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lundi 17 avril 2017

Vidéodrome 9 : le genre (31 mars 2017)


Vendredi 31 mars 2017.
J’arrive à Paris à 18 h 22, et j’ai besoin d’un certain temps avant de retrouver le rythme de la capitale. Je dois prendre des tickets de métro et trouver le moyen le plus rapide de rejoindre le 19e, là où habite Jean-Rémi. Ligne 6 direction Nation, puis ligne 5 pour entamer un parcours interminable jusqu’à Laumière. Quelques jolies femmes, quelques jupes – le début du printemps à Paris.
            Je suis allé prendre une bouteille de Coca à l’épicerie avant de rejoindre l’appartement de Jean-Rémi, où j’arrive à 20 heures. Je suis le premier arrivé, nous attendons Cécile, Élise et Florian. Nous renouons avec le vidéodrome en petit comité, et surtout sans Pierre, qui est pourtant l’inventeur de ces soirées !
            Ce vidéodrome sur le « genre » – non pas le cinéma de genre, mais le genre au cinéma – m’a peu inspiré. D’ailleurs, je n’ai pas vraiment compris l’énoncé : j’ai même un hors sujet flagrant parmi mes extraits, un que j’éviterai donc de passer ce soir. Il s’agissait d’une séquence de la série Real Humans qui traitait plutôt de la question de l’identité sexuelle.
            Lorsque Cécile arrive, nous vérifions le minutage de l’extrait qu’elle voulait passer du Prisonnier d’Azkaban : ces soirées vidéodrome demandent une précision d’horloger suisse. Elle me demande ce que je deviens, depuis tout ce temps, et avant même que je ne réponde, elle le fait pour moi : « Marié, deux enfants… » Je la rassure tout de suite : non, de ce côté-là, ça va.
            Les vrais jeunes mariés, Élise et Florian, nous rejoignent. Jean-Rémi a prévu une playlist en accord avec le thème de la soirée : Indochine, Mylène Farmer, Taxi Girl, Michel Sardou (Femme des années 80, évidemment), et a même disposé quelques livres, parmi lesquels Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir.
Après avoir commandé nos plats japonais, nous lançons officiellement cette nouvelle saison de vidéodrome. Jean-Rémi commence par les bons vieux stéréotypes avec un film des studios Disney, Il était une fois, dans lequel une princesse très blonde, toute en gestes exagérés de princesse (et que je me frotte les yeux et m’étire pour me réveiller, et que je chante à la fenêtre pour appeler les oiseaux) se retrouve téléportée dans un appartement new-yorkais miteux. Heureusement, notre belle est une fée du logis, et avec ses amis les animaux de la forêt, elle a tôt fait de faire le ménage dans la baraque, et en chantant s’il vous plaît !
            Élise enchaîne avec un extrait d’Un tramway nommé désir. Rencontre entre l’homme et la femme, Vivien Leigh face à Marlon Brando, sueur et biceps : l’érotisme en marcel. Dans l’assistance, les filles – et Jean-Rémi – se pâment.



            Toujours dans le stéréotype, Florian nous propose OSS 117 : Rio ne répond plus. Split screen sur jambes de femme, rencontre entre l’agent secret et Dolorès Koulechov. « Je suis ravi d’avoir une secrétaire aussi jolie. » L’égalité des sexes ? « On en reparlera quand il faudra porter quelque chose de lourd ! »
            Pour une fois, j’ai apporté l’extrait sérieux, le lourd, le pas marrant-marrant : Bresson et son Procès de Jeanne d’Arc. Jeanne dans sa cellule demande à recevoir la communion et à assister à la messe de Pâques. Demande accordée… si elle troque ses habits d’homme pour des habits de femme. Elle n’assistera donc pas à la messe.
            Retour à la déconne avec Cécile, qui a choisi un extrait de Joue-la comme Beckham. L’héroïne, une jeune punjabi qui rêve de se mettre au football, subit une leçon de morale de la part de sa mère : quand on est une fille, c’est inconvenant de faire comme les garçons. « La Spice Girl sportive, c’est la seule qui n’a pas de mec ! » (Note personnelle : je réalise soudain que j’aurai pu trouver dans Les Soprano un épisode qui aurait pu fonctionner en reflet parfait : une séquence qui montre ce que les vrais hommes ne doivent pas faire (ou ce qu’ils doivent garder secret s’ils veulent se faire respecter) : être des pros du cunnilingus !)
            Il est temps d’inverser les stéréotypes, ce que fait Jean-Rémi en montrant un extrait du premier épisode de Buffy contre les vampires. Cette fois, ce n’est pas la jolie blonde qui se fait bouffer par les méchantes goules : les monstres, la blonde, elle leur kicke leur ass propre et net.
            Après les vampires, je ne peux que passer l’extrait zombie de la soirée. Place au nanard parfait : Le Retour des morts-vivants 2. Le petit copain sportif de la blonde – qui est rousse, mais passons – vient de se transformer en mort-vivant, et se prend d’une grosse fringale pour le cerveau de sa chérie. Terreur et romance : la fille préfère écouter son cœur plutôt que sa tête, et servir de nourriture à son homme.
            Élise rebondit sur l’inversion du stéréotype, avec Boulevard de la mort, selon elle (et selon moi) l’un des meilleurs Tarantino. La vengeance des filles est en route, et Kurt Russell, qui voulait s’amuser avec elles à ses jeux sadiques, est tombé sur un os. Hang up the chick habit !



            Tradition oblige, il fallait un extrait d’Harry Potter pour ce vidéodrome, et c’est Cécile qui l’a apporté. Le Prisonnier d’Azkaban, donc : séquence de l’entraînement à la lutte contre l’épouvantard. Neville (mon cher Neville) agite sa baguette, et pouf ! Riddikulus : sa pire terreur, le professeur Rogue, se transforme en grand-mère avec sac à main et chapeau envahi de fleurs. Pour vaincre votre ennemi, faites-le changer de sexe !
            Florian enfonce encore le clou de la rivalité homme/femme avec un épisode de Game of Thrones : Brienne de Tarth et Jaime Lannister font du canotage et se baladent en forêt. L’homme roule des mécaniques et provoque la femme, trop virile à son goût. Naissance d’une idylle ?



            Élise complexifie le débat avec un épisode de Sex and the City dans lequel Kristin Davis découvre le concept de « gay hétéro », à ne pas confondre avec l’« hétéro gay ». Avantages et inconvénients : l’hétéro qui présente toutes les qualités du gay, mais qui devant une souris se révèle… trop féminin quand même.
            Jean-Rémi enchaîne avec Les Garçons et Guillaume, à table ! C’est un peu Lost in translation version genrée : de l’inconvénient d’apprendre à danser la sévillane quand on ne comprend pas un mot d’espagnol et qu’on répète avec une femme.
            Il est temps de passer le premier extrait de Kaamelott (il y en aura deux). C’est évidemment La Jupe de Calogrenant. Ou comment ces saloperies de voies romaines  ont fait de la jupe en tartan la tenue officielle de la Calédonie.
            Extrait de La Vie de Brian, proposé par Florian. Premier conflit LGBT du monde : débat citoyen sur le droit de Stan, qui désire qu’on l’appelle désormais Loretta, à faire des enfants, même s’il ne peut biologiquement pas en faire.
            Ça y est, on a les deux pieds dans les questions du genre et de l’identité sexuelle, et Élise enchaîne avec un extrait d’Hedwig Angry Inch, un film que je ne connaissais pas, et qui me fait penser à un Spinal Tap version trans. Histoire d’amour dans l’Allemagne d’avant la chute du Mur, qui passe par le bloc chirurgie-charcuterie. « Pour être libre, il faut savoir abandonner quelque chose. » Castration salopée et colère rock’n’roll.
            Jean-Rémi revient à Walt Disney avec Mulan. Mulan, une héroïne qui aurait sa place dans Game of Thrones aux côtés d’Arya et de Brienne. Entraînement militaire et virilisme cartoon. Be a man.



            Cécile avait choisi un film pour moi – le Body Double de De Palma. La raison pour laquelle elle précise que ce film était pour moi est assez évidente pour ceux qui le connaissent, et qui me connaissent… Son extrait, en revanche, ne passe pas sur la télé de Jean-Rémi.
            Élise passe un extrait inévitable du Rocky Horror Picture Show : la chanson Sweet Transvestite de Frank N Furter. Petite pensée pour nos amis Vanessa et Julien…
            J’ai un deuxième extrait de Kaamelott pour conclure la série : l’épisode Compagnons de chambrée, dans lequel le roi Arthur se voit contraint de partager son lit avec un évêque.

