Affichage des articles dont le libellé est promenades en Mayenne. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est promenades en Mayenne. Afficher tous les articles

mardi 6 septembre 2016

Une enfance aux noms propres




Rue du Haut-Rocher, mais quand même pas le Mont Olympe, les sages-femmes m’ont accouché, déjà pas très volontaire, attendant de voir, CHU rayon maternité. Rue de l’Ermitage, ermite à quatre pattes, je découvrais le monde en commençant par la moquette. Rue Guynemer, ensuite, l’aviateur, dressé sur mes pattes arrière, j’ai levé le nez au ciel. À l’école maternelle de la rue Marcel-Cerdan, je serrais les dents, mais nous étions dans le quartier d’Hilard, ah ah ! alors je n’ai pas pris l’enfance trop au sérieux. C’est à l’école Saint-Exupéry, autre aviateur, que j’ai appris à lire, à écrire et à ne pas compter sur grand-chose. C’était place Augustine-Fouillé, « auteur du Tour du monde par deux enfants » : ces deux-là ont voyagé pour moi. L’école nous envoyait parfois prendre l’air à Noirmoutier ou au Collet d’Allevard. Les vacances se passaient à La Tranche-sur-Mer, Guérande, Saint-Malo, Pornic, La Trinité, La Baule ou Pralognan-la-Vanoise. Quartier du Bourny, rue Raymond-Garnier, « mort en déportation », j’ai continué à grandir, mais rue des Déportés, je me déportais souvent pour aller humer les livres à la librairie Siloë. C’est à la piscine du Viaduc que j’ai appris à ne pas savoir nager, et place de la Commune que j’ai construit mes barricades adolescentes. Les copains habitaient rue Pierre-Joseph Proudhon, rue Salvador-Allende ou allée Louise-Michel, mais on se regardait vieillir au collège Jacques-Monod, quartier des Fourches. Les promenades familiales se faisaient au jardin de la Perrine ou au bois de L’Huisserie, l’horizon local dépassait rarement la place du Onze-Novembre, la Porte Beucheresse ou le Leclerc de Saint-Nicolas. Au lycée Ambroise-Paré, on commençait à se cogner aux murs d’une ville-palindrome, Laval-Laval aller-retour, personne ne descend. Dans les salles d’examen du bac, au lycée Douanier-Rousseau, on espérait tous secrètement obtenir plus que la Mayenne.


vendredi 21 décembre 2012

La plus petite apocalypse du monde



Courrier de la Mayenne, 2 août 2012.

Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir survécu à un cataclysme, d’être revenu vivant d’Auschwitz, de s’être extirpé des ruines de Fukushima en époussetant son veston négligemment, avec un petit sifflotement décontracté aux lèvres et plein d’anecdotes pour les copains. C’est toujours la même chose, avec les grands drames collectifs : toujours les autres qui en profitent. Nous, on crève bêtement, avec nos petits cancers égoïstes, nos attaques cardiaques mesquines, nos accidents de la route de ratés. Pas de sublime catastrophe fédératrice ! Pas de flamboyante réunion dans l’horreur universelle ! Pas d’édition spéciale du Journal de 20 heures, ni d’associations d’aide aux victimes, ni de cellules psychologiques : par chez nous, la mort, ça se joue en solo.

Pour satisfaire nos envies de grandeur et de communion, on s’invente donc, de temps en temps, des fins du monde. Et on se passe le mot longtemps à l’avance, on entoure la date sur son agenda, entre un rendez-vous chez le dentiste et l’anniversaire de la petite : « 21 décembre 2012 : fin du monde ! » souligné deux fois, et en rouge. Et entre parenthèses : « (sinon : soirée raclette chez Jean-Mich’) » – parce que c’est important de garder un peu d’optimisme en réserve.

Vous ne trouvez pas ça un peu facile ?

Non, mesdames, messieurs, la mort n’est pas un rendez-vous galant. Elle ne se fait pas annoncer à l’avance, pour vous laisser le temps de faire vos bagages ou de choisir quelle robe vous allez mettre pour l’occasion. Elle ne vous envoie pas de lettres de rappel, comme le Trésor public ! Qu’est-ce que vous croyez ? « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure », dit l’Évangile. Ce serait bien pratique, de savoir, pourtant : on pourrait se préparer psychologiquement, et puis l’heure passée, rien ne nous étant arrivé, on pousserait un soupir de soulagement : on l’a échappé belle.

Oui mais non. Parce qu’à la fin, de toute façon, il n’y a que la mort qui gagne.

Les raz-de-marée et les tremblements de terre ne défilent pas dans les rues en tapant sur des casseroles pour prévenir du chaos imminent, que je sache ? Non. L’horreur ne se fait pas annoncer. Si une attaque zombie doit avoir lieu, vous pouvez être à peu près sûrs que ce ne sera pas noté dans les petits papiers de Nostradamus, ni sur le calendrier maya des pompiers. C’est pourquoi, il faut se tenir sur ses gardes en permanence.

Il m’a été donné d’assister à une apocalypse. Pas la grande Apocalypse majuscule, johannique, avec la bête à sept têtes immatriculée six-cent soixante-six, les cavaliers et toute la pyrotechnie façon Puy-du-Fou, non, celle-là est réservée à l’élite. Je vous parle d’une petite apocalypse de province, une fin du monde de poche, à l’échelle de ma petite ville de Laval. On fait avec ce qu’on a, vous êtes marrants…

Je vais tout vous raconter. J’ai survécu pour ça, je suppose… Je ne prétends pas éclairer les consciences en étalant ma modeste expérience, mais essayer de vous montrer comment surviennent les cataclysmes, sans prévenir, et comment il faut savoir improviser pour rester, sinon digne, au moins vivant. C’est dans ce but que je me fais le martyrologe du Grand Déluge de Laval.

C’était à la fin du mois de juillet et la journée avait été lourde, de cette lourdeur qui annonce les orages. Il y avait plusieurs jours, d’ailleurs, que l’atmosphère était chargée comme une batterie de campagne avant l’assaut, les nuages prêts à craquer – mais rien n’arrivait. Ce vendredi-là, j’étais très occupé à ne rien faire, comme toujours, et traînais dans les librairies à la recherche de quoi que ce soit qui puisse distraire mon aboulie. L’air climatisé brassait de la chaleur, les femmes autour de moi portaient des vêtements légers, dévoilant des jambes et des bustes où la sueur perlait, j’étais au bord de l’asphyxie et ne savais pas ce qui me faisait suffoquer le plus : l’atmosphère terrible ou ces féminités moites à portée de narines…

En quête d’un peu de fraîcheur, je suis allé me réfugier au café qui se trouve au rez-de-chaussée de la librairie. D’un coup, le ciel est devenu noir, des éclairs l’ont déchiré en tous sens, on se serait cru dans Star Wars. Quand la pluie a fait son entrée en scène, il y a eu comme un « ouf » de soulagement qui a parcouru le hall de la Médiapole. Une belle averse comme ça, bien torrentielle, c’était presque le bonheur. On se voyait déjà sortir le Tahiti Douche et se frictionner en pleine rue comme dans la pub des années 80. Un tel déluge n’allait pas durer, selon moi. J’avais un livre à la main, j’ai commandé un deuxième café, j’étais parfaitement serein. Il suffisait d’attendre que les éléments déchaînés se calment.

Grave erreur d’appréciation. Ils ne se sont pas calmés.

Dans un moment d’optimisme aveugle, ayant pris une légère variation de rythme dans le tambourinement général pour une accalmie, j’ai payé mes consommations et suis sorti du café, prêt à me jeter dans la rue dès que le concert faiblirait. C’est à ce moment que j’ai compris pourquoi les serveurs du café et les libraires avaient l’air de courir dans tous les sens depuis quelques minutes. À travers les vitrines, je me suis aperçu que la rue du Général-de-Gaulle était maintenant un torrent que les voitures remontaient difficilement, comme des kayaks pris dans les rapides. Les employés cherchaient à protéger leurs devantures, mais l’eau s’infiltrait déjà partout, et ce n’étaient pas les piteux boudins de tissu qu’ils plaçaient sous les portes qui allaient l’arrêter.

C’est pour de telles circonstances que l’expression « fait comme des rats » a été inventée.

Mieux valait prendre de la hauteur. Je suis remonté dans la librairie – si je dois mourir, que ce soit entouré de livres – et après avoir demandé à une vendeuse où se trouvaient les canots de sauvetage (car en toute circonstance, il convient de conserver un peu d’humour), j’ai appris que devant cette crue impressionnante, le magasin allait évacuer ses clients et fermer ses portes. Bon, je comprends l’idée de l’évacuation en cas d’alerte générale (et visiblement, c’en était une), mais dans cette situation précise, ça ne revenait pas tout simplement à nous balancer à la flotte ?

