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mardi 22 avril 2014

Van Gogh, Artaud et Gustave Doré...

Deux expositions au Musée d'Orsay

Samedi 12 avril 2014.

            D’un courage exemplaire, je me lève une fois de plus dès les premières lueurs de l’aube. J’aimerais bien y voir le signe d’un changement profond de ma personnalité, mais je ne suis pas dupe. Pierre m’a conseillé d’être à Orsay dès neuf heures afin qu’il puisse me faire entrer au moment de moindre affluence, et comme je veux avant cela prendre un petit déjeuner quelque part, je quitte l’appartement de Jean-Rémi dès 7 h 30. Je prends la ligne 5, change à Gare d’Austerlitz et le RER C me dépose devant le musée. Je prends une table dans le café le plus proche. Le petit déjeuner, c’est sacré. En prenant mon café, je vois passer Pierre qui va au boulot, vers neuf heures moins le quart. Un peu plus tard, je suis devant le musée, et je considère avec empathie ces pauvres gens obligés de faire la queue, alors que je vais pouvoir rentrer gratis comme un putain de privilégié…

            Pierre me fait donc entrer, et me conseille de commencer d’abord par visiter l’exposition sur Van Gogh et Artaud, puis de le retrouver avant 10 h 30 (heure de sa pause) au cinquième étage, dans la deuxième partie de l’expo Gustave Doré.



            « Non, Van Gogh n’était pas fou, mais ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l’angle de vision, à côté de toutes les autres peintures qui sévissaient à cette époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire et des sbires de Thiers, de Gambetta, de Félix Faure, comme ceux de Napoléon III. » L’exposition présente en parallèle les parcours d’Artaud et de Van Gogh : manuscrits et dessins d’Artaud d’un côté, lettres à Théo et autoportraits de l’autre. Une salle est consacrée aux paysages de Van Gogh : Les Alyscamps aux arbres gigantesques et rougeoyants comme des rangées de torches enflammées au-dessus des promeneurs minuscules ; le Jardin de l’asile de Saint-Rémy entièrement dévoré par la végétation, des verts lumineux qui emplissent toute la toile ; ou encore sa Forêt de pins au déclin du jour où les arbres tordus du premier plan se découpent sur un ciel d’un jaune éclatant – beaux exemples du « pinceau en ébriété » de Van Gogh. Ailleurs, les Souliers noirs contrastent brutalement avec la palette habituelle du peintre : les couleurs sombres, noirs et verts profonds, tranchent avec les couleurs vives des Tournesols ou de la Chambre à Arles. Je connais bien Van Gogh, qui a longtemps été mon peintre de prédilection, et pourtant j’avais oublié ces Lauriers roses, près desquels est posé le roman de Zola, La Joie de vivre, dont le titre paraît cruellement ironique quand on connaît le destin du peintre…



            Un écran montre des vues du Champ de blés aux corbeaux, ce tableau où le suicide est omniprésent, tandis que la voix d’Alain Cuny lit des passages d’Artaud : « Il n’est pas ordinaire de voir un homme, avec, dans le ventre, le coup de fusil qui le tua, fourrer sur une toile des corbeaux noirs avec au-dessous une espèce de plaine livide peut-être, vide en tout cas, où la couleur lie-de-vin de la terre s’affronte éperdument avec le jaune sale des blés. »

            Antonin Artaud occupe la deuxième partie de l’exposition. Son visage torturé et vieilli photographié à Ivry accueille le visiteur. De nombreux dessins à la mine graphite sont exposés : visages et corps piquetés, tailladés, poignardés par la mine, glossolalie et imprécations, et cet autoportrait au regard chargé d’une mélancolie millénaire, où la douleur et le travail de la mort sont sensibles dans chaque trait de crayon. Il y a aussi ce dessin terrible, La Projection du véritable corps, qui m’évoque les « maîtres-fous » que filmera Jean Rouch dix ans plus tard, et leurs transes hallucinatoires…



            Van Gogh fait son retour avec La Nuit étoilée – sans doute mon tableau fétiche –, L’Église d’Auvers-sur-Oise et une série de fusains et de dessins au crayon qui font un beau parallèle avec ceux d’Artaud, avant de terminer par quelques spécimens de lettres à Théo, ornées d’ébauches commentées par le peintre.

