jeudi 4 juin 2015

La dernière émission




            
            Finalement, ils attendaient tous devant le grand écran du salon que l’émission commence.
            Garyan avait pourtant répété que si ce jour-là devait arriver, il passerait du temps avec ses proches, et qu’il s’enverrait en l’air une dernière fois avec sa femme, jusqu’à épuisement.
            Eh bien ! Colynn et lui s’étaient envoyés en l’air à plusieurs reprises, jusqu’à épuisement, et maintenant ils étaient avec leurs proches, tous devant la télé.
            Taraña et Klem étaient arrivés vers sept heures, avec de l’alcool de topinambour et des toasts lyophilisés. Sam et Djimi s’étaient occupés du gâteau. Les enfants s’étaient regroupés pour jouer entre eux, sagement, comme s’ils ignoraient qu’ils se voyaient pour la dernière fois.
         C’était un soir particulier. Il y en avait eu d’autres : des anniversaires, des mariages… Mais celui-ci, dans le genre particulier, se posait un peu là. Le dernier soir du monde. On en avait longtemps parlé, et voilà qu’on y était.
Pour la génération des parents de Garyan, la fin du monde, c’était une plaisanterie, rien de plus. Un truc qui concernerait les hommes du futur, après nous le Déluge… Et puis il y avait eu le Grand Cataclysme de 2203. L’Année terrible. Les journaux n’en pouvaient plus de majuscules et d’expressions choc pour définir le moment « où tout avait basculé ». Des épidémies par dizaines de milliers, des séismes à répétition, sécheresse et inondations en masse, comme un cauchemar d’écologiste qui serait devenu bien réel. Comme si la Terre, à bout de souffle, crevait d’un coup tous ses abcès. Pendant plusieurs mois, les gouvernements du monde traitèrent chaque cas comme il se présentait : quarantaines par ci, recherche d’un vaccin par là, aide aux populations sinistrées… Mais l’horreur s’étendait. Toutes les populations, les unes après les autres, entraient dans la catégorie « sinistré ». Les maladies les plus exotiques devenaient le lot quotidien, les insuffisances respiratoires et les cancers se multipliaient comme jadis les petits pains… Le monde entier était patraque. Fatalement, il y eut un moment où les autorités firent le parallèle entre les problèmes de santé des citoyens et les pics de pollution toujours plus alarmants. L’air était bel et bien devenu irrespirable. « On vous l’avait bien dit ! », toussèrent les écologistes.
Alors, il y eut ce miracle : tous les États du monde se réunissant pour un gigantesque Sommet, oubliant tous les conflits passés pour prendre une décision radicale face à cette situation.
            Et cette décision radicale, ce fut de creuser d’immenses galeries souterraines, partout dans le monde, et d’y vivre comme les rats. Tous les citoyens contaminés furent abandonnés à la surface, seuls ceux qui ne présentaient pas de risque de contagion eurent le privilège de se voir autoriser l’accès au monde souterrain. Les temps étaient venus de vivre sous la lumière des néons et de raconter à ses enfants comment était cette Terre qu’ils ne connaîtront jamais réellement, et à quoi ressemblait le ciel.
            Il y avait trente ans, maintenant, que les humains s’étaient transformés en taupes. Évidemment, il s’agissait à l’origine d’une situation momentanée, le temps de « trouver une solution ». Personne ne l’avait trouvée. Personne n’avait d’ailleurs eu l’air de savoir qui devait la chercher. On comprit que le temporaire allait s’éterniser lorsque les gouvernements se mirent d’accord pour renoncer aux fuseaux horaires, puisque le cycle des jours et des nuits s’établissait désormais artificiellement par l’action des néons. Tous les pays du monde réglèrent leurs montres sur le Méridien de Greenwich, et enterrèrent leurs illusions après avoir enterré le reste. Jamais cette décision n’aurait été prise s’il y avait eu le moindre espoir de remonter un jour à la surface…
            Il y eut une douzaine d’années d’accalmie, où dans les hôpitaux de l’Underworld (comme on appela vite ce nouveau monde, sans grande originalité), les médecins soignaient des maladies classiques. Le taux de mortalité était redevenu acceptable, étant données les circonstances. Personne ne les vit passer, ces années-là. Tout le monde était trop occupé à gérer son traumatisme post-apocalyptique… Pourtant, il y eut des naissances, dans ces catacombes. Des naissances fortement encouragées par les gouvernements. Il s’agissait de sauver la civilisation !