            Pierre n’était pas là, mais il nous a tout de même envoyé sa contribution grâce à la magie des réseaux sociaux. Il s’agit d’un extrait de La grande illusion, de Renoir. Grande nouvelle dans un cabaret rempli de soldats en uniforme et d’autres en robe : « On a repris Douaumont ! » Patriotisme, Marseillaise et dentelles.

samedi 8 mars 2014

Vidéodrome 8 : le temps (2 novembre 2013)


Samedi 2 novembre 2013.
            Je me lève tôt pour prendre le train. Voyage sans histoire jusqu’à Montparnasse, en première classe : lecture du Dernier stade de la soif et sieste, alors que le soleil se lève et qu’un beau ciel bleu se déploie au-dessus de la campagne sarthoise. Pour m’épargner les mauvaises surprises, j’ai pris mon hôtel habituel, le Villa du Maine, rue Ledion. La station Alésia a le bon goût d’être placée à la fois près de la gare et près de Saint-Michel – elle est faite pour moi…
            Il est encore un peu tôt pour que ma chambre soit prête, je me contente de laisser mes bagages à la réception de l’hôtel et repars en sens inverse, direction les librairies. Je passe d’un Gibert à l’autre. Chez Gibert « bleu », j’achète Intérieur de Thomas Clerc et La Conjuration de Philippe Vasset, livres dont Anthony m’avait parlé chez Dany l’autre soir. Je fais une pause déjeuner au McDo, et c’est à ce moment-là que la pluie se met à tomber. Je vieillis, moi : maintenant, quand je me lève tôt, il me faut mes trois repas par jour… L’après-midi, je passe à la FNAC des Halles où j’achète la saison 7 de Dexter et L’Homme qui rétrécit, adaptation de 1957 du roman de Matheson. Et comme Pierre a lancé un grand débat sur son mur Facebook à propos du manifeste des « 343 salauds », qui avouent avoir eu recours à des prostituées ou ne voir aucun inconvénient à le faire, pour s’opposer à la proposition de loi visant à sanctionner leurs clients, j’ai décidé de lui offrir la BD de Chester Brown, Vingt-trois prostituées. Nul besoin de prostituées pour me détendre, moi : par chance, le regard suffit (presque). Et malgré le temps pluvieux, les Parisiennes n’ont pas oublié d’être belles, certaines en tout cas, et mes yeux accrochent des yeux à la volée, des jambes, des nuques, des chevelures, et personne ne me demande de payer. Après avoir pris un verre à la terrasse du Mondrian, je retourne à l’hôtel où je prends ma chambre et m’y repose un moment avant de repartir.
            J’arrive au bas de l’immeuble de Pierre avec un peu d’avance, et comme c’est justement sur le thème du temps que portera notre vidéodrome, j’ai une excuse toute trouvée : « Je viens de vingt minutes dans le futur, pour moi vous êtes donc déjà du passé… » En attendant ses invités, Pierre écoute en boucle l’album Transformer de Lou Reed. J’approuve ce genre d’accueil. On cause du débat sur la prostitution, puisque je lui offre l’album de Chester Brown, mais aussi des vidéos délirantes, nullissimes et horriblement scolaires du Libre Penseur sur Nabe.
            Anne arrive peu après, ravissante dans une robe noire. Jean-Rémi, Élise, Cécile, Jacques-Pierre, Julien et Vanessa ne tardent pas à nous rejoindre. On va pouvoir passer aux choses sérieuses. Avant tout, nous commandons nos traditionnels plats japonais (Japon et traditions allant souvent de paire), et en les attendant, nous passons nos premiers extraits.
            Jacques-Pierre ouvre la cérémonie avec L’Année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais, qui est un peu l’alpha et l’oméga de la réflexion cinématographique sur le temps. Temps mythologique, temps labyrinthique, personnages figés… La représentation du temps dans l’espace.

            Jean-Rémi enchaîne avec ce qu’il considère comme « le Matrix du riche », le film Dark City, où des extraterrestres à l’apparence humaine contrôlent les terriens en figeant le temps. Tout s’arrête, seul un personnage continue de se mouvoir – essentiellement pour regarder sa montre.
            L’image du cadran de la montre ou de l’horloge va être récurrente durant cette soirée, comme nous le prouve immédiatement Anne avec les Fraises sauvages de Bergman. Dans un noir et blanc perturbant, un homme rêve sa mort. Le temps assassin.
            Contre la mort, rien ne vaut l’immortalité, que Cécile nous apporte sur un plateau avec l’extrait « plouc » de la soirée : l’affligeant The Fountain, de Darren Aronofsky. Un film qui, lorsque je l’avais vu, m’avait fait entièrement reconsidérer la filmographie du réalisateur, pour lequel j’avais jusque là un a priori positif. N’ayant rien compris à Pi, je ne pouvais pas vraiment détester ce film, et pour ce qui est de Requiem for a Dream, j’avais de bonnes dispositions, puisqu’il s’agissait d’une adaptation de Selby Jr. Mais après avoir vu The Fountain, c’est devenu évident : un type capable de pondre une connerie pareille ne peut pas être un bon cinéaste. Aucune métaphore visuelle ne nous sera épargnée dans cet extrait hilarant, filmé comme un vidéoclip : l’arbre de vie et sa sève blanche qui ressemble à du lait ou à de la crème fraîche parce que ça aurait été un peu gros de le faire ressembler à du sperme, la végétation qui pousse d’une blessure (« Il se transforme en mâche ! » s’exclame Pierre, ce à quoi j’ajoute évidemment : « Mâche ou crève »), la bogue, le héros (pauvre Hugh Jackman) transformé en bonze, position du lotus et crâne rasé de rigueur… On dira ce qu’on voudra, mais ça fait du bien de rire.
            Après une pause pour déguster nos nipponeries, Élise propose un extrait de Minuit à Paris, de Woody Allen – extrait auquel Pierre avait également pensé. Ce sera d’ailleurs le cas de nombreux extraits ce soir, à tel point qu’on en conclura qu’il a passé huit extraits en tout (alors qu’il n’en passera « officiellement » que deux). Woody Allen, donc, ou comment se retrouver dans le Paris artistique de la fin du XIXe siècle, tomber « par hasard » sur Toulouse-Lautrec, Degas et Gauguin chez Maxim’s, et regretter malgré tout de ne pas être tombé dans le Paris de la Belle Époque. « Chacun est nostalgique d’un autre âge », dit Pierre.
            Je poursuis sur la même idée en montrant un extrait du quatrième épisode du Voyageur des siècles, la géniale série de Jean Dréville (1971) qui montre deux savants ayant réussi à voyager dans le temps qui, après avoir (sans difficulté excessive) empêché que la Révolution française ait lieu, décident d’aller vérifier quelques années plus loin, en 1808, s’ils n’ont pas trop détraqué l’Histoire. Évidemment, c’est un désastre : la France de Louis XVII est en guerre et se prend une dérouillée sévère. Seul un grand stratège pourrait y remédier – mais celui-ci, un Corse nommé Napoléon Bonaparte – n’est ni empereur, ni même encore militaire, mais s’est établi bonnetier dans la rue Tripette, à Paris. Les deux voyageurs vont à la rencontre de la « grande chose avortée », interprétée par Roger Carel, et surtout de sa femme castratrice et forcément stupide (comme toute épouse de grand homme qui se respecte), incarnée par l’excellente Laurence Badie.

            C’est au tour de Vanessa et de Julien de proposer leurs extraits. On aura passé la soirée à les considérer comme une entité, une monade (et on aurait sans doute fait de même si Anne était venue avec le chien Clotaire, dont il est beaucoup question et qui semble un grand adepte des documentaires animaliers) – mais ça ne les empêche pas d’avoir un extrait chacun à montrer. Vanessa a pensé à L’Armée des douze singes, j’ai donc moins de scrupules à ne pas en avoir choisi un extrait. James Cole (Bruce Willis), précipité sur Terre depuis le XXIe siècle pour trouver l’origine du virus qui a exterminé la quasi-totalité de l’humanité, s’est retrouvé malencontreusement dans la mauvaise année : 1990 au lieu de 1996. Et le voilà interné en psychiatrie, a essayer d’expliquer à des médecins incrédules qu’ils sont dans le passé, et que 1996 non plus, ce n’est pas le présent, encore moins le futur, mais toujours le passé. Difficile à croire, et même un peu vexant, pour des hommes de 1990…

            Julien enchaîne avec L’Étrange histoire de Benjamin Button, de David Fincher. Le temps et l’ironie du sort, ou comment un simple détail aurait pu empêcher un accident aussi dramatique que bête : si un lacet ne s’était pas rompu à cet instant, si le téléphone n’avait pas sonné, si une femme n’avait pas oublié son manteau en sortant de chez elle et n’avait pas eu à faire demi-tour…
            Il aurait été difficile d’échapper à Harry Potter, et Pierre ne déroge pas à la tradition, en proposant un extrait des Reliques de la Mort : Harry replonge dans les souvenirs de Severus Rogue, hantés par un événement majeur : la mort de Lilly Potter, la mère de Harry. La mémoire, cette déconstruction du temps.
            Cécile reste dans ce thème de la mémoire avec Spider, de Cronenberg. Un homme interné en hôpital psychiatrique enquête sur ses souvenirs dans les rues où il a vécu, à la recherche du traumatisme de son enfance. Un traumatisme causé, une fois n’est pas coutume, par une femme.