Étant pour tout vous dire un peu obsessionnel, et même si j’avais autant envie d’affronter le déluge que de me jeter sous un trente-six tonnes, je crois que ce qui me chagrinait le plus dans toute cette histoire, c’était de quitter ce lieu encore plein de femmes dans les mêmes tenues légères que précédemment, alors que j’anticipais déjà ce qu’allaient devenir leurs robes au contact de l’eau. C’est tout moi, ça. Je suis persuadé que si un jour une femme me mettait un couteau sous la gorge, j’aurais encore le réflexe de me demander ce qu’elle porte sous sa jupe.

Mais tant pis, il est temps de se jeter à l’eau. J’évacue donc la librairie par la rue Souchu-Servinière, et j’ai à peine marmonné un « putain ! » dérisoire que déjà, j’ai perdu toute étanchéité. Traversé de part en part comme un navire sous une déferlante, je marche encore, malgré tout, dans une eau dont le niveau est raisonnable. La rue est large. (Je conseille à mes lecteurs d’outre-Laval de suivre mon périple sur Google Maps.) C’est lorsque je rejoins la rue de Rennes, beaucoup plus étroite, que les réjouissances commencent. Là, la flotte roule, écumante, à hauteur de mes mollets. On imagine mal jusqu’à quel point on peut être mouillé. J’imagine que mes jambes sont des machettes et que je me taille un sentier dans la jungle à chaque pas que je fais en repoussant des trombes d’eau. Je m’arrête, impuissant, juste avant de déboucher sur la rue du Général-de-Gaulle. Devant un magasin de « lingerie féminine, corsetterie et maillots de bain » (ô combien opportun), des femmes passent le balai pour rejeter l’eau dans le caniveau, qui dégorge entre leurs jambes : je crois qu’on appelle ça l’éternel retour. J’observe la scène un moment, elles s’adonnent à leur nettoyage inefficace avec entrain, et même en riant, leurs vêtements collés à leurs corps (robes mouillées, me voilà !).

Bon. Mais je suis toujours bêtement bloqué à l’angle de la rue de Rennes et de la rue du Général-de-Gaulle, où le torrent est impressionnant. J’hésite à aller plus loin, parce que plus loin, l’eau m’arrivera aux genoux. Bizarre, cette timidité soudaine, vu qu’il n’y a déjà plus un millimètre carré de sec sur moi… Des jeunes, torse nu, se croient à la piscine et s’ébattent joyeusement entre les bagnoles immobilisées. Youpi ! C’est la meilleure fin du monde de ma vie ! J’ai sorti mon téléphone portable et prends quelques clichés : c’est indispensable dans les grandes catastrophes, sinon comment voulez-vous que les gens vous croient ?

Assez tergiversé, je prends mon élan et traverse la rue du Général-de-Gaulle avec des mouvements furieux du bassin, je me prends un peu pour Indiana Jones. Mes pompes sont gorgées d’eau, j’ai l’impression d’avoir chaussé des aquariums. L’espoir renaît rue Bernard-Lepecq : quelques mètres plus loin, le niveau de l’eau baisse enfin.

L’espoir est un traître, dans les grands cataclysmes. Méfiance !

Je ne le savais pas. Moi, tout ce que je voyais, c’était l’asphalte qui réapparaissait à quelques mètres devant moi, et je me suis élancé fougueusement, en poussant un cri de victoire mental… et soudain, ma jambe gauche a été avalée par un trou, tout mon corps a suivi comme il a pu, et je me suis étalé à plat ventre sur la chaussée. L’eau a amorti le choc, et tout en poussant une série de jurons prélevés dans les champs lexicaux de la prostitution et de la scorie, j’ai pu analyser ce qui venait de m’arriver. Une bouche d’égout avait été soulevée par les eaux, et le bouillonnement jaunâtre de celles-ci masquait le trou béant dans lequel ma jambe s’est enfoncée. Blessé au genou et dans mon orgueil, je me suis relevé avec un air détaché, en faisant mine d’épousseter mon manteau, comme j’aurais fait à Fukushima, et j’ai continué mon chemin en essayant de boiter avec élégance.

Je vous épargne le reste du trajet : après cela, tout s’est passé sereinement, je suis rentré chez moi où j’ai redécouvert avec plaisir la définition de l’adjectif sec, le lendemain le soleil brillait sur Laval et il n’y avait plus une flaque d’eau dans les rues.

Oui, j’imagine bien que ce récit en aura déçu plus d’un, mais je vous avais prévenu : c’était une apocalypse miniature, une fin du monde à la bonne franquette. Il s’agissait simplement de vous prouver, par cet exemple édifiant, que la catastrophe ne s’annonce pas avant de frapper. Vous buvez tranquillement votre café, un orage éclate, vous ne vous en préoccupez pas plus que ça, habitué que vous êtes des orages, et soudain, c’est le Déluge, la panique, les femmes et les enfants d’abord. Pas le Déluge biblique, on est d’accord, mais quand même, par chez nous, les anciens vous diront qu’on n’avait pas vu ça depuis au moins cinq ans !

Joyeuses fêtes de fin du monde à tous, et à l’année prochaine.

samedi 17 mars 2012

Laval de A à Z

On l’a dit, Paris, Rouen, Le Havre, sont une même ville dont la Seine est la grand’rue. Éloignez-vous au midi de cette rue magnifique, où les châteaux touchent aux châteaux, les villages aux villages ; passez de la Seine-Inférieure au Calvados, et du Calvados à la Manche, quelles que soient la richesse et la fertilité de la contrée, les villes diminuent de nombre, les cultures aussi ; les pâturages augmentent. Le pays est sérieux ; il va devenir triste et sauvage. Aux châteaux altiers de la Normandie vont succéder les bas manoirs bretons. Le costume semble suivre le changement de l’architecture. Le bonnet triomphal des femmes de Caux, qui annonce si dignement les filles des conquérants de l’Angleterre, s’évase vers Caen, s’aplatit dès Villedieu ; à Saint-Malo, il se divise, et figure au vent, tantôt les ailes d’un moulin, tantôt les voiles d’un vaisseau. D’autre part, les habits de peau commencent à Laval. Les forêts qui vont s’épaississant, la solitude de la Trappe, où les moines mènent en commun la vie sauvage, les noms expressifs des villes Fougères et Rennes (Rennes veut dire aussi fougère), les eaux grises de la Mayenne et de la Vilaine, tout annonce la rude contrée.

Jules Michelet, Tableau de la France.


Anjou… Maine… Normandie… Bretagne… Le département de la Mayenne a toujours eu le cul entre un paquet de chaises ! Quand les députés de la Constituante créèrent les départements en 1790, la généralité de Tours fut divisée en quatre. Trois départements autour des villes de Tours, d’Angers et du Mans – le quatrième (celui qui nous intéresse ici) constitué par le Bas-Maine, auquel on ajouta au sud une partie du Haut-Anjou correspondant à la baronnie de Craon et au marquisat de Château-Gontier. Comme une rivière portant ce nom se faufilait au milieu de tout ça, on appela ce département Mayenne. Les Lavallois sont donc trop au nord pour chanter avec du Bellay la « doulceur angevine », trop à l’est pour se dire bretons, trop au sud pour se dire normands. Alors, ils sont quoi ? Eh bien, mayennais. Au mieux, ils peuvent se revendiquer ligériens : les Pays de la Loire, au moins, c’est quelque chose. Avec Nantes comme préfecture, ça y est, on touche la Bretagne ! Bombardes et binious, à nous l’appartenance régionaliste ! C’est que, il faut l’avouer, nous sommes un peu complexés, nous autres culs-terreux… Notre département, le plus rural de l’Ouest, on ne l’entend pas beaucoup chanté dans les hit-parades ! Quel poète a vanté les maisons à pans de bois, la Porte Beucheresse ou le bocage des Coëvrons ? Nous aussi, on en a, de « l’ardoise fine » ! Et du lin fin, aussi ! C’est même pour ça qu’ont été regroupées ces villes, Laval, Mayenne, Château-Gontier, sous la même bannière : il s’agissait de regrouper « toutes les communes où l’on cultivait le lin, où on le manœuvrait, on l’apprêtait, on le filait, on le convertissait en toile » ! Et bien, malgré tout, à chaque fois qu’un Lavallois doit préciser d’où il vient dans une conversation, il est d’abord obligé de situer sa ville pour ses interlocuteurs. « Laval ? C’est simple : c’est entre Paris et Rennes. » À une vache près, bien sûr…

