dimanche 17 juillet 2016

Un mariage




            Ça rigolait, ça trinquait à répétition, ça parlait fort, il y en avait quelques-uns qui commençaient à être joliment saouls, les enfants couraient partout en criant joyeusement, quand le premier coup de feu a claqué, provoquant un sursaut de stupeur général. Le deuxième coup de feu a imposé un silence glacial, vite rompu par les hurlements.
            Ah ! Le charme des noces de province… Bien sûr, le mariage en lui-même, à l’église, avait eu la solennité requise, François avait épousé Célia, Célia avait épousé François, les anneaux avaient été échangés et l’assistance, émue, attendrie ou amusée, avait applaudi le baiser des jeunes mariés, comme il se doit. Ceux qui n’avaient que peu d’intérêt pour la messe en général prenaient leur mal en patience, certains attendaient dehors en tirant sur leur cigarette, prêts à acclamer les époux avec tout ce qu’il faut de riz et de confetti dès que les portes de l’église s’ouvriraient.
            Le mariage, finalement, n’est qu’une formalité : ça ne concerne que les mariés. Ce que les autres attendent, c’est faire la fête. Et on allait la faire à deux kilomètres de là, dans la salle des fêtes du village d’à côté, louée pour le week-end, où attendaient un magnifique buffet et un cochon entier qui n’en était déjà plus à son premier tour de broche. Un copain de François faisait le DJ, musique d’ambiance pour l’apéro et le dîner, en attendant de lancer le bal ce soir. Les femmes avaient des robes somptueuses, les hommes avaient affûté leurs blagues les plus graveleuses pour la circonstance, ça parlait foot et politique, le bouquet de la mariée avait atterri dans les bras de sa sœur cadette, toute rougissante de s’imaginer bientôt à la place de son aînée.
            Et bien sûr, la mariée était magnifique dans sa robe blanche, les épaules dorées par les premiers rayons de soleil du printemps, la chevelure savamment entortillée dégageant une nuque adorable, et tout le monde de s’écrier : qu’ils sont beaux, nos mariés ! quel couple bien assorti ! Le contraire eut été gênant, du reste…
            On a beau être cynique, il y a toujours une atmosphère étrange, dans les mariages. On se laisse prendre à l’émotion générale, on sourit bêtement, on trouve tout le monde beau. C’est aussi que tout le monde s’est fait beau pour l’occasion, ça aide. Daniel, le verre de punch à la main, en avait les larmes aux yeux de voir son frangin marié. Pourtant, Célia et François étaient ensemble depuis quatre ans déjà – un mariage ne changeait pas grand-chose à l’affaire.
Un grand sentimental, Daniel : quand les mariés ont annoncé, juste avant d’entrer dans l’église, que Célia était enceinte, il en tremblait d’émotion ! Pour le détendre un peu, François lui avait posé la main sur l’épaule dans un grand éclat de rire en lui promettant qu’il serait le parrain de l’enfant.