            Toujours sur le même thème, Jean-Rémi enchaîne avec Memento, de Christopher Nolan, où les temporalités s’enchevêtrent au rythme des bribes de souvenirs retrouvés d’un amnésique. Tatouages, post-it et photographies griffonnées : le temps en miettes.
            Jacques-Pierre montre combien le temps peut nuire à l’amour, avec La Terrasse d’Ettore Scola. Un couple se retrouve après de longues années de séparation. Les souvenirs, quand ils ne réunissent plus les amants, ne peuvent que les détruire.
            Élise nous installe confortablement dans la limousine du Cosmopolis de Cronenberg, encore lui. Opacité de l’habitacle, à l’abri de la rumeur du monde et de la crise générale, bulle de tranquillité au milieu du monde qui s’écroule. L’argent a le pouvoir de figer le temps.
            Julien présente encore un extrait que revendique Pierre : Il était une fois en Amérique, évidemment. Le regard de De Niro, qui retombe en enfance devant la grâce d’une jeune danseuse (Jennifer Connelly), puis le même De Niro vieux. On remarque d’ailleurs qu’il est un plus beau vieillard dans ce film que dans la réalité, et Pierre a cette phrase magnifique, qu’il faudrait graver dans le marbre : « C’est à ça qu’on reconnaît un bon acteur : il est mieux vieux jeune que vieux vieux ! » J’en ris encore.
            Vanessa fait écho à sa moitié avec un autre film de Scorsese, Le Temps de l’innocence. Ou comment raconter toute une vie en faisant le tour d’une salle – la pièce où tout s’est joué.
            Je me suis imposé, à partir de maintenant, de proposer à chaque vidéodrome l’extrait d’un film – ou d’une série – de morts-vivants. Ceci en réaction à l’extrait que j’avais passé la dernière fois de The Walking Dead, dont je n’étais pas satisfait. Ceci dit, Julien et Vanessa m’avouent que je les ai convertis à cette série… Bref, l’extrait en question, un peu longuet, est issu de Je suis une légende, la version de 1964 avec Vincent Price. Le quotidien d’un survivant, ou comment passer le temps dans un monde envahi par les vampires.

            Aux zombies et autres goules succède la momie, grâce à Anne, qui propose Fantôme d’amour, de Dino Risi, avec Romy Schneider et Marcello Mastroianni. Ce dernier a revu dans un bus cette très belle femme, désormais horriblement décatie. Et lorsqu’il évoque cette rencontre avec ses amis, ceux-ci lui apprennent que la femme en question est morte depuis longtemps. « Momie Schneider ! », résume Julien.
            Cécile enchaîne avec Il était un père, d’Ozu. Un père, son fils, et si peu de temps. L’éducation, la compréhension et la pêche à la ligne.
            Jacques-Pierre reste avec Ozu et Le Goût du saké. Deux anciens combattants japonais imaginent avec émotion ce qu’il se serait passé si le Japon avait gagné la guerre. Patriotisme, uchronie et bon vieux temps.

            Dans un beau moment d’ironie, Pierre propose un extrait du Stalker de Tarkovski. Noir et blanc de fin du monde, ambiance sonore idoine et lent travelling dans l’attente d’une menace invisible. Le passeur et ses hôtes glissent longuement vers la Zone… Et soudain, rupture et apparition sensationnelle de la couleur !
            Jean-Rémi nous ramène à la question de l’éternel retour avec Un jour sans fin. Bill Murray, excédé de revivre sans cesse le même jour en vient à compiler toutes les façons de se suicider possibles – mais c’est un échec : chaque fois le radio-réveil le renvoie à la même bégayante journée…
            Comme on en est venu aux films cultes, je me dois de lancer Retour vers le futur. La première séquence du premier volet de la trilogie suffit : orgie de pendules et d’horloges, bric-à-brac impossible du Doc, skate-board de Marty McFly, plutonium pour la DeLorean et premier décalage temporel de 25 minutes : tout est prêt pour foncer vers le futur !
            Anne conclut la soirée avec Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz, le huitième extrait que Pierre aurait pu passer ce soir si on l’avait laissé faire. Le narrateur, enfant, est subjugué par le geste indécent de Gilberte et le narrateur, devenu adulte, rappelle ce geste à Gilberte des années plus tard. Le souvenir est toujours vif pour lui, ce n’est qu’une anecdote insignifiante pour elle…
            Preuve que le temps est une chose relative : alors que nous étions nombreux ce soir, nous avons pu passer vingt-trois extraits, et nous n’avons pas fini vraiment tard. Il faut dire que le voisin moldave de Pierre a joué du manche à balai contre son plafond à minuit pile pour se plaindre du bruit (ou simplement signaler qu’il allait se coucher, qui sait ?). Ça nous a un peu refroidi, mais ça ne nous a pas empêché de nous amuser…
            Nous nous engouffrons dans l’ascenseur en deux groupes : tout d’abord Anne, Cécile, Jacques-Pierre et moi, puis Élise, Jean-Rémi et la « monade » (aussi nommée « les Monteroche »). Comme Cécile et Jacques-Pierre commencent à avancer dans l’avenue de Suffren alors que le deuxième groupe n’est pas encore arrivé, Anne, perfide, me demande de noter ce fait dans mon journal : ils n’ont pas voulu attendre les autres. Et comme je n’ai aucune personnalité, je le note effectivement dans mon journal, même s’ils ont fait demi-tour. Jacques-Pierre rentre en taxi, et je quitte les autres sur le quai du métro : ils prennent la 8, moi la 10. Retour à l’hôtel.


samedi 1 mars 2014

Vidéodrome 7 : le châtiment (29 juin 2013)


Samedi 29 juin 2013.
            […]
            À 20 heures, je suis chez Pierre. Il y a déjà Jean-Rémi et Élise, et un fond musical de jazz qui n’a pour but que de punir Jean-Rémi, qui n’aime pas le jazz. Le thème de cette soirée vidéodrome étant le châtiment, nous aurons tous droit au nôtre. Le mien, c’est de ne pas boire d’alcool ce soir (je m’en sors plutôt pas trop mal). Mais comme Pierre est avant tout un grand masochiste, il remplace le jazz par des chansons de Damien Saez, l’inénarrable « Fils de France », et bien sûr « J’accuse » – où l’on sent bien que la révolution passe d’abord par une réinvention intégrale de la prononciation du français (« J’aqueuse !… Au mégaphone dans l’assemblaie !!!... »). C’est à ce moment qu’arrive Cécile, qui se demande un instant si Pierre n’aurait pas brusquement décidé de rejoindre le Front de Gauche… Julien et Vanessa se présentent à la porte avec un peu de retard, on imagine pour eux toute une série de châtiments exemplaires. Quant à Anne, elle ne sera pas des nôtres : elle passe ses vacances en Bretagne, ce qui nous semble déjà une punition suffisante.
            Bizarrement, ce thème du châtiment m’a assez peu inspiré. Honneur aux dames, Élise donne le premier coup de fouet avec Orange mécanique, évidemment. Deux extraits du film de Kubrick : Malcolm McDowell en enfant de chœur lisant la Bible et s’imprégnant profondément des scènes de tortures, de viols et de batailles qui y sont décrites ; et bien sûr, les yeux écarquillés devant les écrans de la méthode Ludovico. Pierre profite de l’occasion pour placer son analyse freudienne d’Orange mécanique : « Dans la première partie, on est dans le Ça : on n’obéit qu’à ses pulsions, à son animalité ; puis vient l’éducation, le Surmoi ; et la troisième partie correspond au Moi avec ses interdits, ses complexes, ses tabous… »
            Cécile enchaîne avec un extrait de The Dark Knight (Christopher Nolan, 2009). Batman face au Joker, et Gordon face à Harvey Dent. Pierre critique le choix de Cécile : nous ne sommes plus dans le châtiment, mais dans la vengeance (ce qui disqualifie d’emblée un extrait que j’avais choisi de montrer : le duel final d’Il était une fois dans l’Ouest). Cécile soutient qu’il s’agit bien d’un châtiment « déviant », et non pas d’une simple vengeance, puisque le hasard – un choix à pile ou face – fait partie intégrante du supplice.
            Ce débat nous anime un moment pendant qu’on déguste nos japonaiseries habituelles. Puis nous retournons à nos moutons avec Vanessa et La Secrétaire (2002). Maggie Gyllenhaal et James Spader dans leurs relations de boulot. Humiliations, fessées et reniflements devant la machine à café.
            Châtiment oblige, je n’avais pas le droit de passer à côté d’If…, le film de Lindsey Anderson (1968) dans lequel Malcolm McDowell fait son apprentissage de future orange mécanique. L’éducation anglaise dans toute sa splendeur. Les meilleurs élèves font les meilleurs pions, et l’ordre règne à coups de verge. Les mauvais élèves comptent les coups en serrant les dents… les spectateurs aussi.

