lundi 14 septembre 2015

Vers le fantastique, 7

Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre. Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des épisodes de La Quatrième dimension, je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre elles soit constituée d’un paragraphe unique.

- Atelier n° 7 : distensions du temps.

Construire un exemple de compression ou de distension du temps, choisi à votre gré (mais c’est cette distorsion du temps qui sera l’enjeu du récit) et de la marquer fictionnellement en y intégrant un élément appelé par cette distorsion même, et si possible le faire passer inaperçu, le rendre acceptable, comme l’âge d’Odette à la fin de la Recherche.

Syuho Sato, Say hello to Black Jack
Distensions du temps

J’ouvre les yeux et le soleil m’éblouit, des gens sont penchés sur moi et je comprends que je suis allongé, je les entends dire : « Il ouvre les yeux », un type s’approche encore plus de moi, masse noire, son buste immense me cache le soleil, je constate qu’il est à genoux devant moi, il regarde derrière lui, geste de la main comme pour chasser les mouches, il dit : « Poussez-vous ! Il lui faut de l’air ! », tourne le visage vers moi, son air rassurant m’inquiète, il me demande : « Est-ce que ça va ? », je crois que ça va, je ferme les yeux. J’ai l’impression étrange de tomber en arrière, sans savoir si ma chute est lente ou rapide. Je sens confusément qu’on me déplace, eh là ! Qu’est-ce qu’ils font ? J’ouvre à nouveau les yeux : je suis allongé sur une civière, on me hisse dans un fourgon, je ne veux pas, j’essaie de bouger, j’ai quelque chose sur le visage, un masque en plastique, des hommes me maintiennent allongé, d’une main sur mes épaules, presque nonchalamment, me disent : « Restez tranquille, ça va bien se passer… » Mais je ne veux pas rester tranquille, moi, j’ai des choses à faire, ça me frappe d’un coup : je vais être en retard au boulot ! Pourquoi on m’embarque ? Où est mon vélo ? Est-ce qu’ils ont au moins pensé à récupérer mon vélo ? Et ma sacoche ? Bon Dieu, ma sacoche ! J’ai tous mes papiers dedans ! Je m’agite, je veux leur dire de me foutre la paix, de me laisser partir, mais avec ce masque, je ne réussis à produire que des gémissements incompréhensibles, et ils m’empoignent plus durement, en me parlant toujours avec gentillesse : « Chhht… Allez, calmez-vous… » Je ne sais pas pourquoi, j’ai envie de leur faire confiance, je n’arrive pas à me souvenir de ce qu’il s’est passé, mais je crois que ces gens sont là pour m’aider. Je ne vois pas vraiment les traits de leur visage, dans l’ombre du fourgon dont les portes se sont refermées. Je discerne un halo de lumière bleue qui semble parcourir l’habitacle d’un bout à l’autre, c’est comme une danse, ça m’apaise, encore cette sensation de chute, et soudain j’ai changé d’endroit. Des murs blancs, des femmes en blouse blanche. Tout est encore un peu cotonneux, je ne comprends pas bien. Une chambre d’hôpital ? Je tourne la tête vers la droite, vois une potence chargée de poches de plastique transparentes contenant un liquide que je prends pour de l’eau. Les femmes me sourient gentiment : « Comment vous sentez-vous, monsieur Gourmel ? » Je crois comprendre que j’ai un tuyau dans le nez, quelque chose comme ça. D’accord, je suis dans un hôpital. Il est arrivé quelque chose. Est-ce que ma femme est au courant ? Il faut que je prévienne mon patron, aussi. Je ne suis pas encore assez en forme, je sens bien que j’ai encore envie de dormir. J’ai l’impression que du temps a passé et j’ouvre à nouveau les yeux. Sophie est là, assise, et je comprends qu’elle a pleuré en même temps que je vois un immense soulagement s’afficher sur son visage. « Ah ! Tu te réveilles ! » Son exclamation est couverte par la voix de mon fils, que je n’avais pas vu. « Bonjour papa ! » Je ne comprends pas : il devrait être à l’école, quelle heure il est ? J’essaie de poser la question, j’ai l’impression de ne plus avoir ouvert la bouche depuis des siècles, je bredouille quelque chose d’incompréhensible où Sophie et Baptiste ont peut-être, bravo à eux, reconnu le mot « école » quelque part. Baptiste me fait les yeux ronds et une sorte de petit rire gêné : « Y’a pas école aujourd’hui, papa. C’est samedi ! » Comment ça, samedi ? Ta mère t’a déposé à l’école ce matin avant de partir travailler, au moment même où je prenais mon vélo pour en faire autant… Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? J’ai le vague souvenir d’un choc, oui, voilà, une voiture. J’ai eu un accident ? Mais quand ? Quel jour on est ?

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