            Il y avait eu l’habituelle séance de photos. Les mariés avec l’ensemble de leurs invités, parents, famille proche et éloignée, amis, ribambelle d’enfants assis sagement dans l’herbe, au premier plan. Les mariés avec leurs parents et grands-parents. Avec leurs frères et sœurs. Avec les cousins, les oncles et tantes. Et puis des photos plus détendues avec les copains.
            Dans la salle des fêtes, la famille avait, dans le plus grand secret, installé de larges panneaux couverts d’autres photos, retraçant le passé de chacun des conjoints. Un triptyque à base de tableaux de liège, de cartons et de cordelettes : deux panneaux, l’un consacré à Célia, l’autre à François, entourant un troisième, noué à chacun des deux, en forme de cœur, et qui retraçait leur vie commune.
            Et tout le monde de ricaner ou de s’attendrir devant les panneaux. « Oh, les tronches ! » Images attendrissantes de Célia bébé, blonde, dodue et ouvrant de grands yeux magnifiques sur ses jouets en plastique. Dans les bras de sa mère, dans les bras de son père. À quatre ans, chevelure ample aux reflets plus sombres, yeux en l’air, sourire mutin et quenotte manquante. Toute petite, tenant sa sœur encore plus petite dans les bras. À cinq ans, prise en photo à l’école, feutres en main, avec sa meilleure copine de l’époque, Élodie, couettes et lunettes à montures rouges, trop larges pour elle, sourire timide. Des photos de vacances, à la plage avec papa, jouant au ballon avec sa sœur, à la montagne en combinaison de ski, à dix ans arborant fièrement son premier flocon, bonnet rouge, yeux cachés par les lunettes protectrices. À dix ans toujours, soufflant son gâteau d’anniversaire à côté de sa meilleure copine de l’époque, Malika (qu’est devenue Élodie ?). Le spectacle de fin d’année de CM2 (Célia aurait bien aimé l’oublier, celle-là), en tutu rose à la danse, en tenue de sport au basket, et toujours au basket, une lourde coupe dans les bras. Les photos de l’adolescence permettent de suivre l’évolution physique de Célia, depuis les périodes plus ou moins ingrates jusqu’à l’éclosion glorieuse de la belle jeune femme que tout le monde connaît. Vers treize ans, elle chante dans sa chambre, micro imaginaire en main et cheveux volants devant les yeux, posters de boys bands au mur. Quinze ans, en Angleterre avec sa copine Charlène (qu’est devenue Malika ?), fou rire à Piccadilly Circus, casquettes ornées de l’Union Jack sur la tête. Dans un pub irlandais, avec la bande de potes de l’époque. Il y en a qu’elle n’a plus revus depuis longtemps. Charlène, elle, est toujours là. Les yeux brillants durant le concert de Nick Cave, à la Route du Rock. Même année, dix-huit ans, ouvrant fièrement les bras pour montrer le Grand Canyon à ses pieds – un cliché pris par François.
            Leurs photos en couple sont un hymne à la beauté de Célia. Dix-huit ans, dix-neuf ans, vingt ans, vingt-et-un ans : quatre années insolentes de beauté, de joie de vivre, de réussite et de voyages (en Amérique, en Islande, en Italie. Le Kenya allait suivre, pour le voyage de noces).
            Deux coups de feu venaient de mettre un terme à cette vie prometteuse.