            Jean-Rémi reste dans l’esprit du collège anglais avec Harry Potter et l’Ordre du Phénix. Harry Potter ne doit plus mentir et Dolorès Ombrage – sorte de poupée Klaus Barbie en tailleur rose – s’évertue à lui faire entrer cette règle morale au plus profond de la chair. Pierre constate qu’ici, il est impossible de jouir de ce châtiment avec Ombrage, parce qu’elle-même en jouit trop. « Oui, elle surjouit », j’ajoute.
            Fini de rigoler : Julien nous refait passer à table avec Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, de Peter Greenaway (1989). Ici, on mange de tout : ce soir, c’est amant aux petits oignons. Et on commence par la queue, le meilleur morceau… Bon appétit ! Cécile, qui voulait manger une pêche, attendra un petit peu.
            Pierre veut enfoncer le clou avec une rareté de Peter Greenaway, The Baby of Mâcon (1993). Pour l’occasion, il a ressorti la VHS. Beauté des châtiments religieux, ou comment exécuter une jeune fille que la virginité rend intouchable ? En organisant un viol collectif pour que la virginité ne soit plus qu’un mauvais souvenir… Cette joyeuse partouze bénie par l’Église, et un peu longuette, n’est pas du goût de Cécile, qui s’exclue elle-même de l’assemblée. Du coup, on est un peu gênés, nous autres…
            Heureusement, Élise est là pour nous ramener à quelque chose d’un peu plus léger. C’est une règle quasi immuable, dans les vidéodromes : trouver un extrait de Harry Potter et un autre de Kaamelott. Harry Potter, c’est fait, donc voici Kaamelott, Livre III : « Le Magnanime ». Ou comment trop de châtiments peuvent finir par écœurer même un grand amateur du genre comme le seigneur Léodagan…
            Cécile propose Jane Eyre. Je trouve pour ma part que Charlotte Gainsbourg est déjà une sorte de châtiment pour le cinéma français (mais je m’égare). Éducation religieuse « à la dure », feu purificateur et gamelles dans les escaliers.
            Jean-Rémi enchaîne avec un savoureux nanard, Le Choc des Titans (1981). Les dieux sont en colère, tempête dans les temples grecs, une statue en perd la tête. « Il lui faudrait une Minerve », dis-je à tout hasard. En fait, c’est Thétis, qui se met à parler avec de superbes effets spéciaux d’avant-guerre, pendant que le décor s’effondre et que les acteurs bougent les pieds pour montrer que la terre tremble.
            Je ne fais pas vraiment honneur à la série The Walking Dead en en montrant un extrait des plus improbables : une scène coupée de la saison 2 dans laquelle Dale fouille des bagnoles sur l’autoroute et écoute à la radio un prédicateur se réjouir de l’invasion des morts-vivants, juste châtiment du Ciel. Un extrait garanti 0 % de matière zombie (je devrais avoir honte).

            Julien nous invite dans le Cercle de la Merde du Salò de Pasolini. Est-on encore dans le châtiment ou dans le simple divertissement ? De jeunes éphèbes présentent leurs croupes : celui qui aura le plus joli cul sera mis à mort. Ou pas…
            Vanessa a choisi Seven, de David Fincher, un film qui est à lui seul une sorte d’anthologie du châtiment. Ultime péché, celui de la colère – ou comment Brad Pitt tombe dans le piège du tueur. Un remake de L’Arroseur arrosé, en somme…

            Pierre nous montre comment un châtiment peut se retourner contre celui qui l’a prononcé, avec Le Barbier de Sibérie, de Nikita Mikhalkov. Trois extraits où revient en boucle la déclaration : « Mozart était un grand compositeur ! » Un général qui aurait eu toute sa place dans Full Metal Jacket, face à un troufion mélomane et obstiné.
            Ça ne rigole plus avec The Reader, que propose Cécile. Kate Winslet en ancienne gardienne SS faisant face à ses juges et à ses ex-collègues. L’analphabétisme mène à tout…
            Nous étions trois à avoir apporté Dogville : Jean-Rémi, Julien et moi. Quatre en comptant Pierre, qui n’avait pas besoin de l’apporter, puisqu’il joue à domicile. C’est donc Jean-Rémi qui montre la destruction de Dogville par Grace la bien nommée. Et l’on retrouve le sens premier du châtiment, qui n’est autre que la purification par le feu.

            Pierre conclut la soirée avec la fin d’Autant en emporte le vent. Où Rhett Butler prouve à Scarlett O’Hara que l’amour lui-même peut-être un châtiment. « Franchement, ma chère, c’est le cadet de mes soucis. »

            Voilà, la soirée s’achève, et avant que nous ne quittions Pierre pour attraper les derniers métros, on décide du thème du prochain vidéodrome : le temps. Il va y avoir de la DeLorean dans l’air !

samedi 22 février 2014

Vidéodrome 6: la paranoïa (8 mars 2013)

Vendredi 8 mars 2013.
            Ce week-end parisien commence bien… Parce que j’ai un peu trop traîné avant de sortir de chez moi ce matin, je vois mon train partir au moment où j’arrive à la gare. Je dois donc commencer par changer mon billet pour prendre le suivant, qui ne part que deux heures plus tard. Je n’ai aucune raison d’arriver tôt à Paris, si ce n’est de profiter pleinement de mon après-midi, mais le plus pénible, c’est que j’avais choisi le trajet le moins cher, et que ma nouvelle réservation me coûte 26 euros de plus.
            Je rentre chez moi en attendant mon prochain train, et je lis le premier tome de L’Île des Téméraires. Il faudra qu’un jour j’écrive un texte sur le manga. Puis je marche une nouvelle fois jusqu’à la gare, et le trajet jusqu’à Paris se fait sous la pluie. Ce n’est pas ce sale temps qui va m’intimider : il y a si longtemps que je ne suis pas allé à Paris que je compte bien en profiter pleinement. Malheureusement, les Parisiennes, elles, n’ont pas mon courage, et sous les averses, elles ont une fâcheuse tendance à se couvrir. Moi qui espérais quelques coups de foudre, j’en serai pour mes frais.
            Je retrouve l’hôtel Villa du Maine, rue Ledion, mais la chambre que l’on me propose, la 21, me déçoit profondément. Alors que la dernière fois, j’avais été séduit par les prestations de l’hôtel pour un prix raisonnable – 60 euros la nuit pour un deux étoiles à Paris, il n’y a pas de quoi se plaindre – je me retrouve aujourd’hui dans une chambre minuscule à la tapisserie rose, et sans endroit pour écrire confortablement. Il y a bien une tablette maigrelette, mais le minibar, vide, a été placé en dessous, de telle façon que je ne pourrai m’asseoir devant cette tablette pour écrire qu’après une amputation au niveau des genoux. Sachant que je risque d’avoir besoin de l’intégralité de mes jambes ce week-end pour flâner dans la ville, j’hésite.
            Retour à Saint-Michel, où les passants se sont laissés pousser des parapluies au bout des bras. En quittant la station, j’ai tout de même fait un arrêt brusque devant une brune magnifique, aux yeux bleus comme des lacs de montagne, et à la poitrine généreuse, semble-t-il, bien qu’il soit difficile de s’en assurer sous les épaisseurs de vêtements. Elle était en grande conversation avec une amie, et j’aurais pu rester à l’admirer un bon moment si je n’avais craint de passer pour un débile profond… Je retrouve mes librairies habituelles, les Gibert du boulevard Saint-Michel d’abord, puis la FNAC des Halles. J’avais prévu de ne pas dépenser trop d’argent en livres et en DVD, mais bien sûr, c’est raté, et j’achète d’ailleurs surtout des mangas (les deux premiers tomes de la série Say hello to Black Jack du génial Syuho Sato), ainsi que la septième saison de la série Esprits criminels. J’apaise ma conscience en achetant essentiellement des livres d’occasion. En ce qui concerne les vrais livres « sans images », je prends Le Croquant indiscret d’Henri Calet et un petit livre sur la procrastination d’un philosophe américain, John Perry.
            Pour la soirée vidéodrome consacrée à la paranoïa, nous jouons les paranos depuis des semaines, par mails, avec Pierre et tous ses invités : Jean-Rémi, Anne, Élise, Julien et son amie Vanessa. Premier vidéodrome sans Cécile et Jacques-Pierre, en ce qui me concerne (en version parano, ça donnerait : « Cécile n’est pas venue parce qu’elle savait que je serais là ! »). À l’interphone, pour me présenter, je dis : « C’est Rouâne Adzendzio, nouvellement reçu au concours de gardien de musée et nommé ces jours-ci au musée d’Orsay ! » Pour Pierre, je pense qu’il n’y a pas plus beau résumé de la paranoïa que cette image… Quand j’entre dans l’appartement de Pierre, Anne et les autres disent des trucs du genre : « Ah mince, il est venu… Pierre, tu ne lui avais pas dit que c’était demain, la soirée ? » Ambiance qui déteste qui, et qui est le plus persuadé que les autres conspirent dans son dos. On joue à se faire peur entre le saucisson sec et les pistaches, en commandant des plats japonais, et enfin, en lançant sur le lecteur DVD les premiers extraits choisis. Là, il s’agit de faire admettre aux autres qu’ils n’ont rien compris au thème de la soirée et qu’ils sont hors sujet.
            Pierre ouvre le bal avec Le Procès, d’Orson Welles (1962). Après une introduction sur la Loi implacable, Joseph K (Anthony Perkins) se réveille dans sa chambre entouré de policiers. Plafond oppressant, la chambre est une boîte où les personnages occupent toute la place, Joseph K sait qu’il est accusé, il ne lui reste plus qu’à comprendre pourquoi – mais jamais il ne posera les bonnes questions. « Hors sujet ! dit Anne. C’est un vidéodrome sur la paranoïa, pas sur la loi ! »