Bibliothèque municipale. La bibliothèque Albert-Legendre, c’est le nombril de mon monde. Mon monde en papier. Il y avait d’abord, quand j’étais petit, sa version réduite et mobile, le bibliobus, qui était garé place de la Commune, un mercredi toutes les trois semaines. J’y empruntais des bandes dessinées et des romans que je lisais le soir même. Au bout d’une ou deux semaines, en général, tout était lu. Il ne me restait plus qu’à attendre le retour du bibliobus en me morfondant. Avec mon entrée au collège et ma première carte de TUL (voir ce mot) – une carte gratuite avec le coupon « mercredi et samedi » – j’ai enfin pu me rendre, deux fois par semaine, à la bibliothèque. Plus besoin d’attendre vingt-et-un jours entre deux bouquins ! La bibliothèque municipale, c’est un peu ma famille d’adoption. Je m’y suis nourri auprès du meilleur comme du pire, de Stevenson à San Antonio, de Baudelaire aux Tuniques bleues… C’est le lieu de mes premiers émois. Émois culturels (en plus des livres, il y avait les disques, au sous-sol) et sexuels. Car c’est ici que s’est confirmé et développé mon goût pour le voyeurisme. J’en ai passé des heures, recroquevillé derrière une étagère de livres, à faire mine d’en consulter un tout en lorgnant sur les cuisses des lycéennes et des étudiantes plongées dans leurs cours… J’en ai encore des fièvres nocturnes ! Enfin, la bibliothèque municipale, c’est aussi le lieu de mes premiers exploits. Pas sexuels : littéraires. J’y ai obtenu trois fois le deuxième prix de poésie (en 1996, 1998 et 2000), et une fois le premier (en 2001). Puisqu’on en est au sujet des récompenses littéraires, et en attendant le Goncourt, j’ai également obtenu en 97 le premier prix de la section poésie et le deuxième de la section nouvelle au concours des Arts et Lettres de France, ce qui m’a valu une médaille de bronze – médaille qui m’a permis de rivaliser enfin un peu avec mon frère dont les coupes obtenues au foot ou au tennis de table envahissaient le buffet de la salle à manger. Ce n’est pas que j’attende des compliments : ça m’amène juste à penser qu’après tout, ma carrière littéraire est peut-être déjà derrière moi…

Contrepèterie. J’habite Laval.

Diablintes. Vers 450-50 avant J.-C., le territoire de l’actuelle Mayenne est divisé entre plusieurs tribus gauloises. Le nord et le centre sont occupés par les Aulerques Diablintes, dont le nom signifie « ceux qui sont loin de leurs traces ». Le groupe des Aulerques comprenait aussi les Cénomans (région du Mans), et les Éburovices (région d’Évreux). Le nom de la ville de Jublains, au nord-est de Laval, où se voient encore les ruines d’une cité gallo-romaine, est une déformation du nom « Diablintes ». Franchement, si la région ne valait pas le détour, vous croyez que l’armée de César s’y serait installée ?

Écluses. Il y en a quarante-six sur La Mayenne. Je n’ai pas l’âme d’un marinier, mais je ne m’imagine pas vivre dans une ville qui ne serait pas traversée par une rivière. Une ville sans fleuve, c’est comme un livre qui n’aurait qu’un seul paragraphe. Bloc unique, sans respiration : ça peut se lire, bien sûr, mais c’est étouffant. Ma métaphore est bancale, parce qu’une ville ne se lit pas, mais vous m’avez compris. La rivière donne son rythme à la phrase et chaque écluse est un changement de chapitre. Non, décidément, j’aurais dû trouver autre chose.

Fifty-Cent. Si vous venez un jour à Laval, vous croiserez certainement cet individu obèse, généralement armé d’une canette de 8°6 et d’une moustache douteuse. Il ne s’éloigne jamais beaucoup du centre-ville et vous aborde habituellement d’un sobre : « Z’auriez pô cinquante centimes ? » Cette question lui est si coutumière qu’il lui doit son surnom. Il lui arrive pourtant de changer de refrain, lorsqu’ayant obtenu son demi-euro, il a pu s’approvisionner en bière. Sa question devient alors : « Z’auriez pô une cigarette ? » Je crois ne l’avoir jamais entendu prononcer autre chose.

Guy. Quand j’étais petit, j’avais du mal à comprendre pourquoi tous les rois de France s’appelaient Louis. Je trouvais que leurs parents manquaient quand même cruellement d’originalité. À Laval, on a les Guy, l’une des plus longues lignées de nobles de France. C’est le Comte Herbert du Maine qui confie en 1020 le territoire de Laval à Guy de Dénéré, pour y établir un château. Ce Guy est le premier seigneur de Laval, et sa descendance règnera sur le comté pendant près de six siècles, jusqu’à la mort de Guy XX, en 1605. Tous ces comtes firent des trucs de comtes, c’est-à-dire surtout la guerre, quelques lois et édits, et tout ce dont une ville a besoin pour prospérer.

Hilard. C’est dans ce quartier que je suis né, rue de l’Ermitage. Mes parents ont ensuite déménagé rue Guynemer, dans une barre d’HLM. Je suis allé à l’école maternelle d’Hilard. Puis mes parents ont fait construire un pavillon dans un autre quartier, en pleine expansion à l’époque : le Bourny. C’est là que j’ai vécu toute mon adolescence, retrouvant les logements collectifs après le divorce de mes géniteurs. Après mes études, lorsqu’il a fallu que je me loge par moi-même, le hasard a voulu que je retourne à l’endroit d’où je venais : rue Guynemer, à Hilard. À Laval, la vie bégaie.

Idiolecte. Le vrai Mayennais se reconnaît à sa façon de prononcer, sous le coup de la surprise, de l’admiration ou de l’effroi, l’exclamation « Heu lâ ! »

Jet d’eau. Laval a son nombril : c’est un jet d’eau. Nombril ou œil de cyclope, pile au centre, avec l’hôtel de ville à dix heures et la poste à deux heures et des brouettes. Autour, des gens qui marchent dans tous les sens, des vieux sur des bancs, des marginaux et leur pack de bières. La place du Onze-Novembre, c’est notre place de l’Étoile, avec la statue d’Ambroise-Paré en guise d’Arc de Triomphe et une stèle bizarre signée Louis Derbré qui peut faire office de tombe au Soldat inconnu… Plus loin, dans le square Foch, il y a le monument aux morts. Il en est rempli, lui, de noms de soldats inconnus… Le samedi, ici, c’est le marché. Plus loin aussi, place de la Trémoille. Il suffit de grimper la rue des Déportés et vous y êtes. Parce qu’en tant que nombril, la place du Onze-Novembre et sa fontaine – le Lavallois de souche l’appelle tout simplement place du jet d’eau – se répandent dans toute la ville, ou toute la ville s’y retrouve. Les deux principales avenues commerçantes, la rue du Général-de-Gaulle et la rue de la Paix, ne forment qu’un seul et même bras, dont la place serait le coude. Et s’il fallait filer la métaphore, je dirais que la rivière traverse ce bras comme une flèche. La rue des Déportés, elle, s’échappe à la perpendiculaire et s’envole vers le quartier historique de la ville. En parallèle, la rue du Val-de-Mayenne – la rue piétonne, dira l’indigène – égrène ses pavés jusqu’au donjon du Vieux-Château. À l’opposé, les cours de la Résistance forment la gare des bus de la ville. Rue des Déportés, rue de la Paix, cours de la Résistance, rue du Général-de-Gaulle : la place du Onze-Novembre, vous l’aurez remarqué, c’est aussi un lieu à thème…

Kiosque. Le square de Boston, c’est la promenade dominicale des Lavallois. C’était depuis le XIXème siècle une allée bordée d’arbres qui longeait la Mayenne, un « mail », partant du viaduc pour rejoindre le centre au pont de l’Europe, sur une petite esplanade dotée en son centre d’un kiosque à musique décagonal. Construit par l’architecte Georget en 1879 et rénové dernièrement, ce kiosque est tout ce qui reste aujourd’hui de l’ancienne promenade de Changé, rebaptisée square de Boston, transformée aujourd’hui en une sorte de compromis entre une vaste esplanade de sable et un jardin public. L’été, ça pourrait devenir en quelque sorte Laval-Plage, avec ces étendues de sable et d’herbe au pied de la rivière… L’arrachage des arbres de la promenade a fait couler beaucoup d’encre dans la presse locale, les habitués du lieu, les papies qui venaient y jouer aux boules le dimanche, ont hurlé au saccage. Il faut dire que le résultat, à mon avis, manque un peu de relief : on s’attend à y voir atterrir des avions. L’horizon est dégagé, certes, mais que c’est nu, tout ça ! Quelques arbres, finalement, c’est ça qui manque…

Librairies. Il y en a deux principales, à Laval : M’Lire et Chapitre (anciennement Siloë). Si vous ne me trouvez pas dans l’une, c’est que je suis dans l’autre.