*

            Il y a des moments où le drame n’a pas sa place. L’être humain n’est pas fait pour passer du rire aux larmes sans transition. Dans nos petites vies tranquilles, où le malheur ne franchit que rarement les limites de la télé, il est tout à fait inconcevable de se faire tuer le jour de son mariage. C’est une question de timing.
            Au premier coup de feu, les convives ont sursauté, se sont retournés, le sourire encore collé aux lèvres, croyant qu’un malin avait amené des pétards. Les conversations se sont à peine interrompues. Au deuxième coup de feu, ceux qui étaient dehors ont compris, le silence s’est fait le temps que l’information arrive au cerveau, puis les premiers hurlements ont confirmé l’horreur. Ceux qui étaient dans la salle sont sortis. Le DJ n’a même pas pris la peine de couper la musique. Célia est morte sur un air de bossa nova. Certains, en se précipitant, ont eu le temps de voir une moto qui repartait à toute allure.
            Célia s’était perchée sur un muret pour porter un toast, kir royal dans une main, l’autre posée sur l’épaule de François, autant par affection que pour conserver l’équilibre. Elle dépassait tout le monde d’une ou deux têtes, un petit groupe était réuni devant elle en demi-cercle, rigolard, attendant son discours. Un vrombissement de moto qui ralentit, une détonation, les yeux et la bouche de Célia s’étaient arrondis comme si on venait de la frapper à l’estomac. Au moment où éclatait la deuxième, elle était déjà en train de tomber, François tentant désespérément de la réceptionner. Avec sa robe de mariée, toute cette mousseline blanche, la chute avait quelque chose de très beau, comme une fleur qui tombe au ralenti. Quelque chose d’un peu grotesque aussi, l’armature en cerceaux de la robe donnant au corps couché dans l’herbe une forme bizarre.
            François est resté un instant hébété avant de crier le prénom de sa femme, de retourner son corps et d’exécuter les gestes désordonnés qu’on peut faire quand on se retrouve avec un blessé sur les bras sans avoir été formé aux premiers secours.
            Aux hurlements ont succédé les larmes, on a vite écarté les enfants de  la scène du crime. Les parents de Célia ont tout aussi rapidement rejoint François aux côtés de la mariée, dont la robe blanche se teignait de rouge. Jean-Claude, l’oncle médecin, faisait tout ce qu’il pouvait. Il en faisait même sûrement un peu plus, pour retarder le moment d’annoncer qu’il n’y avait plus rien à faire. Bientôt, François, les yeux embués de larmes, s’aperçut de leur présence, la sœur de Célia hurlant dans les oreilles de celle-ci comme pour la réveiller, son père et sa mère agrippés à sa robe, Jean-Claude concentré, professionnel. Il ne se souvenait pas les avoir vus s’approcher. Il regardait au-dessus de lui les invités debout, pétrifiés, cherchant une aide dans leurs yeux éteints.
            Non, l’homme n’est pas fait pour chuter du rire aux larmes sans passer par un seuil d’acclimatation. Quand l’instant d’avant, tout le monde rigolait et trinquait, on veut pouvoir retourner à cet instant-là. La catastrophe tombe trop mal, on a encore des éclats de rire en réserve, le malheur sonne faux. Les drames n’ont pas lieu d’être, quand on porte un beau costume, que les dames ont arrangé leur coiffure avec un tel art, qu’on a fait courir des bandes de papier crépon sur tous les murs et que les ballons de baudruche oscillent joyeusement au gré du vent. Le punch attend encore des verres à remplir, les petits fours nous font de l’œil – on est là pour s’amuser. Il faut croire que non. Les plus vifs d’esprit, chassant leur nostalgie de la joie, ont su s’emparer de leur portable aussitôt pour appeler les secours. On a même vu l’un des serveurs recrutés pour le festin accourir avec le défibrillateur. Jean-Claude l’avait remercié, en s’abstenant de préciser que cet objet était parfaitement inutile. La première balle avait déchiré le pancréas, la deuxième s’était logée dans le poumon gauche. Espérer voir le cœur redémarrer après un tel carnage, c’était s’attendre à un miracle.
            À mesure que les minutes passaient, dans l’attente des secours, l’horreur prenait de plus en plus de place. Les esprits, maintenant, étaient aiguisés, on remettait de l’ordre dans ce qu’il s’était passé. Certains avaient vu débouler la moto – rouge, peut-être bien – avec deux hommes dessus, tous deux portant des casques. Étaient-ce les casques, qui étaient rouges ? Ou la combinaison de l’un des individus ? Le premier coup de feu avait été tiré depuis la moto, mais pour le deuxième, le gars qui se tenait derrière le conducteur avait quitté le véhicule, fait quelques pas en direction de sa cible, et était remonté précipitamment après le crime, tandis que la moto redémarrait aussitôt. Tout le monde n’était pas d’accord. Il y en avait pour dire que les coupables étaient des Arabes. La plupart des témoins étaient pourtant sûrs, pour les casques. S’ils avaient des casques, comment tu peux dire que c’étaient des Arabes ? À force de rejouer la scène, à force d’échanger ses impressions, on ne savait plus trop.
            François et la famille de Célia étaient toujours à genoux dans l’herbe, autour du corps. Jean-Claude s’était relevé, il avait pris ses distances, désolé. Tous ceux qui entouraient la scène s’en tenaient un peu à l’écart. Il y avait comme un cercle infranchissable autour des quatre personnes recroquevillées sur la jeune femme sans vie. Les parents de François auraient voulu prendre leur fils dans leurs bras, mais ils n’osaient pas avancer. Daniel avait l’air particulièrement affecté par le spectacle. On sait l’attachement qu’il portait à sa belle-sœur. Cette journée avait été tellement pleine d’émotions contradictoires qu’il n’en pouvait plus : il craquait. Comme un barrage qui cède sous une crue gigantesque. Croisant le regard de son frère, François lui ouvrit les bras et Daniel, aussitôt, franchit les quelques mètres qui les séparaient pour redoubler de sanglots contre l’épaule de son aîné.