            J’enchaîne avec Psychose, d’Alfred Hitchcock (1960). Janet Leigh ayant dérobé de l’argent, rongée par la culpabilité, se croit observée et suivie. Quand un policier lui demande ses papiers, elle s’empresse d’agir en dépit du bon sens, comme une coupable. Vivement qu’elle se trouve un motel, qu’elle prenne une bonne douche et qu’elle soit enfin tranquille…
            Hitchcock revient avec Jean-Rémi et Fenêtre sur cour (1954). James Stewart observe ses voisins, et les déplacements de l’un d’entre eux déclenchent dans son esprit un raisonnement qui finit par aboutir à un soupçon tenace : et s’il avait tué sa femme ?
            Les plats japonais arrivent à ce moment-là, et un débat est lancé entre Pierre et Jean-Rémi, le premier considérant qu’il n’y a pas à proprement parler de paranoïa dans Fenêtre sur cour, puisque les soupçons de James Stewart s’avèreront fondés, et surtout qu’on est parano pour soi, pas pour les autres. Croire que votre voisin veut votre mort, c’est peut-être de la paranoïa, mais croire qu’il a tué sa femme, ce n’en est pas.
            Pendant la pause repas, les discussions en viennent à nos propres paranos, Pierre raconte sa rencontre récente avec une nymphomane alcoolique cinglée, Julien nous parle de ses angoisses (il serait du genre à faire des réserves en cas de catastrophe mondiale), et Anne raconte une promenade en amoureux qui a tourné au grotesque à Enghien-les-Bains (hors sujet !).

            Réouverture du conflit avec Anne, qui nous propose A history of violence, de Cronenberg (2005). Course poursuite de Viggo Mortensen pour secourir sa famille qui n’est menacée d’aucun danger… pour l’instant. Et le fils hérite de la paranoïa du père.
            Julien a de quoi être parano, lui : le lecteur DVD refuse les disques gravés qu’il lui propose. Heureusement, Pierre possède son extrait : Les Affranchis, de Martin Scorsese (1990). Jamais on n’a parcouru dix mètres aussi lentement que le fait Lorraine Bracco pour aller chercher des robes volées… Crainte d’on ne sait quoi, qui sait de quoi les gangsters sont capables ? Finalement, mourir pour des fringues, ça ne vaut pas le coup…
            Scorsese revient grâce à Anne et à Shutter Island (2010). Leonardo DiCaprio en U.S. Marshal persuadé d’un complot contre les patients d’un hôpital psychiatrique, qui découvre qu’il y est lui-même interné depuis deux ans pour de graves troubles mentaux et que les médecins ont décidé d’entrer dans son jeu. S’il ne guérit pas, c’est la lobotomie qui l’attend. S’il guérit, c’est une réalité atroce. Que choisir ?
            Élise entre en scène avec Lost Highway, de David Lynch (1997). Générique terrifiant et génial, cette route nocturne aux bandes jaunes qui défile à tombeau ouvert. Bill Pullman fume, interphone angoissant, Dick Laurent is dead, rue vide, maison cossue, murs nus, Patricia Arquette en robe rouge, cassette vidéo. La peur comme à la maison.
            Jean-Rémi enchaîne avec Lynch, de nouveau, et Mulholland Drive (2001). Où comment, autour d’un expresso, un cinéaste apprend que son film ne lui appartient plus. Parano, complot et voyeur paraplégique. This is the girl.

            Vanessa débarque avec Répulsion, de Roman Polanski (1962). Catherine Deneuve en angoissée pathologique : insomnies, souffle court et murs tripoteurs.
            En France, l’insomnie se soigne au Lexomil. Je propose La Moustache, d’Emmanuel Carrère (2005). Vincent Lindon a rasé sa moustache, sa femme Emmanuelle Devos ne s’est aperçue de rien. À la recherche du poil perdu.
            Pierre présente l’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, d’Elio Petri (1970), merveilleux film de parano-spaghetti. Le Procès à l’envers : le chef de la brigade criminelle a tué sa femme, il clame sa culpabilité à tout va, fournit les preuves les plus accablantes, mais il n’y a rien à faire : c’est l’innocent idéal.

            Vanessa revient avec Meurtre mystérieux à Manhattan, de Woody Allen (1993). Une femme est morte de façon étrange, et la voilà qui réapparaît de façon tout aussi étrange dans un bus. Sa voisine, en tout cas, est persuadée qu’elle l’a vue. Son mari (Woody Allen), est persuadé qu’elle débloque.
            La théorie du complot refait surface quand j’enchaîne avec Docteur Folamour, de Kubrick (1964), parce qu’il fallait bien un Kubrick ce soir… Sterling Hayden en général de l’armée américaine persuadé que les Rouges en veulent à ses précieux fluides corporels – ou ma vie sexuelle à l’heure de la menace soviétique.

            Après le complot, l’invasion : Julien propose le sketch des Inconnus, Les Envahisseurs. Marcel Vincent les a vus, ces êtres étranges venus d’ailleurs en tajine, au majeur démesurément long. « J’ti jure, on va tous les niquer ! »
            Puisque nous voilà partis dans l’humour, Pierre lance Y a-t-il un pilote dans l’avion ? de Jim Abrahams et des frères Zucker (1980). Parodie des films catastrophe, deux répliques suffisent à rendre le cliché de la paranoïa. Tout est calme, bien trop calme…
            Jean-Rémi réplique avec Battle Royale, de Kinji Fukasaku (2001). Durant un jeu mortel sur une île du Pacifique, un groupe de filles s’entretuent après qu’une de leurs copines a été empoisonnée. Psychose, hémoglobine, mitrailleuses M4 et jupes plissées.
            Je montre un exemple de société paranoïaque avec Brazil, de Terry Gilliam (1985). Ou comment un problème de clim peut faire de vous un ennemi du gouvernement. Clim et châtiment ?