Mayenne. La Mayenne, je veux dire la rivière, prend sa source au mont des Avaloirs (ce qui est toujours intéressant quand on se destine à une carrière d’écrivain), environ quinze kilomètres à l’ouest d’Alençon (Orne). Après avoir traversé le département qui porte son nom et s’être baladée sur deux cents kilomètres, elle rejoint la Sarthe pour former au nord d’Angers la Maine (prononciation locale du nom Mayenne). Après ça, ma foi, elle peut bien faire ce qu’elle veut.

Nantes. Ou mieux : Rennes, Le Mans, Angers… Les « grandes » villes qui se trouvent à proximité de Laval. Parce que l’avantage, quand on se trouve à Laval, c’est qu’on n’est pas loin d’ailleurs.

Originaux. Comme toutes les petites villes, Laval est fière de ses enfants qui ont laissé un nom dans l’histoire. Bizarrement, la plupart d’entre eux font figure d’originaux, d’excentriques : à croire qu’ici, on ne peut rien faire comme tout le monde. Passe encore pour Ambroise Paré (1510-1590), qui raccommodait les plaies sur les champs de bataille et a inventé la chirurgie moderne ; mais entre le Douanier Rousseau (1844-1910), qui peignait ses jungles débordantes de couleurs comme dans les cauchemars d’un enfant atteint de paludisme, et Alfred Jarry (1873-1907), qui n’a rien trouvé de mieux à faire que d’inventer Ubu et la ‘Pataphysique (avec apostrophe, s’il vous plaît), avouez qu’on est entourés de gens curieux quand même… Il y a aussi des voyageurs, parmi les Lavallois célèbres – tous ne sont donc pas aussi casaniers que moi. François Pyrard (1578-1623), après avoir fait naufrage au large des îles Maldives en 1602, resta prisonnier des insulaires pendant cinq ans avant de rejoindre les comptoirs portugais de Goa et passa une grande partie de sa vie à échapper à la mort – ce qui est une façon de tuer le temps. Alain Gerbault (1893-1941), qui a réalisé la première traversée de l’Atlantique en solitaire en 1923, fait presque pâle figure, en comparaison.

Palindrome. Laval sera toujours Laval, qu’on lise de gauche à droite ou de droite à gauche. Avec ça, vous voudriez quand même aller voter ?

Québec. Il y a aussi une ville au Québec qui s’appelle Laval. A priori, aucun lien entre les deux. Pourtant, on trouve ici une rue Laval-Québec et, lorsque la direction des affaires culturelles m’a proposé de réaliser une brochure présentant la politique culturelle de la ville, la plaquette qu’on m’a montrée en exemple était celle de Laval… au Québec. Crise d’identité ? Laval (Mayenne) est désormais jumelée avec Laval (Québec), ainsi qu’avec Boston (Grande-Bretagne), Mettmann (Allemagne), Garango (Burkina Faso), Gandia (Espagne), Vatava (Roumanie) et le Département de Chalcidique (Grèce).

Rock. Je me suis efforcé il y a quelques années, dans un livre écrit en collaboration, de redonner à Laval son statut de « ville rock ». Statut quelque peu illégitime, sans doute, en comparaison de ce qu’ont pu être des villes comme Rennes, Nantes ou Bordeaux. Nous n’avons pas de Thugs, de Noir Désir ou de Dominique A pour justifier notre revendication. Et pourtant, oui, il y a eu et il y a encore un certain esprit « rock » qui plane sur Laval. Peut-être est-ce dû à la réputation de la Mayenne, encore très rurale, à l’ennui qui peut étouffer cette ville, surtout quand on a quinze ans et l’envie de bouffer le monde – mais oui, il y a une histoire rock faite d’une multitude de petits groupes, de lieux, qui ont tous peu à peu disparu, ou qui se sont modifiés… Et il y a aussi cette drôle de concurrence avec Rennes, cette espèce de fierté de vaincu d’avance : « On pourrait faire aussi bien que Rennes ! » Mais j’ai déjà raconté tout ça…

STMP. Société de transformation des matières plastiques. C’était l’usine où travaillait mon père. Je me souviens des arbres de Noël de la STMP, mais surtout des énormes blocs de papier informatique que me rapportait mon père pour que je puisse dessiner. Je refusais de dessiner sur du papier quadrillé : je voulais des feuilles blanches, comme les vrais auteurs de BD. J’en ai usé, des feutres, sur ces feuilles. À chaque fois, mon père se disait que ce coup-ci, il allait être tranquille pour un moment : je n’allais pas venir à bout de toutes ces feuilles avant longtemps. À chaque fois, je lui prouvais le contraire. Le garçon qui dessine plus vite que son ombre.

TUL. Transports urbains lavallois. C’est ainsi qu’on appelle le bus, chez nous. Le Lavallois natif ne dira jamais : « j’attends le bus », mais « j’attends le TUL ». Ou : « j’ai raté le TUL ». Parfois, le Lavallois en voyage, à Paris par exemple, peut s’exclamer par distraction : « on prend le TUL ? » L’autochtone stupéfait croit d’abord avoir mal entendu, ou que son interlocuteur parle une autre langue que lui – et finit généralement par le considérer comme un pécore.

Ubu. Il est partout. Dans le monde, oui, sans doute : Ubu Roi est partout. Mais à Laval, Ubu tout court, le Père Ubu, l’Ubu ubuesque, avec sa gidouille et son bonnet, est vraiment partout. Petit, mes parents m’emmenaient le dimanche déjeuner à L’Ubu, un restaurant de la rue des Déportés. Je me souviens du plat que je prenais toujours : un hamburger frites. Le hamburger à la française : un steak avec un œuf « à cheval ». Durant quatorze ans, le festival des Uburlesques, dédié au spectacle de rue, avait lieu chaque dernier week-end d’août. Pour le centenaire d’Alfred-Jarry, des lycéens de la section carrosserie du lycée Robert-Buron ont réalisé des sculptures à l’effigie du Père Ubu. Il est partout, je vous dis ! Chaque soir, je vérifie sous mon lit qu’il n’est pas planqué, prêt à me décerveler… Ça ne peut plus continuer comme ça ! (Du coup, les Uburlesques ont laissé place à un autre festival, la Face des Étoiles, dédié cette fois au Douanier Rousseau. Je sens déjà la brousse pousser sous mon lit, et je suis sûr qu’il y a une panthère à l’affût…)

Vieux-Laval. Le château de Laval et les plus anciennes fortifications de la ville datent du XIIème siècle. La Porte Beucheresse est la seule encore intacte de l’enceinte médiévale qui entourait la ville. Elle ouvre sur de petites rues pavées plantées de maisons à pans de bois qui dégringolent vers la rivière. La ville s’est développée principalement grâce à l’industrie textile, les toiles de lin de Laval étant exportées dans toute l’Europe et jusqu’en Amérique aux XVème et XVIème siècles. Moi qui n’ai jamais su m’habiller avec élégance, je fais un bien piètre Lavallois. L’autre grande spécialité de la ville, ce sont les retables d’église. Les retabliers lavallois étaient renommés dans tout l’Ouest de la France pour leurs ouvrages de tuffeau et de marbre aux XVIIème et XVIIIème siècles. Et je ne crois même pas en Dieu ! Je pourrais faire un effort d’intégration, quand même…

Western. À Laval, on est encore assez loin de la mer, mais pour le voyageur intrépide, c’est déjà un peu le début du far-west hexagonal ! Certains cow-boys s’y sont même cassé les dents. Tenez, le 17 janvier 1871, en pleine guerre contre la Prusse, la Vierge est apparue à des enfants du village de Pontmain, au nord-ouest du département. Les villageois en concluent qu’elle est venue annoncer la fin de l’invasion teutonne. Et en effet, quelques jours plus tard, l’armistice est signé, on a perdu l’Alsace-Lorraine, mais les Prussiens ne sont pas entrés à Laval. On a un petit côté village d’Astérix, comme ça… Avec le vin de messe comme potion magique. (À noter qu’en juin 40, la Vierge n’a pas levé le petit doigt. Une fois, ça suffit.)

Xiong et Xu. Ce sont les deux noms de famille se trouvant à la lettre X dans l’annuaire de la Mayenne, aux pages de Laval.

Yoga. J’ai dû en faire pendant deux ans. Ça fait partie de ces activités « pas faites pour moi » (je n’ai jamais été particulièrement nerveux) dans lesquelles je me suis retrouvé engagé par hasard. Auparavant, j’avais fait un an et demi de viet-vo-dao. Vous m’imaginez en pyjama noir, exécutant des mouvements d’art martial ? Je me rappelle qu’on devait courir pieds nus sur le terrain de sable d’Hilard, par tous les temps, et se battre avec des espèces de matraques en mousse. Ma mère tenait beaucoup à m’inscrire à des activités de groupe : ça l’inquiétait de me voir constamment seul dans ma chambre, avec mes feutres et mes cahiers… Un de mes copains d’école faisait du viet-vo-dao, du coup elle m’y a inscrit aussi. Pour le yoga aussi, c’est en suivant un copain que je m’y suis retrouvé. Après la curiosité des débuts, je me suis vite demandé ce que je foutais là, deux heures par semaine, allongé sur un matelas, à faire des mouvements bizarres… Enfin, ma mère m’a inscrit à un club de théâtre. C’était déjà plus mon truc : j’y suis resté sept ans. Ça ne m’a pas rendu moins timide, mais ça aurait pu.

Zapoï. Zapoï est un mot russe qui désigne une ivresse violente qui peut durer plusieurs jours. Il s’agit aussi du titre d’une modeste revue lavalloise. Parce que lorsqu’on vit à Laval, il peut être conseillé de boire pour oublier. Moi je ne bois pas, et en plus, pour ne pas oublier, je tiens un journal. Il faut croire que j’aime cette ville…


samedi 17 septembre 2011

Un far-west de poche


Il y a des lieux qui sont accrochés à vous comme un harpon. Quoi que vous fassiez, ils sont là. Vous n’êtes même plus obligé d’y retourner. C’est comme un tatouage derrière la nuque : vous ne le voyez pas, mais il est indélébile. Le jardin de La Perrine, c’était un peu la jungle pour moi, quand j’y allais avec mes grands-parents, mon frère et mes cousins, dans les années 80. Pas une jungle dangereuse, une jungle à crotales, fièvres tropicales, alligators et tribus cannibales – non. Une jungle pour enfants, rassurante, familiale, avec des indiens, à la rigueur, mais au tomahawk paisible. C’était mon frère et mes cousins les sioux, les squaws mes cousines : on enterrait la hache de guerre dès qu’une partie de billes se profilait à l’horizon… Après m’avoir proprement scalpé, mon frère gagnait toutes mes billes (qui de toute façon étaient les siennes) ; j’ai toujours été bon perdant.

Ayant échappé de justesse à Géronimo, je me transformais en explorateur, plutôt Tintin que Cortes – à cet âge-là on a les références qu’on peut – et je m’enfonçais dans des contrées hostiles, là où mamie avait parfois du mal à me suivre. J’étais bien parti pour me lancer dans une carrière d’aventurier… Je me demande pourquoi je n’ai pas poussé l’expérience plus loin.

Aujourd’hui, je n’ai même plus besoin de retourner à La Perrine. Le lieu m’appartient. J’en garde un bout sous la peau, près du cœur. Aujourd’hui, quand il m’arrive tout de même d’y retourner, l’espace s’est considérablement rétréci. Bien sûr, j’ai grandi, et je sais bien que les jungles n’existent pas plus que les fantômes. Ma forêt amazonienne, j’en fais le tour en un quart d’heure, et encore, en prenant mon temps. Mais en plus, je n’ai plus jamais l’occasion d’en faire le tour. Ah ! Où s’en est allée ma jeunesse, tout ça, tout ça…

C’est à peine si je me souvenais que le jardin de La Perrine s’étendait au-delà de la roseraie qui domine la ville, avec le donjon du Vieux-Château au premier plan, et une cascade de toits plongeant en direction de la rivière qui se faufile entre les pattes du viaduc comme un félin qui a envie de jouer… Avec ce lieu de mon enfance, je n’avais plus que des rapports lointains, des rapports utilitaires : j’y étais revenu avec des amis pour organiser une exposition burlesque il y a quelques années et, par la suite, je me contentais – pour d’obscures raisons professionnelles – de pénétrer au musée-école, à l’entrée du jardin, où se cache la direction des affaires culturelles, sans même jeter un œil à mon ancien terrain de jeu.

Pour entrer à La Perrine, on longe les grilles du musée des sciences, construit à la fin du dix-neuvième siècle par Léopold Ridel, l’architecte à tout faire de Laval, et dont les expositions sont toujours passionnantes à condition de ne pas avoir plus de huit ans. Une fois franchi le portail du jardin public, on se trouve face à un bassin autour duquel les enfants courent toujours, en faisant généralement crier leurs parents que la balade dominicale a fatigués. « Allez ! On rentre à la maison ! »

On tourne le dos à la façade arrondie du musée-école et on descend quelques marches. Devant nous, une statue ferait mieux d’aller se rhabiller. On descend encore vers la roseraie, créée en 1920 par Jules Denier. D’un rosier l’autre, on se retrouve avec Laval à ses pieds et, au-dessus de sa tête, le bateau d’Alain Gerbault, qui a réalisé la première traversée de l’Atlantique en solitaire. Les Lavallois célèbres le sont généralement pour avoir quitté Laval.

Si on continue sur la droite, on voit un mur de pierre avec une ouverture en arcade, qui mène sur un petit escalier, également de pierre. Une fois descendu, on longe en la regardant de haut la Mayenne, cette feignasse qui ne quitte pas son lit, on apprécie avec l’œil du connaisseur la noble architecture de la Chapelle Saint-Julien, entièrement retapée en 1899 par Léopold Ridel, encore lui. C’est notre Sacré-Cœur à nous, plus petit, plus provincial, et placé plus bas.

On avance sous l’ombre des arbres, un seul chemin possible à moins de vouloir se heurter constamment au même muret comme une mouche qui revient affronter avec entêtement la même vitre. On passe devant la plus petite clairière du monde, où se trouve la plus petite grotte du monde. Une table de pique-nique en bois qui a vu des générations de familles prendre le goûter de quatre heures – thermos de chocolat chaud, madeleines et chocos B.N. – et quelques mètres plus loin des bancs de bois verts qui ont vu s’embrasser des générations d’adolescents. Chewing-gum à la chlorophylle, Biactol et mots doux. Il est temps de remonter : pour les enfants c’est un jeu d’enfant, pour les parents la pente est un peu raide. D’un âge à l’autre, on a gaspillé notre énergie dans des futilités : travailler, payer des impôts, être responsable. Adieu veaux, vaches, cow-boys, indiens…

Ensuite, si l’on tourne à droite, on revient sur nos pas, vers l’entrée du jardin, et ce n’était vraiment pas la peine de raconter tout ça. Pour l’aventure, le far-west, bref, pour l’enfance, il faut prendre à gauche.

Là, à peine remonté, on redescend, et l’odeur nous prend à la gorge. Les gamins s’agglutinent autour du grillage derrière lequel des chèvres et des boucs les dévisagent. Peep-show d’un côté comme de l’autre : chacun essaie de jouer son rôle consciencieusement. « On va voir les biquettes ! » C’était le refrain du dimanche, ou du mercredi, durant toute mon enfance – à croire que le règne animal ne nous intéressait vraiment qu’à travers des grilles. Ce ne sont plus les « biquettes » de mon enfance, et je ne suis même pas sûr qu’il s’agisse de leurs descendantes. Un panneau rappelle qu’il est interdit de nourrir les animaux. Nulle part il n’est écrit qu’il est également interdit de les mutiler. Il y a quelques années, des sadiques ont tronçonné quelques bêtes, par plaisir… C’est peut-être la seule chose qu’ils ont trouvée pour graver leurs noms dans l’histoire de La Perrine. Raté : je suis incapable de me souvenir qui c’était.

De l’odeur on passe au bruit, comme dans un cauchemar chiraquien (et par cette allusion sarcastique, j’espère flatter mon lectorat de gauche), et des quadrupèdes aux volatiles. L’espace des poules et des coqs est en état de révolution permanente : ça se bouscule, ça volète dans tous les sens, et le gallinacé en chef, dressé sur ses ergots, chante à s’en arracher les barbillons. À côté se trouve la cage des oiseaux exotiques, qui chantent moins mais font autant de bruit en se lançant contre le grillage où en battant des ailes d’un perchoir à un autre sans jamais se rentrer dedans. Les animaux peuvent-ils souffrir du tapage de leurs voisins ?

Face aux volatiles, les palmipèdes. La mare aux canards attire les enfants presque plus encore que les oiseaux colorés. De mon temps, on leur jetait des miettes de pain. C’était même un peu le clou de la promenade : on ouvrait nos petits sacs plastiques remplis de pain sec, on jetait nos miettes à l’eau et on regardait émerveillés les canards glisser jusqu’à la nourriture en caquetant. On attendait avec avidité qu’ils remarquent le dé de pain qu’on venait de lancer, ravis d’en voir un se précipiter pour l’engloutir, ou déçus si aucun d’eux ne semblaient y prêter attention... Aujourd’hui, eux non plus, on ne peut plus les nourrir. Pourtant, les enfants ont toujours l’air aussi émerveillés. L’intérêt ne devait donc pas résider dans le pain.

Le sentier se sépare en plusieurs embranchements. On pourrait tous les emprunter : de toute façon, tous ces chemins font des cercles et finissent toujours par nous ramener vers la sortie, à un moment ou à un autre. Difficile de se perdre à La Perrine : c’est vraiment une jungle pratique. Tiens, je vais vous montrer la cabane. Enfin, c’est comme ça qu’on l’appelait. En fait, c’est un simple abri circulaire en bois, avec un banc. Juste un endroit où s’asseoir cinq minutes, pour profiter de l’ombre ou se protéger de la pluie. « Cabane », c’est un bien grand mot. Il faut toujours que les enfants exagèrent. Dessinez-leur deux tours et une vague palissade, ils voient Fort Alamo ! Les gosses feraient d’excellents hommes politiques… Non, cette cabane vers laquelle on accourait à chaque fois, et le dernier arrivé a perdu, n’a vraiment rien d’un repaire d’aventuriers. Quoique, à bien y regarder, et à parcourir les messages inscrits un peu partout sur les murs et sur le banc, il faut admettre qu’un bon paquet de gens ont tenté l’aventure, ici-même. Est-ce que « Juliette » a fait les « rencontres hot » qu’elle espérait en notant son numéro de portable ? Est-ce que « H 25 ans » a fini par trouver « H 18-25 ans », qu’il convoitait « pour relation sérieuse » ? Nous, gamins, nous espérions simplement trouver un endroit qui fasse un peu western – les rondins de bois, c’était un bon début – où nous pourrions nous prendre pour Davy Crockett. Rien à voir avec « Irène 17 ans », qui nous annonce : « Je suce, avale, ne laisse pas de traces. » Moi non plus, je crois que je n’ai pas laissé de traces, à La Perrine. Et pourtant, partout où je regarde, c’est chez moi.

C’est drôle, quand je repense à mon enfance, je ne me vois pratiquement jamais en train de jouer. Ou alors tout seul, dans ma chambre. Je me vois lire, dessiner, puis, à quinze ans, prendre des poses de punk rocker en écoutant les Sex Pistols – mais jouer, jouer avec les autres, très peu. Mais quand je reviens à La Perrine et que je survole du regard les arbres, les sentiers, les bancs qui attendent déjà les prochaines générations de marmots, et si je pousse jusqu’au petit portail de fer forgé peint en vert qui ouvre sur la rue d’Avesnières, le territoire de mes grands-parents, je ne peux que me rendre à l’évidence : ici, j’ai joué. Il y a eu des cavalcades, des parties de cache-cache et des rigolades. Bien penser à ne pas oublier ça. La Perrine a été un de mes terrains de jeu. D’ailleurs, il y avait le coin des jeux d’enfants, avec des balançoires, un toboggan, un trébuchet et, dans mon souvenir, un bassin peut-être parfois rempli d’eau, mais le plus souvent vide – et qui est devenu un bac à sable. Les jeux se sont multipliés depuis : aujourd’hui, il y a un manège de chevaux de bois, une structure avec aires d’escalade et de glissade, et même un faux rocher pour les gamins plus inspirés par la guerre du feu que par la conquête de l’Ouest ! Haussement d’épaule du trentenaire blasé : on n’avait pas besoin de tout ça, de mon temps, pour s’amuser…

Il est temps de s’en aller. Retour vers le musée-école, le bassin où les enfants, après s’être écarquillé les yeux sur les biquettes, les canards, les aras, après s’être écorché les genoux sur le sable de l’aire de jeux, trouvent encore le moyen de s’émerveiller devant les poissons rouges, auxquels ils font un dernier adieu. Ma jungle a rétréci ou mes jambes ont poussé : le tour a été rapide. Mais le saut dans le passé, lui, a été éprouvant. Je passe les grilles du jardin et le soleil m’éblouit. Derrière moi, il y a un blondinet à lunettes qui se retourne une dernière fois pour apercevoir les poissons.

dimanche 29 août 2010

Une promenade familiale


"Je suis un piéton, rien de plus."
Arthur Rimbaud.

Le ciel ne s'aventure pas jusque chez moi. Y'a pas de ciel chez nous - Y'en a chez la voisine, mais ce n'est pas pour nous. J'habite au rez-de-chaussée d'une tour de huit étages et mes fenêtres donnent sur la tour d'en face. Et puis elles sont orientées plein nord, ce qui me protège de tout ensoleillement. Enfin, tout l'été, des ouvriers qui s'activaient sur la façade de l'immeuble ont condamné la pauvre vue dont je devais me contenter avec leurs échafaudages. J'espère que je vous fais un peu pleurer dans vos chaumières ?

Tout ça pour dire que la lumière du jour m'est devenue essentielle, ces derniers temps. Si l'on ajoute que mes finances ne me permettaient pas de m'exiler une paire de semaines comme une majorité de Français, on comprendra mon engouement soudain pour la marche à pied. Je me suis même surpris à rêver des routes de France en lisant des récits sur l'exode de juin 40 (principalement Le Bouquet d'Henri Calet et 33 jours de Léon Werth) ! Je suivais des itinéraires de fuite aveugle et dérisoire vers la Loire sur une carte Michelin au 1/1000000e. La Débâcle : ça, c'était une période propice aux escapades ! Je peux me permettre d'y penser avec candeur : je n'ai pas connu la guerre, moi.

Au moins, en 40, on savait ce qu'on fuyait. Je n'ai pas les Allemands aux fesses pour justifier ma déroute. Je ne peux chercher à fuir que moi, et c'est peine perdue, je reste agrippé à moi-même comme un sac à dos rempli de remords.
De chez moi, pour rejoindre la portion sud du chemin de halage, je dois traverser le centre de Laval. Il me faut une bonne demi-heure pour atteindre la basilique d'Avesnières, première étape du trajet. L'église du XIIe siècle, dressant son clocher austère face à la rivière, m'appartient un peu, par héritage : ma grand-mère s'occupait de la sacristie. Derrière elle, le chemin passe sous le pont encombré de voitures. Tout d'abord, on pourrait rêver mieux comme sentier de promenade: nous sommes en pleine zone industrielle. Sur la rive gauche, la société laitière Besnier (du groupe Lactalis) impose la blancheur de ses murs à la verdure des arbres. C'est là que mon grand-père travaillait. C'est drôle: ma grand-mère était à la basilique, mon grand-père à l'usine d'en face, et la rivière entre les deux leur faisait comme un lit conjugal. Je marche sur le territoire de mes ancêtres, comme Geronimo.

Le paysage est pour le moins nuancé: sur la rive gauche, la façade de Besnier laisse bientôt place au moutonnement d'arbres du bois Gamats, on pourrait se croire en pleine nature avec la Mayenne paresseuse qui glisse au pied des frondaisons - mais sur la rive droite, où l'on avance, on longe encore des usines, puis un terrain vague qui sert de cimetière aux derniers bateaux-lavoirs, sortis de l'eau il y a peu de temps, et qui achèvent de pourrir dans l'indifférence générale. Dans un champ, un peu plus loin, des chevaux se frottent l'encolure, grignotent une herbe jaune et friable d'un air philosophe. Une odeur forte nous monte aux narines: celle de l'usine d'épuration. Il faut attendre encore d'avoir franchi cet obstacle-là pour espérer profiter pleinement de la promenade.

Mais la civilisation ne s'avoue pas vaincue tout de suite: alors que le paysage retrouvait une apparence un peu sauvage, voilà que nous longeons la départementale! Là aussi, j'ai marché bien des fois: c'était la promenade dominicale quand j'allais chez mes grands-parents, retrouver mes cousins. A l'époque, il n'y avait pas encore de chemin de halage à cet endroit. On marchait sur le bas-côté de la route, en file indienne, parents, grands-parents, oncles, tantes, cousins, cousines... Le bitume s'enroule autour du bois de L'Huisserie, on croirait une route de montagne, toute en lacets, mais en fait d'abîme, c'est toujours la Mayenne qui nous longe, sereine contre les champs secs de l'été. Des mouettes ont établi leur camp de base sur un fil électrique qui surplombe la rivière. Avec leur reflet dans l'eau, il y aurait de quoi peupler une volière ou faire un remake d'Hitchcock. Des canots à moteur déchirent les flots. Des bateaux pour touristes attendent devant les portes de fer de l'écluse de Cumont qu'on les fasse traverser. Il faut compter une vingtaine de minutes pour quitter enfin la départementale en abandonnant à son triste sort un Christ au corps bien blanc et aux plaies bien rouges. Retour, cette fois, à l'état sauvage.

