jeudi 20 août 2015

Vers le fantastique, 3



Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre. Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des épisodes de La Quatrième dimension, je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre elles soit constituée d’un paragraphe unique.

- Atelier n° 3 : aller perdu dans la ville.
Un travail sur paragraphe monobloc fait d’une seule phrase, en réexplorant un moment où on a réellement été perdu dans une ville, et ce que ça changeait aux signes.

Jean-François Rauzier, Vedute
 Aller perdu dans la ville



Les façades coude à coude dégringolent depuis le haut de la rue jusqu’en bas, en ligne sinueuse, zigzagante et étroite – elles ont l’air de s’affronter, les façades, trottoir de gauche contre trottoir de droite, les Jets contre les Sharks, certaines bombant le torse, un torse 1900, gonflé par les années et la rareté des réfections, le lierre couvrant leur poitrail comme des médailles militaires, d’autres façades plus timides mais moins ventrues, plus athlétiques, et elles dévalent comme ça la rue du haut de laquelle on aperçoit un paquet de toits d’ardoise, avec cheminées, antennes et paraboles, et quelques arbres aussi, taches vertes crevant le noir des toits, et tout au bout le clocher d’une église, perdu entre le vert et le noir, balafré par les lignes à haute tension ; une église ! c’est un point de ralliement, un but à atteindre, le signe que l’on n’est pas perdu, une église c’est un centre, une place, le retour à la civilisation – prochaine étape donc, trouver cette église : rien de compliqué là dedans, un peu de marche, bien sûr, mais je l’ai en ligne de mire, droit devant, cap au nord, je descends la rue vide de monde, me faufile sous les regards des façades qui continuent à se la jouer dur à cuire, les bruits de la circulation montent vers moi, des moteurs qui démarrent dès que le feu est vert, je passe un marché couvert, légumes de saison, autochtones à sacs Écomarché soupesant les laitues avec l’air de s’y connaître drôlement, cris, conversations mêlées, moteurs qui démarrent dès que le feu est vert, j’arrive au bas de la rue et là, dilemme, j’arrive sur une longue rue perpendiculaire, mon église a été avalée par les bâtiments, aucun moyen de savoir comment la retrouver, aller à gauche ou à droite, tout est toujours plus simple à vol d’oiseau, mais même depuis Blériot, l’homme n’est pas foutu de voler quand ça lui chante, il faut avancer à l’aveugle, allez, à gauche, on verra bien, et je m’enfonce dans l’humanité grasse et suante, les parents à landau les gamins qui courent les ados qui postillonnent et fument et crachent et tous le nez dans leur téléphone mobile et je slalome au milieu de tout ça, Jean-Claude Killy contre le reste du monde, passant d’une boutique de vêtements à une boulangerie, d’un bureau de tabac à une boutique de vêtements, d’une bijouterie à une pharmacie, d’une boutique de vêtements à une librairie sans jamais, jamais perdre de vue l’essentiel : dès que je retrouve sur ma droite une rue qui semble se diriger vers mon église, je m’y engouffre, en attendant bien sûr je pourrais toujours demander mon chemin, mais que voulez-vous, on a sa fierté, je veux y arriver seul, éprouver le plaisir, quand j’aurai atteint cette église, de me dire : j’ai réussi ; en attendant, donc, d’une boutique de vêtements à une agence de voyage, d’une banque à un kebab, d’un bureau de tabac à une épicerie, j’avance, j’avance, et je me retrouve enfin à un croisement, allez, je prends à droite, je vais finir par retrouver mon église et manque de chance, pas moyen, le prochain tournant est à gauche encore, toujours à gauche, je m’éloigne de mon but, je lui tourne le dos, virage à gauche encore, me voilà dans de petites rues, bruyantes, des cris, des engueulades, des marmots qui jouent dehors, devant les portes de leurs maisons, petites rues étroites, maisons anciennes, limites moyenâgeuses, un nouveau tournant, je ne sais plus, allez au pif je prends à droite, la lumière a changé, le soleil donne en plein sur les façades, agressif soleil du soir, l’inquiétude monte, si le soleil se couche comment je fais, être égaré en plein jour c’est une chose, mais à la lueur des réverbères, ça n’a plus rien à voir, et puis qu’est-ce que c’est que ce cirque, maintenant, des maisons à pans de bois, voilà que je me retrouve dans le quartier historique de la ville, manquerait plus qu’ils n’aient pas l’électricité, tous ces ploucs, qu’est-ce que je fous là, est-ce qu’il faut que je hèle un cocher, ou quoi ?


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