lundi 30 mai 2016

Retour au Royaume des Sept Couronnes (partie 4)

Ceci n'est pas un tableau préraphaélite.


« Les treize chapitres que tu as en main devraient te donner une idée concernant ma stratégie narrative. Les trois livres vont représenter une mosaïque complexe de points de vue qui se recoupent, choisis parmi les différents acteurs de ma troupe vaste et diverse. »
Lettre de George R. R. Martin à son agent Ralph M. Vicinanza, octobre 1993.


            Il y a deux sortes de fans de Game of Thrones : ceux qui se contentent de regarder la série, et ceux qui se sont farcis les cinq tomes déjà parus de la saga A Song of Ice and Fire. Oui, rappelons tout de même le titre original de l’œuvre, et que A Game of Thrones n’était que celui du premier tome… Jusqu’à la sortie de la cinquième saison, les lecteurs possédaient un pouvoir énorme sur le reste de l’humanité : ils pouvaient menacer de révéler des éléments importants de l’intrigue, comme les prochaines morts de personnages. Même Obama et Poutine n’avaient pas une force de frappe aussi badasse. La saison 5 ayant rattrapé le temps des livres, le lecteur de George R. R. Martin est désormais à peu près au même point que le spectateur. Impossible pour lui de deviner ce qui se passera dans la saison suivante, puisque l’auteur n’a pas encore publié le sixième tome, The Winds of Winter.
            Alors le lecteur, loin de s’avouer vaincu, prend des airs hautains en rappelant au simple mortel spectateur que l’univers créé par Martin est si dense, si vaste, que la série ne fait jamais qu’en arpenter la surface, se concentre sur un arbre et en oublie la forêt…
            Et je vous épargnerai les airs hautains, mais quand même, il faut bien reconnaître qu’il y a du vrai là-dedans.
            Se lancer dans la somme de George R. R. Martin, c’est s’embarquer pour un long voyage semé d’embûches et de déviations, dont le lecteur/passager n’est même pas sûr de voir le bout. La métaphore du roman comme voyage, ça vous la coupe, ça, hein ? Une originalité pareille, c’est l’Académie direct, et la Légion d’honneur ! Rigolez, rigolez… N’empêche que la saga de Martin est autant une Iliade qu’une Odyssée. Un monde rongé par la guerre et les trahisons d’un côté, des pérégrinations sans fin de l’autre. Je vous ai déjà fait un topo sur lesdites pérégrinations, je n’y reviens pas.

Points de vue et rumeurs : à propos du style

            Parlons un peu des livres, et notamment du style. Le style de Martin a été critiqué pour sa simplicité et son aspect répétitif. Moi qui, en littérature, préfère la simplicité, je suis enclin à la clémence envers l’auteur sur ce point. Reste le problème de la traduction. Jean Sola, qui a traduit en français les quatre premiers tomes de la saga, a veillé à revêtir le texte original de tenues médiévales. Une idée qui se défend, et qui donne souvent de très belles pages – mais trop souvent aussi des phrases maladroites, mal foutues, sur lesquelles le lecteur va trébucher une ou deux fois avant de pouvoir les comprendre. Il suffit de lire la première phrase du premier tome pour s’en convaincre : « “Mieux vaudrait rentrer, maintenant…, conseilla Gared d’un ton pressant, tandis que, peu à peu, l’ombre épaississait les bois à l’entour, ces sauvageons sont bel et bien morts. […]” » Trop de virgules à la suite, et bim, on se prend les pieds dans le tapis au moment où, après la dernière virgule, le dialogue reprend. Ce n’est qu’un léger croche-pied, rien de bien méchant : dommage que ça arrive dès la première phrase…
La traduction de Sola n’est pas déplaisante, loin de là, mais elle demande un certain temps d’acclimatation. Le plus grave étant qu’avec cette manie de contorsionner la phrase, le traducteur a une fâcheuse tendance a complexifier certaines sentences qui auraient eu beaucoup plus de force si elles avaient conservé leur simplicité originale. Lorsque Jaime pousse Bran du haut de la tour, le « Ce que me fait faire l’amour, quand même ! » de Jean Sola est nettement moins efficace que le sobre « The things I do for love » de Martin. Avec ce clownesque « quand même ! », Jaime a l’air d’en rajouter des caisses. Il ne lui manque plus que de froncer les sourcils avec les poings sur les hanches, et de conclure d’un « Rhô là là ! » pour que le tableau soit parfait. Vous allez me dire, ça lui fait de belles jambes, à Bran…

Bran apprend à voler.

            Passons sur les choix de traduction parfois gênants (traduire direwolf par « loup-garou », c’est quand même difficile à avaler sans tousser), et les manies typographiques (Jean Sola raffole des points de suspension suivis de virgules, il en met partout, alors que George R. R. Martin n’a pas ce genre de lubies), la lecture intégrale de A Song of Ice and Fire procure des heures d’intense jubilation et fait entrer le lecteur dans un monde extraordinairement complexe dont la série, aussi brillante soit-elle, n’est qu’un pâle reflet – et c’est tout ce qu’on attend d’elle.
            La grande idée de Martin, c’est le chapitre point de vue. Chaque chapitre est écrit à la troisième personne, mais en focalisation interne. Il s’agit du point de vue d’un personnage, qui n’a pas plus d’informations que le lecteur sur ce qui est en train de se passer, et parfois même moins. Ainsi, lorsque dans le cinquième tome, Tyrion, en exil après son évasion de Port-Réal, est enlevé par Jorah Mormont, le lecteur peut identifier le ravisseur, qu’il a déjà rencontré, avant que sa victime ne le fasse. Évidemment, Martin ne fait qu’appliquer là un principe de l’intrigue vieux comme le monde. Ce qui est intéressant, c’est la systématisation de ce principe sur une œuvre aussi longue, et aussi riche en personnages.
            On pourrait s’amuser à établir une liste des personnages point de vue. Nous pouvons nous dispenser de cet effort, d’autres l’ont déjà fait. Il est surtout curieux de voir quels personnages ne tiennent jamais ce rôle. Au début de l’histoire, Tyrion est le seul Lannister à bénéficier de chapitres point de vue. On peut le comprendre : permettre au lecteur d’entrer dans la tête de Jaime ou de Cersei Lannister, c’est lui donner la clé de leurs stratagèmes. On va éviter de se tirer une balle dans le pied tout de suite… Autres personnages en majorité dispensés de chapitres dédiés : les rois. Robert Baratheon n’est jamais personnage point de vue, pas plus que Joffrey, Tommen, Robb Stark (le Roi du Nord) ou Stannis. Il n’y a guère que Daenerys et Cersei qui échappent à la punition. Honneur aux dames ! Les rois gouvernent, mais ce sont les subalternes qui observent et analysent ce qui se passe. Le règne de Joffrey est passé au crible du regard de Tyrion, la Main du Roi (ainsi que de Sansa, la femme répudiée), comme celui de Robert était considéré par Eddard Stark ; les conseils de guerre de Stannis sont observés par le fidèle Davos, le chevalier-oignon ; quant à Robb, il entraîne le Nord dans la guerre sous l’œil bienveillant et inquiet de Catelyn, sa mère.

Tout le monde n'e peut pas donner son point de vue.

            L’auteur ayant établi avec soin ce partage entre les personnages qui bénéficient de chapitres dédiés et les autres, le récit se construit autant sur des scènes auxquelles le personnage point de vue, et donc le lecteur, assistent, que sur des scènes rapportées, des anecdotes, des rumeurs. Ainsi, les batailles menées par Robb Stark dans le Conflans sont observées de l’arrière par Catelyn, qui ne les perçoit que par ce que les hommes en racontent. Lorsque Theon Greyjoy, après sa prise désastreuse de Winterfell, est capturé par Ramsay Snow, à la fin du deuxième tome, il disparaît corps et bien. Le lecteur ne le retrouve en personnage point de vue que dans le cinquième tome, sous le nom de Schlingue (Reek). Sa réapparition, d’ailleurs, est l’occasion de pages magnifiques nous plongeant dans le cerveau tourmenté d’un homme enfermé dans le noir, affamé, torturé, sans aucun repère temporel, se nourrissant de rats dans une peur constante des mauvais traitements, allant jusqu’à oublier son propre nom… Avant cela, ce n’est qu’indirectement, de loin en loin, que le lecteur a pu avoir de ses nouvelles, notamment lorsque Roose Bolton a voulu offrir un doigt coupé de Theon à Catelyn. Autre rumeur qui se met à circuler après l’épisode fameux des Noces pourpres : celle de la « malédiction » des Frey (maudits pour avoir tué leurs hôtes), dont le lecteur n’aura un véritable aperçu que dans le tome 5.