Bien sûr, c'est un état sauvage domestique, un état sauvage d'où la ville n'est jamais loin. On croise toujours des familles, certaines à pied, d'autres à vélo, de courageux joggers qui accordent soigneusement leur souffle à leur foulée, la gourde en bandoulière, des bateaux pour touristes, encore et toujours, des pêcheurs... Certains ont des cannes à pêche sophistiquées, qui font entendre un sifflement strident à chaque prise. Je croyais que les pêcheurs, en général, recherchaient le calme - il faut croire que même ça, ça se perd... Pour la sauvagerie des lieux, donc, il s'agit d'oublier un peu qu'on n'est pas seul à se promener, et se concentrer sur le sentier forestier, sur la lumière surtout, qui tombe en pluie entre les feuilles des arbres, sur la rivière qui suit son cours, s'élargit, prend ses aises. Et sur le ciel, donc, ce ciel mayennais où les nuages rasent l'horizon, frôlent les champs de blé, ce ciel qui me manquait.

Et ça marche. Parfois, loin du bruit de la route, entre l'eau et la terre, on se croirait seul au monde, perdu le long d'une forêt. Un virage nous a caché les promeneurs, un rocher nous protège des cyclistes: il n'y a plus que nous dont nous ne nous débarrassons pas... Pour ça, rien à faire: pas moyen d'être seul sans soi!
Je poursuis donc ma marche seul, c'est-à-dire mal accompagné. Alors que je voudrais simplement laisser la beauté du paysage s'imposer à moi, l'esprit vide, devenir même un peu idiot, pourquoi pas - je ne peux m'empêcher de faire des phrases, de songer à ce que deviendra cet endroit une fois couché par écrit. Je teste des métaphores, couvre de vert une palette mentale, mesure la transparence de l'eau et l'aspect des nuages qui se reflètent dedans, enregistre le rapide frottement d'une vipère qui file se planquer sous une pierre, transforme cette promenade en page d'écriture. Je ne peux même pas me laisser goûter cet instant en paix.

Quand on commence à bien connaître un sentier de promenade, on devient gourmand. Les distances qui d'abord nous étaient apparues assez importantes pour décider de rebrousser chemin, ne nous suffisent bientôt plus. Non seulement on veut aller plus loin, mais on s'aperçoit même qu'on est loin d'être fatigué à l'endroit où, la dernière fois, on a préféré renoncer. Au contraire, c'est là qu'on se sent en pleine forme, surtout quand le premier tournant, sur cette partie du chemin que nous ne connaissions pas, nous illumine de beauté. L'écluse de Bonne est très sobre, mais elle apparaît dans un élargissement de la rivière et je ne sais quoi dans la lumière fait scintiller l'ensemble. Je n'allais pas jusqu'ici, avant.

Sur le chemin, il y a tous ces autres chemins qui s'offrent à nous, et qu'on n'emprunte pas, parce qu'on a décidé qu'on irait tout droit. Mais on se dit qu'un autre jour, il faudra se laisser tenter. Et puis, il y a la rive d'en face et tout ce qu'elle montre de trajectoires, d'itinéraires à suivre... Il n'y aura jamais assez d'autres jours, on le sait bien, même si on est encore jeune.

La Mayenne poursuit son cours placide, elle n'est pas du genre à s'énerver. Aux approches d'Entrammes, un îlot la sépare en deux. Derrière des arbres, un pont de pierres délabré qui semble là depuis l'Antiquité raccorde cet îlot à la rive gauche. Des ruines et un escalier de pierre me donnent envie de me promener par là - ce sera encore pour un autre jour.
Un autre bain de lumière m'accueille au détour du chemin, quand apparaît le large pont d'Entrammes, face à l'écluse, encore une, de Port-Rhingeard. Ici, la Mayenne s'étale largement, on croirait arriver dans une importante ville d'eau: Entrammes, la Venise de l'Ouest. Sur la rive où je me trouve, le château de La Mettrie impose ses briques rouges au paysage. Une aile seulement en est visible depuis le sentier. Ensuite, les arbres le dissimulent au regard avec un talent surprenant. On jurerait que les propriétaires ont étudié minutieusement tous les angles morts possibles afin que le moindre feuillage, la moindre branche fassent écran. Il faudra que je revienne par là cet automne, voir si ce château fait autant le malin derrière des arbres dépouillés...

Me voilà donc arrivé à Entrammes, à huit kilomètres de mon point de départ. La ville où habite mon frère. Décidément, c'était une promenade familiale. Au-dessus de l'écluse de Port-Rhingeard, le clocher de l'abbaye du Port du Salut domine le paysage. Avant de faire demi-tour, je quitte le chemin de halage et emprunte le pont d'Entrammes. Sur la gauche, un petit escalier de pierre mène à l'écluse. Je descends, me retrouve camouflé derrière les arbres, à mon tour, comme le château de La Mettrie, et je comprends bien ce que cette situation peut avoir d'agréable. Voir sans être vu aura été un des grands plaisirs (honteux) de ma vie.

Mais il faut repartir: j'ai encore du chemin à parcourir, à rebrousse-poil, pour rentrer chez moi. Sans voiture, et à défaut de tout autre moyen de transport, je suis condamné à me comporter comme une balle de jokari: je peux aller dans toutes les directions que je souhaite, je reste toujours solidement relié à ma base, comme une chèvre accrochée à un arbre. Je me console en pensant que c'est pour tout le monde pareil - il n'y a que la longueur de la corde qui change...

mercredi 28 juillet 2010

En marchant, en écrivant


"Je n'écris pas seulement de la main,
Mon pied lui aussi veut toujours faire le scribe.
Ferme, libre et vaillant, il se met à courir
Tantôt à travers champ, tantôt sur le papier."
Nietzsche, Le Gai Savoir.

Comme tous ceux qui ne sortent jamais de chez eux, j'aime les voyages. J'écris ça comme pour m'en convaincre. Mais comme tous ceux qui ne sortent jamais de chez eux, je ne peux m'empêcher de penser que les voyages, ce n'est pas pour moi. Qu'au mieux, je ne peux que les rêver devant mon écran de télé, me contentant des explorations d'un autre, filmées par un autre, avec toutes les frustrations que cela suppose (et ce sentier perdu de la province du Ratanakiri, pourquoi le cadreur ne l'a-t-il pas emprunté ? Pourquoi s'en est-il détourné au bout de trois pas ?). Les rêver dans les livres, aussi, bien sûr : j'en ai fait des kilomètres dans les Cévennes, avec Stevenson et son âne ! Et il ne m'a pas fallu quatre-vingt jours pour lire le périple de Phileas Fogg ! Et la Loire, et la Garonne, je les ai suivies dans leurs méandres avec Henri Calet... Je ne sais pas si c'est l'âge, ou plutôt la conscience que mon dernier véritable voyage remonte à une éternité et que le prochain ne s'annonce pas pour tout de suite, mais j'en suis arrivé à suivre les étapes du Tour de France simplement pour jouir du paysage. Les "duels" entre Alberto Contador et Andy Schleck qui semblent passionner les commentateurs ne me font ni chaud ni froid, mais je parviens même à supporter l'exécrable voix asphyxiée de Laurent Fignon s'il m'est permis d'apercevoir la belle cathédrale romane d'Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées Atlantiques) ou les sommets du Tourmalet emmitouflés sous les nuages... Je file un mauvais coton.

Pourtant, il me semble que j'ai l'âme d'un voyageur. Pas d'un grand voyageur, le genre qui abandonne tout derrière lui pour s'évader durant des mois, non - un petit voyageur modeste, qui aime voir un peu de quoi le monde a l'air, mais qui apprécie tout autant de rentrer chez lui et de retrouver ses habitudes, de poser ses bagages un peu plus riche de sensations et d'émotions qu'il l'était en partant.

Mais comment partir quand on n'a pas le permis de conduire, qu'on ne possède pas de vélo, qu'on n'est pas particulièrement débrouillard et que l'idée même de demander l'heure à un inconnu nous intimide ? Ne parlons même pas de lui demander le gîte et le couvert... J'en suis réduit à m'imaginer dans la peau d'un voyageur sans quitter mon appartement. J'ai l'habitude de ces petites impostures : je m'imagine aussi souvent avec une femme, moi qui ne sais pas toucher les femmes... Je joue même à l'écrivain, parfois. Un jour, il faudra bien que j'arrête de rêver ma vie pour la vivre réellement...

Il a fallu que je baisse la tête pour comprendre que mon amaxophobie n'était pas un problème : j'avais des pieds ! C'est le B.A.ba du voyageur : deux pieds, une paire de chaussures, et la route s'ouvre à lui. Il suffit de passer la porte.

Bizarre que ça ne me soit pas venu à l'esprit plus tôt. Il y a pourtant des années que je suis un piéton ! Il est vrai que j'ai marché tard : à vingt mois. Ma grand-mère allait même brûler des cierges à l'église pour que je me lève et marche, comme Lazare... Mais alors, une fois que j'ai compris le mécanisme de placer un pied devant l'autre et de recommencer, je n'ai plus cessé de le mettre en application ! Je n'utilise presque jamais les transports en commun à Laval : il n'y a que la semelle de mes chaussures que j'use. Mes collègues sont toujours surpris d'apprendre que je fais plusieurs fois par jour le trajet pour me rendre au travail à pied. Eux ne pourraient pas, la voiture les a rendus fainéants - c'est ce qu'ils me disent. Oui, j'avais à ma disposition le véhicule idéal pour m'envoyer promener, et je ne m'en rendais même pas compte.
L'aventure commence sitôt franchi le seuil de mon immeuble de la rue Guynemer, à Laval, donc. Pour une fois, je marcherai sans but précis, sans volonté de me rendre au boulot, ni d'aller traîner d'une librairie à l'autre, ni d'entrer dans l'épicerie la plus proche. Mon seul but, pour une fois, ne sera pas une destination quelconque mais le chemin pour y parvenir. Je descends la raide rue de l'Ermitage, celle où je suis né, et qui accouche une nouvelle fois de moi devant le passage pour piétons de la rue du Vieux-Saint-Louis. Tous les passages pour piétons du monde m'appellent : ils me sont destinés ! Depuis un ponton de bois, à l'ombre du viaduc, des ados plongent dans la Mayenne sans se soucier des panneaux "BAIGNADE INTERDITE". Je traverse la passerelle qui longe les arcades majestueuses du viaduc, qui ressemblent aux anneaux d'un serpent de mer gigantesque et docile.

Pourquoi éviterai-je les sentiers battus, puisque je ne cherche qu'à marcher ? Le chemin de halage est une institution à Laval, au même titre que l'entreprise Lactalis, le Musée du Vieux-Château et le quart d'heure mayennais (qui consiste à arriver à tout rendez-vous avec au moins un quart d'heure de retard (de mauvaises langues prétendent que dans bien des domaines, on devrait parler de "quart de siècle" mayennais - mais il faut les ignorer)).

Le chemin de halage, donc. Ici, sur le quai de Bootz, il s'accroche à la rive gauche de la Mayenne, qu'il suit fidèlement sur des kilomètres. La famille d'Alfred Jarry a vécu un moment juste à côté d'ici, au 13 de la rue de Bootz. Lui est né plus loin, sur la rive d'en face, en 1873.

Le long de la rivière, les habitations prennent des airs de châteaux ou de villas, alanguies et ventrues sous le soleil d'été. Des familles en vacances glissent sur l'eau dans des bateaux de plaisance ; on croirait que l'océan va apparaître au prochain tournant.

Mais devant, il n'y a que l'écluse de Bootz. Les écluses jalonnent la Mayenne et sont comme des bornes pour le promeneur, des étapes à franchir. Etapes symboliques, bien sûr, puisque encore une fois, on ne va nulle part... Pas à pas, on s'approche d'elles, on a le temps de les voir arriver, minuscules chutes d'eau coudées avec leur barrage miniature sur la droite... En voiture ou en train, le paysage n'a pas le temps de s'imprimer en vous. À peine voyez-vous un pont se dessiner à l'horizon, vous êtes déjà en train de le franchir, vous l'avez déjà dépassé, le temps de vous retourner, il a déjà été avalé dans un virage. À pied, vous apercevez le pont longtemps à l'avance, enjambant la rivière, il vient à vous tranquillement, parfois des arbres le cachent, et il réapparaît un peu plus proche, encore un peu plus familier. Lorsque vous passez dessous, vous l'avez adopté, il fait partie de vous. Il restera encore un moment derrière vous, s'éloignant peu à peu.

Le pont de Pritz me tourne le dos, il s'enfonce peu à peu dans le vert des arbres. À pied, les noms les plus familiers deviennent des invitations au voyage : Pritz et sa chapelle romane du XIe siècle, L'Huisserie, Entrammes, Ahuillé, Saint-Jean-sur-Mayenne, Saint-Germain-le-Fouilloux... Des noms sans gloire, à quelques kilomètres de Laval, mais qui pour le marcheur deviennent aussi exotiques que Valparaiso, Oulan-Bator ou le Cap Horn : des terres étrangères de proximité.

Le sentier continue, j'y croise des coureurs à pied et des familles à vélo. Un père menace pour rire sa fille qui le suit avec peine : "Si tu continues, je fais des zigzags!" Et la petite, horrifiée : "Oh non, papa, s'te plaît ! PAS DE ZIGZAGS ! PAPAAA !..." Parfois, des cyclistes qui m'avaient dépassé repassent devant moi après avoir fait demi-tour plus loin.

Sur la rive d'en face, le paysage n'est jamais le même. Les villas au bord de l'eau ont disparu, remplacées par une végétation très dense, qui elle aussi s'est faite oublier, laissant la place à des hectares de bocages faisant le dos rond. Puis les arbres à nouveau s'amoncellent, forment un mur, la rivière en devient vert épinard, comme si la couleur avait dégouliné. D'ici, le bois le plus modeste prend des allures de forêt amazonienne. Seuls le bruit de la circulation et les chromes reflétant le soleil en flashes rapides trahit la route derrière les arbres. Encore un changement, un parc apparaît, on aperçoit des lanceurs de frisbee, et c'est le pont de Changé qui s'annonce. L'église du village passe la tête par-dessus les branches. Autour d'elle, quelques nuages blancs s'accrochent au ciel bleu, comme des post-it sur un écran d'ordinateur.

Je continue. J'ai l'impression que je ne peux plus faire que ça, continuer. La rivière me suit fidèlement, j'avance. Elle aussi se cache parfois derrière les arbres. Le sentier recherche l'ombre, ma tête aussi, mais droit devant, le soleil tombe en pluie. L'autre rive se fait vallonnée, des saules pleureurs hésitent entre se pendre au ciel ou se jeter à la flotte. Finalement ils restent là, au bord du gouffre, indécis, comme vous et moi. À ma droite, côté terre, des vaches broutent une herbe jaune et sèche. À gauche, de l'autre côté, des rochers émergent de la verdure comme un os d'une fracture ouverte. J'arrive à l'écluse de Belle-Poule, avec son moulin à blé dévoré par le lierre. Je continue.
Un peu plus loin s'avance le château du Ricoudet, carré, un air d'hôtel quatre étoiles, construit en 1864 par le comte d'Elva, déjà propriétaire du château de Changé. Je passe encore sous un pont. Une nouvelle étape. Est-ce que je continue ? Allez, je continue. Quand je regarde droit devant, j'ai l'impression qu'on s'enfonce, moi et la rivière, dans une immense forêt. En fait, derrière les arbres, la sauvagerie a été domestiquée. Tous les reliefs, bosses et accidents du terrain, ont l'air d'avoir été étudiés de près : c'est un golf. Des quadragénaires en bermuda poussent leurs caddies remplis de clubs. Et toujours des sonnettes de vélo pour me prévenir : je me range sur le côté. Des familles toujours, le père, la mère et les enfants. Parfois, de jolies jeunes filles en shorts microscopiques, leurs cuisses longues et brunes s'activant sur le pédalier.

Un vieux chaland rouillé est amarré sur la Mayenne. Son nom : Florence. Encore une invitation au voyage ? Ou un rappel mesquin des voyages ratés ? Quand l'horizon s'élargit, la rivière prend de nouveaux aspect. Elle n'est pas la même, entourée d'arbres en fleurs, ou cernée de champs aux courbes douces. Ses méandres ne sont pas les mêmes. Elle semble moins sauvage, plus calme.

J'arrive à l'écluse de Boisseau, dernière "étape" avant Saint-Jean-sur-Mayenne. Je ne vais pas m'arrêter en si bon chemin ! Je poursuis ma route. Très vite, je vois le pont de Saint-Jean. Cette fois, j'y suis. Mais le sentier continue, je pourrais continuer...

Voilà presque deux heures que je marche, et il va bien falloir que je rebrousse chemin : ça fera quatre heures en tout. Le soleil de cinq heures du soir, intense, fait scintiller la rivière. Allez, je rentre. Je reviens sur mes pas en suivant toujours la Mayenne dans sa robe à paillettes. Mes pieds vont commencer à me faire mal - c'est ça qui est bon. Je ne pense à rien en marchant, ou je pense à tout. Mes réflexions vont et viennent au fil de mes pas, sans s'accrocher, sans insister. Et plus je marche, plus j'ai envie d'écrire. Ecrire sur ce vide, sur rien : les promenades d'un rêveur solitaire...