*

            La petite pute est morte. C’étaient ces mots-là qu’il avait prévu de prononcer, mentalement, quand le projet lui était venu en tête. À cette époque, qui lui semblait maintenant si lointaine, il se réjouissait à l’avance de ce moment. Mais là, la réalité l’accablait. Il ne pouvait même pas se dire qu’il n’avait pas voulu ça, puisqu’il avait exactement voulu ça. Seulement, désirer la mort de quelqu’un, c’est donné à tout le monde. Agir pour que cette mort soit un fait avéré, c’est autre chose. Tout compte fait, Daniel réalisait qu’il n’avait pas les tripes assez solides pour assumer son acte. Trop tard…
            Célia est morte. Pleurant comme un gosse contre l’épaule de son frère, Daniel était horrifié par ce qu’il venait de faire. Comment avait-il pu croire un seul instant que c’était réellement ce qu’il désirait ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
            Il avait fallu qu’il lui en veuille vraiment, à Célia, pour se mettre à la recherche de petites frappes qui ne verraient aucun inconvénient à assassiner une femme le jour de son mariage contre une certaine somme d’argent… Aujourd’hui, pourtant, ça lui semblait bien dérisoire, tout ça. Et il lui faudrait encore leur verser le reste de l’argent, maintenant que le contrat était rempli. Comment pourrait-il les regarder en face ? Comment pourrait-il se regarder en face ?
            Tellement ridicule… Il avait fallu qu’un jour, après avoir éclusé pas mal d’alcool, il ait déclaré son amour à Célia, en en faisant des tonnes, un vrai rôle d’amant déchiré, et que celle-ci le repousse, pour qu’il en vienne à la haïr. Absurde, quand on y pense, ce que peut provoquer l’orgueil… Il s’était senti tellement humilié par son regard ! Pourtant, il savait d’avance qu’il n’avait aucune chance, qu’elle était avec son frère et qu’il ne pourrait rien y changer… À se repasser la scène, Daniel se disait même que c’était cette certitude de l’échec qui l’avait convaincu de tenter le coup – comme s’il avait désiré cette humiliation, ce sentiment de rejet. Quelle sale petite pute, comme elle l’avait bien piétiné !... Il voulait la faire souffrir comme elle l’avait fait souffrir, il voulait la tuer. Il allait la tuer.
            Une pensée surgie sur un coup de colère, et qu’il avait laissé germer, cultivant cette colère avec soin, patiemment… C’était le plus étrange de l’histoire, cette constance… Tout être sensé, après avoir dessaoulé, ce serait rendu compte de la monstruosité d’une telle idée. Lui, non. Il était allé jusqu’au bout de son projet, il s’était aventuré dans les quartiers les plus hostiles pour y recruter des types assez tordus pour se salir les mains à sa place (ça non plus, il n’en revenait pas, à quel point c’était facile de trouver des petites frappes prêtes à jouer les tueurs à gages), et jamais il n’avait songé à laisser tomber. La veille encore, il attendait cet instant avec impatience. Ce n’est que lorsque Célia et François ont déclaré qu’ils attendaient un enfant qu’il s’est rendu compte de la réalité de ce qui allait se produire. Et là, il était trop tard pour faire machine arrière, le plan était parfait… Il aurait voulu pouvoir contacter les tueurs, leur dire de tout annuler, qu’ils seraient payés comme prévu, mais il n’avait aucun moyen de le faire. Il lui avait fallu assister à la cérémonie de mariage en sachant parfaitement ce qui allait arriver. « Pénible » est un peu faible pour décrire le sentiment qu’il ressentait à mesure que le temps passait. Au fond de lui, il espérait un cafouillage, il espérait que les types se déballonneraient, qu’un événement inattendu surviendrait qui empêcherait le drame… C’était comme voir un accident se produire au ralenti.
            Maintenant, c’était fini. Tout était consommé. Plus moyen de revenir en arrière, et Daniel allait chialer pour l’éternité sur l’épaule de son frère, pour éviter de le regarder. Il allait falloir, pourtant, se relever, faire face, participer à la tristesse collective en s’efforçant d’oublier qu’on était l’unique responsable de cette tristesse. Peine perdue. Alors, quoi ? Attendre la police et se dénoncer sur-le-champ ? Non. Impossible. Si la police ne trouvait aucun indice susceptible de l’inculper – et il avait veillé à ce que rien ne puisse les mener jusqu’à lui – ce n’était certainement pas lui qui les aiderait à résoudre le problème. D’ailleurs, ça ne ferait qu’ajouter un surcroît de souffrance. Après avoir perdu sa femme et le bébé qu’elle portait, François perdrait son frère. Et leurs parents ? Comment se remettraient-ils d’une telle avalanche de catastrophes ? Non. Il y a des limites à la cruauté.

             

Aucun commentaire: