            Le 19 mars dernier, j’enterrais ma grand-mère paternelle. Ça a l’air un peu décousu, comme entrée en matière, mais vous allez comprendre. Ça se passait à Argentré-du-Plessis, où mes grands-parents sont revenus s’installer au moment de leur retraite, après avoir longtemps vécu en région parisienne. Mon père est né à Étrelles, tout près d’Argentré. Bref. Mon frère Erwan et moi-même sommes donc allés assister à la sépulture de notre grand-mère, et c’était assez bizarre. Notre oncle est mort à quarante-trois ans en 1993, notre grand-père est mort en 2004 et notre père en 2015. Ce qui faisait de nous les seuls descendants directs présents, nos cousins n’ayant pu se déplacer.
            Or, la grand-mère… comment dire… Disons qu’elle ne nous a pas tellement donné l’occasion de l’apprécier, puisque peu après le divorce de nos parents, elle a décidé qu’elle ne nous ouvrirait plus sa porte. Au grand désespoir de notre grand-père, qui lui aurait bien aimé continuer à voir ses petits-enfants. Nous n’avons revu notre chère mamie qu’une seule fois en vingt-cinq ans, à l’enterrement de son mari.
            Tout cela pour dire que, le jour de l’enterrement, nous nous sentions un peu déplacés au milieu de cette cérémonie, alors que nous étions les deux personnes les plus « légitimes » dans la petite église de ce pays cher au cœur de Madame de Sévigné.
            Et l’étrangeté de la situation ne nous échappait pas. Le fait de ne plus avoir, désormais, d’aîné pour nous servir de référence. D’être en première ligne, sans aïeul pour nous ouvrir le chemin. Sans grand-mère pour nous raconter l’histoire de notre famille, le soir, au coin du feu. Nous en savions peu de choses, au fond, de notre famille. Quelques anecdotes, des bribes lâchées à une occasion ou une autre par nos parents, et dont on n’ira jamais vérifier l’authenticité…
            Mais parmi ces anecdotes, il y avait celle-ci, que l’on a toujours su (cru savoir) : notre nom, Juldé, est dû à une erreur de copie commise par un officier d’état civil au moment de la naissance de notre grand-père. Nous aurions dû nous appeler, tenez-vous bien : Jugdé.
            Jugdé.
            Et alors là, on est bien avancé : si Juldé est un nom qui n’a pas l’air de vouloir dire grand-chose, Jugdé n’est pas tellement plus parlant…
            Bref. Nous étions donc dans cette église, au premier rang, dans l’attente de la cérémonie, et voilà qu’Erwan me montre sur la paroi la plus proche de nous la longue liste des « enfants d’Argentré morts pour la France ». Et, dans cette liste, deux noms : L. Jugdé, mort en 1915, V. Jugdé, mort en 1916. Nous en déduisons que nous sommes sans doute liés à ces deux Poilus, d’une manière ou d’une autre. De lointains cousins, probablement. Et des cousins, on en trouvera d’autres au cimetière, où l’on remarquera ensuite plusieurs tombes portant ce nom de Jugdé. Argentré, c’est clairement notre fief.
            Nous sommes donc sortis du cimetière et avons repris la route de Laval, cette route si souvent parcourue dans notre enfance, qui passe par Le Pertre et son clocher, le « plus haut de l’Ouest » (paraît-il). Et forcément, les souvenirs revenaient, pêle-mêle, comme toujours après un enterrement. La mort a cet effet sur les vivants : elle les remet à leur place. Leur place dans la famille (okay frangin, on est les prochains sur la liste), leur place dans le monde, leur pays, leur ville – le petit cimetière communal et son caveau familial.
            Ça n’était pas censé aller plus loin que ça. Encore une fois, au niveau des souvenirs de famille, on n’a jamais eu grand-chose à se mettre sous la dent. Pas de quoi faire un texte pour mon blog.
            Et bim.
            Voilà que le lendemain, je lis sur Messenger un message envoyé par un certain Pierre-Alexandre Jugdé, m’expliquant que son père fait la généalogie de sa famille et qu’il aimerait me contacter. Tiens, étrange : je suppose qu’il s’agit de personnes qui ont assisté à la sépulture et n’ont pas eu l’occasion de m’aborder au cimetière… Avant même que j’aie pu lui répondre (j’étais au boulot, désolé), voilà que l’ami Bruno Deniel-Laurent m’envoie un message m’expliquant qu’une de ses connaissances angevines souhaite me contacter, car son mari a fait des recherches généalogiques et que nous sommes de la même famille. Et peu après, c’est Raphaël Lebodindall, ami de Bruno, qui m’écrit pour me dire la même chose !
            Rien à voir avec l’enterrement donc, et c’est ça le plus incroyable : qu’à l’instant même où notre grand-mère déclare forfait, à l’instant où tous les liens avec mes ascendants semblent définitivement rompus, de parfaits inconnus me contactent pour me parler de ma famille. Pour me dire qu’ils ont, eux, remonté la piste, retracé une partie de l’histoire, comblé les blancs !
            Moi, évidemment, la généalogie m’a toujours intéressé. Ne sachant pas où je vais, j’aimerais bien au moins savoir d’où je viens. Seulement, avec du côté paternel une grand-mère qui ne voulait plus voir ses petits-enfants et, du côté maternel, un arrière-grand-père, Jean-Baptiste Chabrun, qui était un enfant naturel, les choses étaient un peu compliquées…
            Donc, le lendemain de l’enterrement de ma grand-mère, le 20 mars (mon père aurait eu 70 ans le jour même), j’entrais en contact avec Pascal Jugdé, un lointain cousin dont je n’avais jamais entendu parler.
            Et comme si, en sortant du paysage, ma grand-mère avait d’un seul coup libéré la parole, j’ai enfin pu partir à la découverte de ma famille, d’abord à travers des échanges téléphoniques qui ont permis de pas mal déblayer le terrain, en résumant les grandes lignes de ses découvertes depuis le de cujus – comme disent les généalogistes qui se la racontent un peu. Le de cujus, c’est le type qui est tout en haut de l’arbre, et duquel tout descend. Enfin, celui jusqu’où on a réussi à remonter, en tout cas. En ce qui nous concerne, il ne s’appelle pas Juldé, ni même Jugdé, mais… Hugedé. Julien Hugedé (né en 1665, mort à Erbrée en 1734). Un nom assez peu répandu, mais qu’on trouve encore pas mal en Mayenne et en Ille-et-Vilaine.