            Il s’agissait, surtout, de faire comme si tout allait bien. Le plus important : rassurer les populations civiles. Les installations souterraines, d’abord sommaires, se firent de plus en plus ambitieuses. Il n’était plus seulement question de survie, on n’allait plus se contenter de créer des abris de fortune et des centres médicaux : bientôt, les entrailles de la Terre virent naître des cinémas, des restaurants, des bibliothèques, des églises, des palais omnisports, des dancings… La vie reprenait ses droits.
Et puis c’est revenu. Des épidémies qui dataient du Moyen Âge faisaient de nouveau parler d’elles et se répandaient à travers les boyaux des nouvelles cités. Ce magnifique ouvrage humain, construit dans la peur et le désespoir, mais avec ce sens du grandiose dont l’homme a le secret, voyait ressurgir les monstres de la surface que tous avaient voulu fuir. Et là, impossible de fuir. Impossible de s’enterrer plus profondément. L’humanité avait le dos au mur, et la Mort n’avait même plus le temps de se curer les ongles. On pouvait presque la voir, la Mort, ramper sans trêve, en engloutissant sur son passage tout ce qui restait de « populations civiles » encore debout.
Une idée fit son chemin, lancée à l’origine par un petit parti obscur, le MSDD (Movement for a Scheduled Doomsday, autrement dit le mouvement pour une fin du monde planifiée). Puisque l’extinction totale de l’humanité s’avérait inéluctable à plus ou moins longue échéance, pourquoi ne pas l’organiser ? Pourquoi ne pas décider d’un jour particulier pour en finir tous ensemble ? Il suffirait d’un immense réseau de bombes toutes reliées entre elles, et d’un certain nombre de personnes désignées pour déclencher les détonateurs à l’heure H, et ce serait ensemble, main dans la main, que les hommes et les femmes du monde entier s’éparpilleraient tous dans de joyeuses envolées d’organes, de membres et de fluides corporels…
Curieusement, ce projet fut d’abord accueilli par des cris scandalisés ou de simples moqueries. Qui serait assez fou pour soutenir un tel programme ? Tout aussi curieusement, à mesure que les hôpitaux de l’Underworld dégorgeaient leur trop-plein de pestiférés, de tuberculeux et de leucémiques, le MSDD fit de plus en plus d’adeptes. Le pic de mortalité vertigineux de l’année 2227, qui épouvanta le monde entier, ou ce qui en restait, fit du MSDD le premier parti de l’Underworld. Désormais, c’étaient les sceptiques et les optimistes, ceux qui voulaient croire que le pire n’était pas encore certain, qui étaient minoritaires. Pour ne fâcher personne, les autorités choisirent la date du 13 novembre 2253, soit cinquante ans jour pour jour après la création de l’Underworld – une date qui paraissait suffisamment éloignée pour ne pas être trop anxiogène. Et puis, vue la rapidité avec laquelle la mort faisait son œuvre, cette date fut avancée de vingt ans, à l’unanimité générale.





Nous y étions. Le 12 novembre 2233, l’humanité allait vivre sa dernière journée dans une belle communauté d’esprit, unie comme jamais. La bombe devait exploser à une heure du matin, le 13.
« Une belle communauté d’esprit », il fallait le dire vite. Dans le dédale des rues de chaque cité, il ne valait mieux pas traîner quand les « feux de jour », ces immenses néons déversant une lumière blanche laiteuse qui anéantissait les ombres, laissaient place aux « feux de nuit », de petites ampoules oranges qui rappelaient vaguement les lampadaires d’antan. Assassinats, viols et pillages étaient monnaie courante : on tuait pour des médicaments, de la nourriture ou un peu d’eau. Cette ultime soirée ne devait pas faire exception à la règle : toutes les perversions étant permises, puisqu’à minuit la sentence était la même pour tous, on n’allait quand même pas se priver… Seule la courbe des suicides s’était inversée depuis quelques années. Une date limite ayant été fixée pour tout le monde, les dépressifs réalisaient qu’ils pouvaient bien patienter un peu.
Les rues ayant été abandonnées aux fous et aux criminels, il valait mieux rester chez soi. Et le MSDD, désormais au pouvoir, avait tout prévu pour que cette dernière soirée soit inoubliable – si toutefois il était possible de conserver le moindre souvenir dans l’au-delà. L’humanité s’éteindrait joyeusement, dans l’union des âmes et les confettis, à la fin d’une gigantesque émission retransmise dans tous les pays de l’Underworld. Des dizaines d’artistes, chanteurs, acrobates, humoristes, magiciens, se relaieraient toute la soirée pour chasser la peur, pour accueillir le néant dans les flonflons de la dignité.
Si un bombardement général de toutes les structures de l’Underworld avait immédiatement paru la meilleure solution pour en finir, le gouvernement encourageait les familles à avaler des cachets avant l’heure prévue pour la Grande Détonation, afin de dormir au moment fatidique. Tout le monde se souvenait de la grande campagne Un “gloups !” plutôt qu’un “boum !”… À minuit, une heure avant la deadline, les animateurs de l’émission inviteraient leurs spectateurs à avaler la pilule avec eux. D’ailleurs, ce spectacle n’avait pas d’autre fonction que celle de sédatif, pour s’occuper un peu avant de mourir, et ne pas trop y penser. La télévision, contre toute attente, se révélait le meilleur média pour apprendre à mourir.
En trinquant à la fin du monde, Garyan et ses invités attendaient donc que commence l’émission. Docilement assis autour de la table comme pour une soirée de réveillon, ils se tenaient devant ce qui ressemblait à un festin princier. Un festin post-apocalyptique, bien sûr, mais tout de même… Il fallait finir les rations !
Ce qui surprit Garyan, ce furent les annonces publicitaires diffusées avant l’émission. Plus personne n’irait acheter quoi que ce soit, désormais ! Pourquoi vanter encore les mérites d’une marque de lave-vaisselle, d’une voiture ou d’une banque ? « Il faut vraiment faire comme si ce jour n’avait rien de particulier », se dit-il avec un sourire en coin.
« Vous savez qu’en réalité, la soirée n’est pas retransmise en direct ? confia Klem sur le ton d’un espion tellement ravi d’avoir mis la main sur des documents ultra secrets qu’il s’empresserait de les divulguer au premier venu. J’ai lu quelque part qu’il y aurait un léger différé de quelques minutes, histoire de pouvoir gérer au cas où un invité craquerait… On est censés rigoler, ce soir ! Vous imaginez, si Argrell s’interrompt au beau milieu de son sketch sur la fièvre jaune pour hurler “J’veux pas mourir ! J’veux pas mourir !” en pleine crise d’hystérie ? Bel exemple pour la jeunesse !
‒ À mon avis, ne plus avoir à subir l’humour d’Argrell, ce sera l’une des plus agréables conséquences du Doomsday… », gloussa Djimi.
Dans un tonnerre de cuivres enthousiastes et un déferlement de couleurs, l’immense plateau de la dernière émission du monde fit son apparition sur l’écran. Au-dessus du vaste public regroupé sur le plus grand stade du monde, quatre gigantesques cavaliers montés sur quatre gigantesques chevaux mécaniques s’avançaient depuis les quatre points cardinaux. L’un des chevaux était blanc, un autre rouge, un autre noir, et un autre pâle. Sept immenses trompettes tenues par sept anges accueillaient leur arrivée. Ayant rejoint le centre du stade où était dressé le plateau, les animaux de métal se tournèrent chacun dans quatre directions opposées et firent une sorte de révérence, échine courbée et patte avant droite levée, sous les acclamations de la foule.
Klem ricana. « Alors c’est ça leur interprétation de l’Apocalypse de saint Jean ? Quatre gentils canassons qui font des courbettes ? Manque plus que la Bête à sept têtes avec un tutu et une plume dans le cul ! »
Après cette longue cérémonie d’ouverture, les plus célèbres animateurs du monde vinrent présenter la soirée dans leurs langues respectives. Chacun bénéficiait d’un espace suffisant pour faire son show à l’attention de ses concitoyens. Pour l’Europe, ce fut évidemment Jean-John Grimstock qui fit son apparition. Toujours aussi fringant, il glissa son flamboyant fauteuil roulant jusqu’au milieu de la scène en lançant de tonitruants « bonsoir » et « merci » pour couvrir les applaudissements déchaînés du public.
Garyan constata une fois de plus avec quelle élégance Grimstock arborait ses lunettes à oxygène, comme s’il s’agissait d’un ornement, au même titre qu’une belle montre ou une cravate. Garyan, lui, se contentait d’un vieux modèle en plastique qui, en comparaison, lui donnait vraiment l’air d’un mourant.
Pendant que s’enchaînaient les vedettes, que les grands tubes du moment laissaient place à des numéros de danse acrobatique ou à des bêtisiers divers, les convives se turent un moment. Ce n’était pas l’émission qui les captivait, pourtant : Garyan sentait bien que chacun faisait le point, que chacun, rassuré par la présence des autres, profitait du brouhaha télévisé pour méditer. Le travail de deuil avait commencé depuis longtemps, depuis des années : c’était presque un soulagement de le voir s’achever aujourd’hui.
Colynn glissa sa main dans celle de Garyan un moment, et ils se regardèrent longuement. Tout bien considéré, ils n’avaient pas eu une mauvaise vie. À quarante-cinq ans, et malgré ses ulcères à répétition, Garyan avait su conserver une assez bonne santé, alors que de nombreuses personnes de sa génération, celle qui avait connu le « monde d’en haut », étaient déjà mortes depuis longtemps. Colynn et lui n’avaient perdu que deux enfants en bas âge, et les deux restants, Glynnda et Merwynn, bien qu’atteints tous deux de poliomyélite, avaient toujours montré une joie de vivre émouvante. Les années avaient été beaucoup plus cruelles pour Taraña et Klem. Garyan ne connaissait pas tous les détails de leur vie, ils n’étaient voisins que depuis cinq ans, mais durant ces cinq années, il avait assisté à leurs nombreuses hospitalisations, il les avait vus pleurer la mort de leur fille aînée, il avait vu Taraña perdre peu à peu toute son autonomie, se ratatiner dans son fauteuil médicalisé, devant son mari impuissant qui souffrait de la voir chaque jour s’éloigner un peu plus de lui.
Sam et Djimi, leurs amis homos, s’étaient résignés assez tôt à l’idée que ni l’un ni l’autre n’auraient jamais trente-cinq ans. Sam avait un cancer du larynx, Djimi une insuffisance rénale. Là où ils s’étaient montrés particulièrement naïfs, c’est en pensant qu’il restait encore un espoir pour les enfants. Huit ans plus tôt, ils en avaient adopté deux, C’hmul et Doris, qui ce soir feraient partie du voyage. Pour l’heure, ils faisaient mine de ne pas trop y penser en s’abîmant dans la contemplation du grand écran de télévision, assis aux côtés de Glynnda et Merwynn. Phénomène assez rare pour être consigné, C’hmul et Doris étaient tous les deux en parfaite santé. « Mourir ainsi, ce doit être terrible », songea tristement Garyan en s’attardant sur les petites têtes des quatre enfants, sagement assis et ne perdant pas une miette des chansons et des animations qui se succédaient sur le plateau de Jean-John Grimstock.
À mesure que l’émission se poursuivait, les spectacles de variétés étant entrecoupés d’images d’archives montrant l’histoire de la télévision, mais aussi « les grands moments de l’humanité », depuis l’invention de la roue jusqu’à la naissance d’Underworld, une certaine anxiété se faisait sentir. Plusieurs coupures publicitaires (dont une pour une compagnie d’assurance-vie qui provoqua un grand moment d’hilarité parmi les convives) surgirent sans prévenir, sans doute pour masquer quelque scandale ou crise d’hystérie « en direct ». La jubilation du public se faisait nettement plus tiède, et même Grimstock semblait fébrile. Chez Garyan, instinctivement, les couples se serrèrent, les enfants rejoignirent leurs parents, des larmes dans les yeux.
Dix secondes avant minuit, un compte à rebours apparut sur l’écran. À minuit pile, chaque citoyen était invité à prendre le médicament qui lui permettrait de tomber dans le coma avant que tout explose. « Cinq ! », criait Grimstock en tenant son comprimé d’une main, et en cherchant toujours à paraître à peu près enjoué.
« Quatre ! », hurla la foule que la caméra parcourait en ne cherchant plus à masquer, cette fois, les cadavres de ceux qui avaient déjà composté leur billet depuis un moment. L’heure n’était plus à la pudeur, on pouvait enfin montrer la mort en face.
« Trois ! », Garyan vit avec soulagement Merwynn et Glynnda avaler leur cachet sans difficulté.
« Deux ! » Colynn et lui échangèrent un ultime baiser.
« Un !... ON AVAAALE !!! », hurla Grimstock, la voix brisée par un sanglot.
Garyan avala.