            Je croyais qu’on n’y aurait pas droit cette fois, mais si : Pierre ressort Harry Potter et les Reliques de la Mort, première partie (2010). Ron, aux prises avec l’horcruxe, affronte son pire cauchemar : Hermione dans les bras d’Harry Potter.
            Jean-Rémi revient aux choses sérieuses avec Eve, de Mankiewicz (1950). Une actrice quadragénaire (Bette Davis) est peu à peu détrônée par sa doublure de vingt ans plus jeune (Anne Baxter). Mais c’est la peur, infondée, que cette gamine séduise son mari, plus que celle de se faire voler la vedette, qui empoisonne la star. Quand la paranoïa se trompe de menace.
            Vanessa propose The Game, de David Fincher (1997). Ou comment bien pourrir la vie des gens en leur offrant des jeux incompréhensibles qui transforment leur existence en enfer. C’était ça ou une cravate.
            Anne conclut la soirée avec un joyau du cinéma français : À la folie, pas du tout, de Laëtitia Colombani (2002), avec Samuel Le Bihan, Audrey Tautou et Isabelle Carré. Excusez du peu. Un médecin est harcelé par une érotomane qu’il n’a jamais vue, il soupçonne tout le monde. Jeu d’acteurs lamentable, suspense mou, sentimentalisme à pleurer de rire. Anne nous veut du mal, c’est sûr.
            Il est plus d’une heure quand on met un terme à cette soirée. Difficile d’attraper le dernier métro… Élise et moi prenons le dernier de la ligne 8, les autres devront se débrouiller avec les taxis ou les vélibs. Je descends à Boucicaut et rejoins ensuite la rue Ledion à pieds.
 
Samedi 9 mars 2013.
            Je me lève à neuf heures et descends prendre le petit déjeuner. Je note ensuite quelques lignes sur mon journal, mais la femme de chambre étant déjà venue frapper deux fois à ma porte pour savoir si j’y étais encore ou si elle pouvait la nettoyer, je décide de m’en aller vers onze heures. En rejoignant la station Alésia sous le soleil qui ose enfin se montrer, je constate que la ligne 4 est fermée pour travaux sur sa portion Porte d’Orléans – Montparnasse. Je me dis vaguement qu’il faudra que je m’en souvienne ce soir à l’heure où je devrai partir à la gare, et tandis que je rejoins à pieds le boulevard Saint-Germain, je pense à autre chose. Pierre, avec qui je devais déjeuner, me téléphone pour me dire qu’il n’a pas grand-chose à me proposer et qu’il serait préférable qu’on se voie plus tard. Ça me convient parfaitement : le midi, j’ai l’habitude de manger léger. Un café gourmand au Relais-Odéon me suffira. Et tout en lisant Les Détectives sauvages, je pourrai regarder les filles qui montrent enfin leurs jambes, et dont les cheveux attirent tous les rayons du soleil. Je fais du lèche-vitrine.
            Je suis chez Pierre vers deux heures. Je n’ai pas réfléchi à une manière originale de me présenter à l’interphone, et il refuse de m’ouvrir tant que je n’ai rien trouvé. Alors, bon, je me contente d’un : « C’est Rouâne Adzendzio nouvellement installé dans l’immeuble ». Ça ira pour cette fois. Nous voilà partis dans une de nos grandes discussions sur le cinéma, le dernier Brian de Palma, le dernier Paul Thomas Anderson, le prochain Terrence Malick, le prochain Dumont, sur Facebook dont Pierre fait l’apologie, et je suis bien d’accord avec lui. Ah ! Si nous avions eu Facebook à l’époque du lycée, nos adolescences auraient été complètement différentes ! J’avoue mes difficultés à écrire depuis quelques temps. À propos de mon texte sur l’inondation de Laval, qu’il a beaucoup aimé, Pierre me dit : « Tu devrais être à Laval ce que Bruno Deniel-Laurent est à Angers ! » Il me conseille de reprendre sur mon blog une sorte de journal d’où j’évacuerai l’intime pour ne parler que de mes lectures, mes films, mes promenades, mes disques – ce qui me permettrait de redonner à mes publications sur ce blog une régularité qui lui manque cruellement. Étrange qu’il m’en parle alors que j’y avais moi-même songé dernièrement – pas exactement en ces termes, mais depuis un moment je me dis qu’il me faut donner à mon journal un caractère un peu plus « littéraire », que je m’efforce à tirer de l’écrit de tout ce que je vois, ce que je lis, ce que j’écoute… Il me montre son nouveau PC qui fonctionne sous Windows 8, et me fait part de tous les problèmes auxquels il est confronté avec cette bécane. Je ne peux pas vraiment le conseiller sur ce plan-là, alors je lui raconte des anecdotes : le virus « gendarmerie » qui m’a occupé l’été dernier, où cette histoire que m’avait raconté Guillaume H. : une cliente à qui il avait demandé de faire une « copie disquette » de ses fichiers lui avait tendu une photocopie de sa disquette… Il est toujours rassurant de trouver plus nul que soi.
            J’accompagne Pierre qui doit aller acheter des cigares, puis des gourmandises diverses, et tout en faisant le tour de La Motte-Piquet, nous causons amour et sexualité. Vaste programme pour nous : c’est comme si Bouvard et Pécuchet parlaient de la conquête spatiale… On se quitte devant le magasin Nicolas, et je retourne encore une fois à Saint-Germain, où je compte tuer le temps qui me sépare encore du départ de mon train, à 18 h 38. À L’Écume des Pages, j’achète la revue Schnock et le livre de Milan Dargent, Le Tournant de la rigueur, dont Pierre m’a parlé. Je traîne à la librairie, et m’engouffre à 18 h 00 dans la station Saint-Michel, me trompe de quai et pars dans la direction Porte de Clignancourt, m’aperçois de mon erreur et descends à Cité… où il me faut cinq bonnes minutes pour comprendre qu’il n’y aura pas de métro pour Montparnasse, puisque la ligne 4 est coupée sur cette portion ! Et pourtant, le quai de la rame est plein de monde, à croire que personne n’a compris. Pas le temps de convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé : je remonte en courant, mon sac sur les épaules, sors de la station et commence à chercher un taxi. Quand je dis que je cours, il serait plus honnête de dire que je trottine – c’est à peu près tout ce dont je suis capable. Je trouve un taxi dans la rue Saint-André-des-Arts, il me dépose à la demie devant la gare, à 18 h 36 je suis sur le quai… mais l’embarquement des passagers est terminé. Train loupé à l’aller, train loupé au retour. La voilà, la parano : la SNCF et la RATP se seraient-elles liguées contre moi ? Bon, évidemment, c’est plus simple que ça : si je ne m’étais pas bêtement trompé de direction à Saint-Michel, je l’aurais eu, mon train…
            Je suis évidemment en colère, mais je constate que le mécontentement a sur moi un effet curieux : plus je suis contrarié, plus j’éprouve le besoin de redoubler de courtoisie avec les gens que je croise : le chauffeur de taxi, l’employé de la SNCF auprès de qui je vais échanger mon billet après une bonne demi-heure d’attente dans la queue, la dame-pipi de la gare, le serveur de La Grande Assiette qui pose devant moi une Francfort-frites plus coûteuse que consistante… Alors qu’habituellement, je me contenterais d’un simple « bonjour », « au revoir », je m’efforce d’en rajouter : « Au revoir, monsieur, bonne fin de journée… » Je suis si vigilant à ne pas faire subir ma mauvaise humeur à ces gens qui n’y sont pour rien, que j’en deviens exquis. Et ceci, je le précise, sans affectation, sans fausseté – c’est de la politesse au premier degré ! Finalement, les gens qui m’entourent ont tout à gagner à ce que je sois de mauvais poil…

            Le prochain train pour Laval part à 20 h 08, et j’arrive à destination un peu avant 22 heures. Pas de journal ce soir, rien du tout, laissez-moi tranquille.

samedi 15 février 2014

Vidéodrome 5 : l'objet (19 octobre 2012)