Histoire et fiction

Il y aurait des tonnes de choses à dire encore sur l’univers de Game of Thrones. On sait que George R. R. Martin s’est inspiré de la Guerre des Deux Roses, qui opposa les Lancastre aux York durant la deuxième moitié du XVe siècle, et qu’il est par ailleurs un grand amateur des Rois maudits, la fresque historique de Maurice Druon. Mais là où Druon respecte scrupuleusement la réalité historique, à laquelle il ne fait qu’ajouter – avec talent – des intrigues parfaitement crédibles, Martin réinvente sa propre Guerre des Deux Roses, la transposant dans un univers fictionnel où dragons et morts-vivants existent. Tywin Lannister n’est pas Edouard Ier, pas plus que Tyrion n’est Richard III, Cersei Marguerite d’Anjou ou Robert Baratheon Edouard IV, mais l’auteur est allé puiser dans la biographie de ces différents personnages historiques de quoi façonner les siens. Daenerys tient autant de Cléopâtre que de Jeanne d’Arc (dans sa version ignifugée) ou d’Henri Tudor. Le reste, c’est la petite cuisine de Martin.

Cléopâtre et ses dragons.

Qu’il puise son inspiration dans la Guerre des Deux Roses ou dans l’Antiquité, qu’il se souvienne du Mur d’Hadrien pour bâtir ce Mur gigantesque séparant la civilisation de la barbarie, que les Noces pourpres soient une réminiscence du Black Dinner écossais de 1440 ou du massacre de Glencoe, que la Garde de Nuit rappelle les ordres de moines soldats, le peuple dothraki les hordes d’Attila et les Immaculés les spartiates ou les mamelouks, il ne s’agit là que d’ingrédients qui, savamment mélangés, donnent naissance à cet univers complexe et cohérent qu’est Game of Thrones.
C’est ce mélange qui séduit. Le lecteur est certes projeté dans un monde imaginaire, mais c’est un monde dont il possède déjà certaines clés. L’univers de Game of Thrones s’inspire du système féodal, on y retrouve le principe des fiefs et de la vassalité, la question des droits de succession et l’importance des alliances par le mariage, on y retrouve des armures et des bannières, des cachots et des conseils royaux, des espions, des putains et des courtisans, des gueux et des princesses. Étant dans un monde dont il connaît les codes mais qu’il sait fictif, le lecteur, ou le spectateur, est déjà captif quand déferlent sur lui dragons, magie noire et autres monstruosités. Piégé !
J’aurais pu faire un point sur le rôle des armes dans Game of Thrones, du lien qui les unit aux personnages qui les portent. Il y aurait beaucoup à dire sur Glace, l’épée de Ned Stark, qui a servi à sa décapitation et qui a été fondue pour forger deux nouvelles épées : celle de Joffrey, et celle qui était destinée à Jaime et que celui-ci donne à Brienne. Et je suppose que vous avez noté que Grand-Griffe, l’épée bâtarde (tiens donc) que lord Mormont donne à Jon Snow, est celle de son propre fils, Jorah Mormont, le protecteur de Daenerys ? Je n’en conclus rien, c’est une remarque en passant…
J’aurais pu faire une liste des châtiments que l’on retrouve dans la saga. Martin a, semble-t-il, voulu montrer dans son histoire une véritable anthologie de la torture et de la mise à mort. Décapitations, écorchages, supplices bestiaux (Brienne luttant contre un ours, des victimes dévorées par les chiens de Ramsay Snow, d’autres brûlées par les dragons de Daenerys ou grignotés par les rats dans les ruines d’Harrenhal), bûchers, précipitations dans le vide (à travers la Porte de la Lune, au sommet des Eyriés), égorgements, crucifiements, mutilations, empoisonnements… Ne faites pas ça chez vous.
On n’en a jamais fini avec Game of Thrones, événement littéraire et télévisuel passionnant et riche, quoi qu’en disent les pédants qui ne jurent que par les classiques et le cinéma, et ne voient là-dedans qu’un amusement populaire de peu d’intérêt. Alexandre Dumas, Jules Verne, Stevenson étaient aussi des auteurs populaires. Quand la littérature populaire atteint cette hauteur là, je demande volontiers du rab. 

 
Des répliques qui  tuent.

            

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