Vive le Roi !


           On n’allait pas, au téléphone, refaire toute l’histoire de la famille, mais on a tout de même pas mal causé d’un ancêtre qui a fait un peu parler de lui. Louis Jugdé, né en 1776 et arrière-petit-fils de Julien Hugedé, est devenu capitaine de chouannerie après la Révolution, dans la région d’Étrelles, plus précisément à La Rouaudière. Il avait pris le surnom de « l’Intrépide » (rien que ça), et apparaît dans le livre qu’Yves Durand-Noël a consacré à Argentré-du-Plessis sous le nom de Pierre Julde. Afin de se protéger, peut-être, il avait modifié son nom en utilisant son deuxième prénom et en changeant le g de son patronyme pour un l. Déjà. Cette précaution ne l’a pas empêché de voir sa ferme incendiée en représailles de ses actes. Il a participé aux combats d’Argentré entre 1795 et 1800, mais il est encore mentionné dans une chanson écrite en mémoire des combats qui ont eu lieu en 1832 autour de la Touche-Esnault :

            N’oubliez pas de Farcy, Morinière,
            Jugdé, Orhant et le brave Rondeau
            Qui de leur sang ont fait rougir la terre,
            Que l’on appelle lande de Touche-Esnault.

            Pour moi qui viens d’une famille située plutôt carrément à gauche, les Chouans ont toujours représenté les méchants royalistes. C’est un sujet plutôt sensible en Mayenne, berceau de Jean Chouan. Mais maintenant que je suis un peu plus intelligent, donc fatalement un peu plus de droite, je suis ému par l’idée que mon ancêtre – plus exactement mon arrière (x5) grand-oncle – ait pu vouloir se battre pour protéger son clocher de village et son curé. Je serais bien incapable, moi, de mourir pour mes convictions, mais il faut dire qu’avec moi, une idée fixe n’a qu’une durée de vie de quelques heures. Ça n’encourage pas au sacrifice.
            Et puis les royalistes, aujourd’hui, font partie de ces espèces disparues, de ces grands vaincus de l’Histoire auxquels il n’est pas interdit de rendre un hommage chevaleresque, aux côtés des Celtes, des Incas, des Indiens d’Amérique du Nord, du rhinocéros blanc du Kenya, des filières générales au lycée, des nazis (euh, non, pas des nazis), etc. Non, décidément, « capitaine de chouannerie », ça en jette. Salut à toi, l’Intrépide !

Deux morts et un ankylosé

 
Fiche matricule de Pierre Juldé (1882-1952)
          
Après ce premier contact par téléphone, il restait à se rencontrer, et en attendant cette occasion, je me suis mis à faire quelques recherches par moi-même. Tout d’abord, j’ai voulu savoir qui étaient les deux Jugdé morts pour la France dont nous avions vu les noms dans l’église d’Argentré. Pour cela, rien de plus simple : j’ai épluché les archives départementales d’Ille-et-Vilaine, disponibles en ligne. Et j’ai donc retrouvé sans difficulté la fiche concernant Louis Joseph Jugdé, soldat au 2e R.I., 9e compagnie, né à Argentré en 1888 et mort des suites de « blessures en service » le 24 juin 1915 à Aubigny-en-Artois (Pas-de-Calais). Il était le fils de Basile Pierre Jugdé et de Modeste Gendron, et il a été inhumé dans le carré militaire du cimetière communal d’Aubigny-en-Artois, rang 12, tombe 540. En revanche, j’ignore par quel embranchement, par quel lien de cousinage il est lié à ma famille. Difficile aussi de savoir quel lien il entretenait avec son homonyme, Victor Alexandre Jugdé, soldat au 136e R.I., né à Argentré en 1892 et « tué à l’ennemi » le 4 septembre 1916 à Maucourt (Somme). Lui était le fils d’Henri Victor Jugdé et de Céline Platier… et l’arrière-grand-oncle de Pascal. Il repose dans la nécropole nationale de Maucourt, tombe 519.

           Et sur ma lancée, je n’ai pas pu m’empêcher de rechercher mon arrière-grand-père dans le registre matricule de l’armée, pour en savoir un peu plus sur son parcours pendant la Grande Guerre. De mon arrière-grand-père – qui s’appelait Pierre, de même que son père, son fils et son petit-fils (mon oncle) – je ne connaissais guère que quelques anecdotes racontées par mon père qui l’a à peine connu (il n’avait que quatre ans à sa mort, en 1952). Des anecdotes, donc, qu’il tenait de son père. Il paraîtrait donc que mon arrière-grand-père, charron de son état, faisait également office de coiffeur le dimanche. Et que durant l’Occupation, il refusait de coiffer les Allemands. Il paraîtrait aussi qu’il avait un chien qu’il se faisait un plaisir d’appeler Adolf pour faire enrager les Boches en criant : « Adolf ! Au pied ! » en pleine rue. Je ne saurai jamais si ces anecdotes sont authentiques, évidemment, ou si mon ancêtre frimait un peu… De cette époque de l’Occupation, j’ai récupéré, à la mort de mon grand-père, un vieil appareil photo Agfa Anastigmat-JGESTAR qui aurait appartenu à un soldat allemand que mes arrière-grands-parents, Pierre et Marie Juldé (née Martin) étaient tenus d’héberger. L’Allemand leur aurait laissé ce cadeau en partant, après la guerre.
            Mon père m’avait aussi expliqué que son grand-père avait été gazé pendant la Première Guerre mondiale. Un détail que sa fiche matricule ne mentionne pas. D’ailleurs, d’après cette fiche, la guerre de mon aïeul a été plutôt brève…
            Le registre matricule m’a appris une chose : que le nom de mon arrière-grand-père était bien Juldé et non Jugdé. Jusqu’ici, j’avais cru que le l était dû à une erreur commise lorsque mon grand-père avait été enregistré à l’état civil. Celui-ci, d’ailleurs, avait voulu corriger son nom au moment de son mariage, en 1947, mais un changement d’identité lui aurait coûté trop cher. Un détail m’émeut, sur le registre de mariage de mes grands-parents : au moment de signer, il semble que mon grand-père a hésité et peut-être commencé l’esquisse d’un g, parce que le l est légèrement raturé.
            Curieux, donc, cet attachement de mon grand-père au nom Jugdé, qui n’était pourtant pas celui de son père, ni même de son grand-père, mais seulement de son arrière-grand-père, comme je le découvrirai lorsque Pascal me confiera l’arbre généalogique détaillé de ma famille, ainsi que de nombreux documents d’état civil.
            Mon arrière-grand-père, donc, s’appelait bien Juldé, Pierre François Emmanuel Juldé, né le 8 juin 1882 à Etrelles, fils de Pierre Juldé et de Marie Orhant et exerçant la profession de charron, comme son fils plus tard.
            Je n’ai pas de photos de lui, mais sa fiche matricule en dresse le signalement : « Cheveux et sourcils châtains, yeux gris (comme moi !), front ordinaire, nez fort, bouche moyenne, menton rond, visage ovale. Taille : 1,64 m. »
            Concernant ses faits d’armes durant la Grande Guerre, j’apprends d’abord qu’il a été exempté en 1903 pour « ankylose et déformation du coude gauche » puis classé dans les services auxiliaires par le conseil de révision d’Ille-et-Vilaine en 1914 pour « gêne fonctionnelle du bras gauche (Décret du 9 septembre 1914). » Cela lui vaut d’être d’abord incorporé à la 10e section d’infirmiers militaires « à compter du 21 mai 1915. » Le 3 décembre de la même année, il est détaché à l’atelier de construction de Rennes – à l’arrière, donc.
            Il passe au 50e régiment d’artillerie le 1er juillet 1917 et ne se retire à Etrelles que le 26 mars 1919. Il ne sera finalement « libéré du service militaire » qu’en octobre 1931. L’employé chargé de rédiger cette fiche matricule me semble d’ailleurs bien mesquin, puisqu’il a résumé le parcours de Pierre Juldé en notant : « Campagne contre l’Allemagne du 25 mai 1915 au 26 mars 1919 », avant de rayer cette dernière date pour la remplacer par le « 3 décembre 1915. » Mais non, je proteste ! Entre juillet 1917 et l’armistice, grand-papi a quand même combattu dix-sept mois, non mais oh ! Ankylosé du bras gauche peut-être, mais il était quand même charron, et puis artilleur, faut pas déconner !
Mon père Rémi Juldé et son frère Pierrot, devant la
maison de leurs  grands-parents (Etrelles, 1951.)
            De retour à Etrelles après la guerre, Pierre Juldé épouse Marie Martin dans les années 20 (je n’ai pas la date exacte). Marie Martin avait été mariée une première fois, le 1er août 1911 (j’ai la date exacte) avec un certain Jean-Baptiste Cailleteau que je suppose mort au front. De lui, elle a eu deux fils, André et Raymond, qui étaient donc les demi-frères de mon grand-père. Celui-ci, Pierre Juldé, est né le 27 avril 1925 à Etrelles. Il est devenu charron comme son père, et c’est encore à Etrelles qu’il a épousé Marcelle Perrier le 9 avril 1947. Mon père, Rémi, est né dans le même bourg le 20 mars 1948 (c’est lui le printemps), son frère Pierre – dit « Pierrot », dit « Le Menhir » – est né le 24 août 1950. Un sacré tas de Pierre dans la famille…
            Pierre François Emmanuel, mon arrière-grand-père, l’ankylosé, est mort le 22 janvier 1952, et Marie Juldé, née Martin, a passé l’arme à gauche en novembre 1973, et on l’a enterrée (à Etrelles bien sûr) deux jours avant le mariage de mes parents (24 novembre). On m’a toujours décrit cette grand-mère comme la gentillesse incarnée. Quand mon père abîmait son pantalon, il passait chez elle pour qu’elle le lui recouse avant de rentrer chez ses parents, afin d’échapper à la torgnole maternelle, ce genre de choses…

La famille s’agrandit

            C’était à peu près tout ce que j’avais pu découvrir sur ma famille avant d’aller à la rencontre de Pascal Jugdé, au cours d’un déjeuner angevin qui m’a permis d’approfondir les choses.
            J’en suis reparti avec plein d’anecdotes et une pile de photocopies d’actes d’état civil et de registres paroissiaux sur lesquels m’esquinter les yeux pour les déchiffrer. J’adore ça. Il y en a, c’est les asperges sauce gribiche, moi rien ne me fait plus plaisir qu’un manuscrit ancien à déchiffrer. Je m’étais déjà amusé à décrypter la fiche matricule de mes arrière-grand-pères maternel et paternel, et voilà qu’on me donnait l’occasion de fouiner dans les actes de naissance, de mariage, de décès, des membres disparus de ma famille. Ô joie !
            « Julien Hugedé âgé de 25 ans de la paroisse d’Erbrée et Anthoinette Fouillet âgée de 18 ans de cette paroisse d’Argentré après leurs fiances et publications de leur mariage dûment faites ès deux paroisses sans opposition reçurent la bénédiction nuptiale le 26e 8bre 1720, présens Julien Hugedé et Jeanne Saplain père et mère de l’époux, François Fouillet père de l’épouse, Pierre Belluez, René Jugedé et autres qui ne signent. »
            Jusqu’à mon arrière-grand-père, ils seront nombreux, ceux qui déclareront « ne savoir signer », ce qui explique la grande inventivité des officiers de l’état civil dans l’orthographe des noms. Ils notaient ce qu’ils entendaient, et le déclarant aurait été bien en peine d’épeler son blaze, de toute façon ! C’est ainsi que Joseph, né Jugdé le 6 novembre 1781, meurt Juldé le 28 novembre 1857. Et que Joseph, fils du précédent, né Jugdé le 28 novembre 1809, épouse Marie Beaudouin sous le nom de Jucdé en 1846 et meurt sous ce même nom le 24 décembre 1863. Et c’est aussi pour cela que Julie Jugdé, fille du précédent, aura pour frères Joseph Juldé, Pierre Juldé (mon arrière-arrière-grand-père, 1851-1911) et Jean-Marie Jugdé.
            J’ai épluché tous ces documents avec un mélange d’excitation et de frustration. Parce qu’après tout, ces gens, la seule chose que je peux dire d’eux, c’est qu’ils étaient de ma famille. Parfois, je sais quelle profession ils exerçaient (cultivateurs, pour la plupart), mais à part cela, je ne peux me fier qu’à trois étapes de leur vie : la naissance, le mariage, la mort. Entre ces dates, ma foi, je peux toujours essayer d’imaginer un peu quelle a été leur existence, mais ça n’ira pas plus loin que la simple supposition.
            Tenez, Julie Jugdé, par exemple. Née à Torcé le 19 février 1846, fille de Joseph Jugdé (1809-1863) et de Marie Beaudouin (1819-1895), aînée de quatre enfants, est morte à cinquante-cinq ans le 12 mai 1898, à Argentré. Elle était ménagère. Elle a épousé en février 1878 un certain Joseph Doreau, mais treize ans avant ce mariage, alors qu’elle était elle-même âgée de dix-neuf ans, elle a donné naissance à une fille, Jeanne-Marie Juldé, de père inconnu. C’est la grand-mère de l’enfant, Marie Beaudouin, qui a présenté celle-ci à la mairie d’Etrelles. À l’époque, Julie était cultivatrice. Quelle a pu être sa vie durant les années qui ont suivi cette naissance et précédé son mariage ? Comment, à la fin du XIXe siècle, vivait une fille de ferme chargée d’un enfant naturel auquel aucun homme n’a voulu donner son nom ? Toute sa vie, Jeanne-Marie est restée une Juldé. Elle est morte en 1912 à l’hospice d’Etrelles à quarante-six ans, célibataire, sans profession. A-t-elle été une enfant cachée, envoyée au couvent pour laver la « faute » de sa mère ? On ne le saura pas, on ne peut que supposer…
            Julie a donc eu trois frères. Le premier, Joseph, né en 1848, est mort à l’âge de vingt-six ans, en 1874. On ne saura pas de quoi. Le plus jeune de la fratrie, Jean-Marie, né en 1853, soldat au 15e d’artillerie, meurt deux ans après Joseph, à vingt-deux ans. C’était lui qui était allé à la mairie annoncer la mort de son frère, avec un voisin.
            Le troisième de la fratrie, mon arrière-arrière-grand-père, Pierre Juldé – le premier d’une longue lignée de Pierre – naît à La Faucherie, à Etrelles, le 4 mars 1851 et meurt le 12 février 1911. Cultivateur, il a épousé en 1881 Marie Orhant, née à Etrelles en 1856. Ils ont trois enfants : mon arrière-grand-père, Pierre (François, Emmanuel) Juldé (1882-1952), dont je n’ai déjà que trop parlé ; une fille, Marie Juldé (1884-1962), dont le deuxième prénom était Sainte, rien que ça, et qui épousera en 1907 un certain Pierre Breton. Ils ont certainement eu une descendance, mais je ne la connais pas. Le troisième enfant, Jean-Marie, est né en février 1899 et mort en septembre de la même année, à sept mois. Cela fait tout de même pas mal d’ancêtres morts jeunes et sans enfants, ce qui explique qu’au final, malgré tout, la famille Juldé est restée plutôt réduite. On aura fait de notre mieux…
            Voilà donc ce que j’ai appris sur les miens. Des choses que mon père lui-même ignorait. Des choses que mon grand-père, peut-être, aurait pu m’apprendre – et encore… Si nous savions que les Jugdé et les Juldé avaient un lien étroit, ma grand-mère avait toujours clos les conversations à propos des Jugdé d’Argentré (dont certains étaient ses voisins !) d’un simple : « C’est pas d’chez nous ! » Pas moyen de causer. Elle refusait même que son mari rende visite à ses demi-frères, André et Raymond Cailleteau, qu’elle n’aimait pas. Avec elle, mon arbre généalogique, côté paternel, ressemblait à un bonsaï. Il a suffit qu’elle meure pour qu’il se mette à pousser d’un coup, vlaff, se révélant chêne centenaire, finalement. Et pour que je rencontre d’autres personnes de ma famille, jusqu’ici inconnus, et avec lesquels je pourrai toujours en discuter, à l’occasion…