Vendredi 19 octobre 2012.
            L’averse est devenue un état permanent. On se croirait de plus en plus dans Les Nus et les morts : « La saison des pluies étant arrivée, ils étaient trempés nuit et jour. Avec le temps, ils n’en ressentirent plus la gêne. Porter des vêtements mouillés leur semblait parfaitement naturel, et personne ne se souvenait comment l’on se sent dans un uniforme sec. » (Page 233).
            Mon train est à 15 h 17, je rejoins la gare sous la pluie. Depuis le Viaduc, la Mayenne a pris une ampleur impressionnante, elle roule ses eaux jaunâtres sous le crachin ininterrompu.
            J’ai le sentiment qu’il y a une éternité que j’ai pris le train. La dernière fois, c’était pour aller à Verdun, et ça avait été un beau bordel rien que pour rejoindre Châlons-en-Champagne. J’espère bien que les choses se feront plus facilement aujourd’hui. C’est le cas, mes trains sont à l’heure à Laval comme au Mans, je n’ai qu’à m’installer, me replonger dans Les Nus et les morts et me laisser porter.
            Mon hôtel est dans le XIVème, je prends la ligne 4 et descends à Alésia. Là, tout en empruntant l’avenue Jean-Moulin, toujours sous la pluie, j’ai un soupçon qui se confirme quand je longe la rue Giordano-Bruno : je suis déjà venu ici, et plus précisément dans cet hôtel, Villa du Maine, rue Ledion. Cela remonte à plusieurs années, peut-être à un réveillon « péplaute », mais en tout cas, je suis déjà venu. Ma chambre, la 12, me plaît tout de suite : la porte ouvre sur un couloir qui mène à la chambre, spacieuse, avec une tablette pour écrire, une reproduction de Klimt au-dessus du lit, et même un minibar (vide). La fenêtre ouvre sur le toit, peut-être celui de la salle du petit déjeuner (mon sens de l’orientation laisse à désirer). Je me laisse aller sur le lit, heureux de souffler un peu. Pire que la pluie, qui après tout ne m’a rien fait, il y a cette lourdeur insupportable de l’air… Je regarde l’heure : déjà 18 h 10 ! Je ne pensais pas avoir mis autant de temps à rejoindre l’hôtel, et je dois être chez Pierre à 19 heures. Retour dans la rue, donc, puis dans le métro. Je change à Odéon, et sur le quai pour la ligne 10, je remarque une jolie brunette, lunettes, jean et gentil décolleté vert pâle à la lisière duquel apparaissent les dentelles noires du soutien-gorge. Petits seins, visage charmant. Un type qui fait une enquête vient me demander si j’ai été témoin, ces quinze derniers jours, ou si j’ai entendu parler de perturbations sur les lignes A et D du RER, et sur une autre ligne de métro. Désolé, je viens d’arriver, je pas Paris, je touriste. Il pose la même question à la jolie brune (châtain, plutôt, mais bref), qui lui répond qu’elle n’a emprunté aucune de ces lignes ces jours-ci. Il interroge encore un gars qui, lui, a été témoin de pas mal de perturbations, qu’il énumère longuement, avant de préciser que tout cela s’est déroulé sur la ligne C du RER. « Ça m’intéresse pas, alors », lui dit l’enquêteur avec un sourire. Là-dessus, le métro arrive, et je me retrouve assis sur le strapontin à côté de celui de la fille. Un roman d’amour pourrait commencer à ce moment-là, mais j’ai pas le temps
et je descends avant elle,
à La Motte-Piquet-Grenelle.
(Merde ! On dirait du Vincent Delerm !)
L’entrée de l’immeuble de Pierre est couverte de plastique, et comme nous faisons une soirée vidéodrome sur le thème de l’objet, je me présente à l’interphone en disant : « Je suis une bâche en plastique. »
Tout le monde est déjà là, autour du vin, du chorizo et du saucisson : Cécile, Anne et Jacques-Pierre – Jean-Rémi n’ayant pas pu venir ce soir. Je dois me raccrocher aux conversations en cours, Cécile parle d’un texte qu’elle a dédié « à Pierre, ma muse », et en l’embrassant je dis que Pierre m’amuse aussi. Première blague foireuse de la soirée… Elle m’apprend qu’elle a pensé à moi à Berlin (elle a vraiment besoin d’aller si loin pour ça ?) parce qu’elle a vu l’affiche d’un groupe ou d’un spectacle intitulé Bag of Bones.
Comme je ne suis plus venu à Paris depuis longtemps, il faut me résumer les derniers rebondissements, et le plus rebondissant de tous est la rencontre de Pierre avec son mythe rohmérien, son fantasme absolu, Aurora Cornu, qui a joué dans Le Genou de Claire, écrivain roumaine un peu sorcière, lisant l’avenir dans le marc de café, mariée à Aurel Cornéa, qui sera pris en otage à Beyrouth, fondatrice d’un « monastère Cornu » en Roumanie… Pierre, qui me montre les deux livres d’elle qu’on peut encore trouver en France, La Déesse au sourcil blanc, recueil de poésie, et le roman Fugue romaine vers le point C, m’explique donc dans quelles circonstances il a pu rencontrer cette femme étonnante de soixante-dix ans qu’il vénère des pieds à la tête.
La transition est parfaite pour lancer la soirée vidéodrome sur l’objet : Pierre nous montre l’objet de son désir parmi les passantes d’un extrait de L’Amour l’après-midi, de Rohmer, où un homme fantasme devant les créatures apparaissant les unes après les autres dans la rue et s’imagine portant au cou une sorte de talisman lui permettant d’annihiler toute volonté chez les femmes. Objet aussi cormaryen que juldéen, évidemment : ah ! prendre le contrôle sur la belle inconnue et ne plus craindre le moindre refus…
Cécile, qui doit partir tôt, est celle qui décide du rythme à imposer à la soirée, et elle montre un passage de la Lolita de Kubrick. L’objet est évidemment Lolita elle-même, lors de sa première apparition dans le film, au milieu du jardin de Charlotte Haze. Objet du désir de Humbert Humbert, et gamine transformée en objet par sa propre mère : « Mes roses jaunes, ma fille… Ma tarte aux fraises ! »

Pour rester dans le thème de la femme-objet, Anne enchaîne avec Liza, de Marco Ferreri. Catherine Deneuve sublime, se baignant avec un chien. Ayant rapporté à son maître le cadavre du chien, Deneuve prend le collier de l’animal et le passe autour de son cou… devenant elle-même le chien de Marcello Mastroianni. Le collier : objet ayant la capacité de transformer la nature même des êtres. L’habit fait le moine, le collier fait le chien.
Je change totalement de direction en glissant dans le lecteur DVD le film This Is Spinal Tap de Rob Reiner, un peu comme on glisserait une couleuvre dans un col de chemise. « Ça, c’est un film Juldé ! » affirme Pierre. C’est idiot, c’est nanardesque, le plus mauvais groupe de hard-rock du monde montant sur scène pour un spectacle monumental sur le thème de Stonehenge… où un dolmen minuscule se retrouve piétiné par des nains. Même un lieu sacré peut devenir un objet : tout est question de proportions…

Là-dessus, nos japonaiseries arrivent et il est temps de passer à table. Quand elle nous raconte qu’une de ses élèves l’a complimentée sur sa tenue et sa coiffure ce matin alors qu’elle n’a fait aucun effort pour ça, on se fait un devoir, nous les mecs, de lui confirmer qu’elle est belle au naturel, et Pierre parle de son look un peu anglais, avec sa barrette dans les cheveux… « On a envie de t’appeler Gladys ! » La conversation dévie alors sur les prénoms que ces demoiselles auraient aimé porter quand elles étaient jeunes (Claire pour Anne, mais Claire Bouillon ce n’est pas très heureux ; et pour Cécile, non pas Gladys, mais Aurore – presque Aurora). Puis Pierre évoque un ancien vidéodrome sur la vulgarité, et on se lance dans un grand débat pour savoir ce qui est grossier et ce qui est vulgaire.
Bref ! Retour à l’objet. Jacques-Pierre nous montre un extrait de L’As de Pique, de Milos Forman. Un jeune homme employé dans un magasin doit surveiller les clients. Soupçonnant un homme d’avoir volé quelque chose, il se lance à sa poursuite dans les rues, à la recherche de l’objet… l’objet invisible. Y a-t-il eu vol ? Qu’est-ce qui a été volé ? La poursuite lente et burlesque ressemble à un film de Buster Keaton ou de Tati.
Pierre reste dans le thème du vol avec le Pickpocket de Bresson. Des mains qui volent, s’envolent, furètent, plongent dans des poches, font glisser des portefeuilles entre deux doigts, danse de mains sur le quai d’une gare, dans le couloir d’un wagon – un monde de mains.

Cécile décroche la palme du nanard ce soir avec Le Couloir de la mort, un film de… de qui ?... « On sait pas, on s’en fout ». De Bret Michaels, finalement. La chaise électrique, l’objet qui donne la mort, filmée dans de grands roulis de caméra, effets spéciaux à gogo, esthétique de vidéoclip que Pierre compare à l’apparition de la télévision dans Les Bijoux de la Castafiore.
Anne continue sur le même thème de l’objet qui tue avec Dillinger est mort, encore de Marco Ferreri, avec Michel Piccoli, son torse velu et son flingue ridicule, rouge à pois blancs, arme de clown pour exécution grotesque.
Cécile revient avec Blow Out, de Brian de Palma, ou comment faire un film, et un bon, autour d’une plaisanterie macabre même pas drôle. John Travolta, preneur de son à la recherche d’un cri d’effroi pour un film de série B, doit sauver une femme. Malgré le ralenti de la course du héros, celui-ci ne parviendra pas à sauver la belle. Comme souvent chez De Palma, le ralenti annonce l’échec et non pas la réussite, façon de « briser la catharsis du spectateur », comme dit Pierre. Spectateur qui, ajoute Cécile, est lui-même réifié. Voilà : l’objet, c’est nous ! Et surtout, dans cet extrait, l’objet c’est le son, ce cri introuvable, ce cri que le preneur de son enregistrera au moment de la mort de Sally. « That’s a good scream. » Générique de fin.
Jacques-Pierre nous apporte Smoking/No smoking, d’Alain Resnais – plus exactement la partie Smoking. À cette occasion, Pierre, en pleine Aurora boréale, nous offre le lapsus de la soirée : « Je n’aime pas tout Rohmer, mais celui-là est vraiment bien… ». Sabine Azéma doit préparer le repas d’une fête de village pendant que s’annonce une course de mères célibataires. Rien n’est prêt, c’est le bordel, personne ne l’aide, et quand Arditi lui apporte sa miche de pain (l’objet du crime), c’est un truc informe et dur comme de la pierre. Désespoir, colère, hystérie et pour finir folie complète, Sabine retombe en enfance, dînette obligatoire.
C’est après cet extrait que Cécile s’en va : il est plus de dix heures et elle se lève à six heures demain. Je suis mortifié, elle n’a vu qu’un seul de mes extraits, et maintenant, à chaque extrait qui va passer, je vais penser : « Ah ! Si Cécile voyait ça… » Heureusement, il y a mon journal. Du coup, j’ai une pression énorme : Anne m’a demandé d’être très précis dans la description des extraits, et Cécile attend mon compte-rendu avec impatience.
La soirée se poursuit, je passe un extrait de La Charge héroïque de John Ford. « C’est presque un film orthodoxe, ça, Raphaël ! » constate Pierre un peu surpris. Admettons. L’objet qui nous occupe est omniprésent dans le titre original du film, She wore a yellow ribbon, ainsi que dans la chanson principale. Ce ruban jaune que portent les femmes dont le fiancé est dans la cavalerie – ruban qui génère beaucoup de prétendants, la belle amazone chevauchant avec les hommes en tuniques bleues et ne sachant plus trop elle-même pour qui elle le porte.
Pierre reste dans le thème de l’objet témoin de l’amour, de l’objet de communication amoureuse avec le téléphone, dans un extrait du spectacle de Philippe Caubère, Les Enfants du Soleil. Désespérant téléphone qui doit sonner, qui ne sonne pas, ou qui sonne à tort et à travers, pour rien, jamais la bonne personne, déception dans l’écouteur, au bout du fil et du rouleau l’homme devient fou, le téléphone prend toute la place, Caubère devient le téléphone, carré, impuissant, avec son cadran et sa tonalité froide. « Sonne maintenant ou je te mets le doigt dans le 2 ! »
Jacques-Pierre revient au livre, au livre comme objet du délit, au livre qu’il faut brûler. Farenheit 451, de Truffaut. Brigades de pompiers pyromanes se déplaçant comme les Frères Jacques, à l’assaut des maisons recelant des livres, mise à sac des cachettes : abat-jour d’une lampe, poste de télévision – on cherche les livres comme on cherche de la drogue, et tout finit en un beau bûcher sur la place publique. « C’est Annie Ernaux contre Richard Millet ! », jubile Pierre. Il y a toujours quelques curieux pour parcourir une ligne ou deux avant de se débarrasser d’un ouvrage sous le regard sévère des représentants de la loi. Chasse aux contrevenants dans un jardin publique. Mais l’un des agents les plus prometteurs succombe lui aussi à la curiosité et ouvre un livre de Dickens…

Pierre continue dans cette atmosphère futuriste et paranoïaque avec The Wall, d’Alan Parker, dans sa partie « film d’animation ». Des fleurs poussent, éclosent, s’enlacent et se violent l’une l’autre, le mur s’étend, la société totalitaire prend toute la place, un mur d’objets de consommation, Hi-Fi, voitures, écrans, le mur s’étend, et la marche cadencée des marteaux rouges et noirs. Le marteau.
Anne revient avec son objet fétiche, le flingue, dans le film Dear Wendy de Lars Von Trier et Thomas Vinterberg. Nous sommes dans un western moderne, en pleine fusillade dans la rue principale, et les armes ici ne sont plus des objets, mais de véritables personnages, et Wendy est une de ces armes, le colt du héros, qui plutôt que de mourir d’une balle perdue, tirée par un pistolet quelconque, préfère être tué par la balle crachée de la bouche de sa chère Wendy.
J’enchaîne avec mon « film de chevet », et sans doute celui auquel j’ai pensé au dernier moment pour faire ce vidéodrome : Le Feu-follet de Louis Malle. Maurice Ronet en suicidaire vivant sa dernière journée dans une maison de repos, chambre encombrée de bibelots, poupée de bois qui perd la tête, statuettes, photographies, coupures de presse de la rubrique des faits divers, paquets de cigarettes qu’on empile jusqu’à l’effondrement, femme qui passe dans la rue, objet de désir, des objets en pagaille, des objets et encore des objets, pour aboutir à l’objet fatal : un revolver. Eh oui ! Encore un !

Jacques-Pierre exhume Deep End, de Jerzy Skolimowski. Dans une piscine municipale sordide, un adolescent aide une jeune femme à déposer de lourds sacs de neige recueillie à l’extérieur. Dans les blocs de neige crasseux, ils se lancent à la recherche d’un minuscule diamant, une goutte d’eau que le garçon feint d’avaler pour obtenir les faveurs de la fille. Ambiance Nouvelle Vague, couleurs criardes dans la saleté ambiante, l’aiguille qu’on cherche dans une botte de foin, atmosphère aussi drôle qu’inquiétante. Mais comment peut-on retrouver un truc aussi petit, une larme au milieu de la glace ?
Pierre ne pouvait éviter Harry Potter : extrait de la première partie des Reliques de la Mort. Harry, Ron et Hermione se rendent chez le père de Luna Lovegood et apprennent l’histoire des trois reliques de la mort : la baguette de sureau, la cape d’invisibilité et la pierre de résurrection. Un conte en ombres chinoises au beau milieu du film, trois objets à réunir pour atteindre l’immortalité.
Les objets, Antonioni les fait voler en éclats dans la scène finale de Zabriskie Point, que je diffuse ensuite. La secrétaire d’un promoteur immobilier imagine l’explosion de la superbe villa de celui-ci, à flanc de rocher, et la pulvérisation de toutes sortes d’objets de consommation : poste de télévision, vêtements, nourriture, tables, et même des livres, car lorsque les livres ne brûlent pas chez Truffaut, ils explosent chez Antonioni…
Anne, qui aime se faire mal, étale devant nous les instruments d’obstétrique terrifiants de Faux-semblants (David Cronenberg). Naissance, utilisation et mort de l’objet, de l’usine à la salle d’opération, où les chirurgiens comme la patiente sont vêtus de rouge. Le sang doit moins s’y voir…
Rions un peu avec le régime nazi : Jacques-Pierre passe un extrait de To be or not to be, d’Ernst Lubitsch. Un acteur qui avait pris la place du nazi Siletsky a été découvert : le vrai Siletsky est mort et son cadavre l’attend dans la pièce d’à côté. Alors que les officiers allemands se frottent les mains, prêts à le confondre, il retourne la situation à l’aide d’un rasoir et d’une barbe postiche. Quiproquos et incompréhension, du grand burlesque tourné alors qu’Hitler était au mieux de sa forme…

La conclusion de la soirée est confiée à Anne et à Tex Avery. Le Chat qui détestait les gens. Fatigué des mauvais traitements qu’on lui inflige, un matou renfrogné s’envoie sur la Lune pour y trouver la paix… et se retrouve poursuivi par des objets coupants, contondants, urticants ou autres. Harcelé, molesté, déchiqueté, il retourne sur cette bonne vieille Terre où il peut enfin être piétiné et bousculé tranquillement. « L’Enfer, c’est les objets ».
Il n’est pas loin d’une heure du matin quand le vidéodrome s’achève. On a déjà prévu le thème du prochain : la paranoïa. Voilà qui promet ! Anne remet ses chaussures vertes à talons qui, finalement, étaient peut-être l’objet que nous avons recherché pendant toute cette soirée sans le savoir. Nous quittons l’immeuble de Pierre, Jacques-Pierre se met à la recherche d’un taxi, Anne et moi descendons dans le métro, et nous nous séparons tout de suite parce que le mien arrive.

Pas la force de prendre des notes ce soir. Arrivé à l’hôtel, je prends une douche, puis retourne un peu sur l’île d’Anopopéi avec Les Nus et les Morts et éteins rapidement la lumière.