            Après cela, je monte au cinquième étage pour entamer la visite de l’expo Gustave Doré par la fin, puisque c’est là que se trouve Pierre, et que nous allons pouvoir causer un peu. Le grand sujet de moment, avec Pierre, c’est sa remarquable faculté à se brouiller avec ses amis sur Facebook. Jean-Rémi l’a « défriendé » mais ça ne l’empêche pas de continuer à apprécier Pierre in real life ; en revanche avec G. et P., la rupture est officielle. Moi qui suis désespérément incapable de me brouiller avec qui que ce soit – parce que je ne prends rien au sérieux – tout cela me dépasse un peu. Remarque au passage : je ne suis pas à l’abri d’amis qui pourraient me reprocher, justement, cette propension à me foutre de tout, et à tout juger avec légèreté… Pierre me donne rendez-vous à l’heure de sa pause, d’ici une demi-heure, pour qu’on discute plus sereinement autour d’un café, et je prends donc l’expo Doré à rebrousse-toile.


            Je commence par ses croquis humoristiques, ses caricatures de la vie parisienne, des peintres du Salon, ses croquis militaires, ses Des-agréments d’un voyage d’agrément – finalement la part de l’œuvre de Gustave Doré avec laquelle je suis le plus familier (sans parler, évidemment, de ses illustrations des contes de Perrault). C’est ici qu’on voit que la bande dessinée existait bien avant de s’appeler « bande dessinée ». Rodolphe Töpffer, qui en est le véritable précurseur, l’appelait « littérature en estampes ». Cette narration par séquences illustrées, où l’on devine l’héritage des récits épiques sous forme de hiéroglyphes, est un prélude à la bande dessinée de Louis Forton ou au « roman graphique » théorisé par Will Eisner. Tout était déjà en place, seul manquait un nom pour définir cet art…


            Nous passons ensuite, justement, aux illustrations d’ouvrages littéraires : Le Juif errant, Gargantua, Pantagruel… Aquarelles aux sujets « hénaurmes » : Pantagruel bébé jouant dans son lit d’enfant avec des animaux vivants, vaches et bœufs, qui ressemblent à des miniatures entre ses mains, le tout sous le regard de ses gigantesques parents et d’une poignée de curieux grands comme des timbres-poste. Le Grand Derby, de 1870, est une aquarelle d’une exquise finesse, dans la manière, disons… « foutraque » de Doré, qui est le grand peintre des foules et des enchevêtrements, les corps des femmes en grande tenue se confondant en un ample désordre organisé de plis, de coiffes et de parures de bijoux ruisselantes. Gustave Doré flirte avec l’expressionnisme lorsqu’il brosse ses Pauvresse de Londres ou ses illustrations de Coleridge. Ses lavis où les bleus glacials se heurtent aux orangés du soir qui tombe, où la lumière déclinante, qui embrase les façades décrépites, ne suffit plus à réchauffer la scène couverte de neige et de givre, sont des visions d’apocalypse. Sa Maison de jeu, baignée d’une lumière ocre de chandelles, est presque un La Tour. Je poursuis mon chemin en admirant ses illustrations de Macbeth, dans la continuité de celles de Coleridge, et m’interromps à sa période espagnole – olé ! – en retrouvant Pierre, qui s’apprête à prendre sa pause.


Puisqu’il a une demi-heure devant lui, nous allons prendre un café en face du musée. Assez parlé de ses querelles sur Facebook, nous parlons un peu de moi et de mon projet de co-working. Il n'y a à peu près que ça qui m'intéresse en ce moment...

De retour à Orsay, je reprends donc l’expo Doré par le début. Daté de 1862, Entre ciel et terre est un bel exemple de l’imaginaire de l’artiste et de ses prouesses d’exécution : un batracien accroché par une patte à un cerf-volant est arraché du sol et un oiseau fond sur lui, bec grand ouvert – ce n’est pas tous les jours qu’un festin lui est envoyé directement dans la gueule ! Les sujets que privilégie encore Doré sont les scènes populaires : saltimbanques attendant leur entrée en scène, Pierrot grimaçant (où l’on retrouve tout l’attrait du caricaturiste pour les visages déformés), etc. Attachement, aussi, à la vie artistique et à son lot de misère : la Mort de Gérard de Nerval où l’allégorie, déjà, prend place dans cette manière encore mineure qu’est la lithographie.

Quand il s’attaque à la sculpture, avec L’Effroi ou l’Amour maternel, Doré reste dans l’allégorie, qui est au fond assez proche de la caricature. Toute l’œuvre de Gustave Doré témoigne de cette proximité : il s’agit toujours de résumer un concept, une idée, par une seule image forte, singulière, immédiatement compréhensible. Ici, la mère menacée par un serpent qui commence à s’enrouler autour de ses jambes, lève à bout de bras son enfant pour le protéger du monstre…


Lorsqu’il illustre L’Enfer de Dante, Doré peut lâcher la bride à sa passion pour l’allégorie. Quand il s’attaque à ce vers : « Poète, volontiers parlerais-je à ces deux qui vont ensemble et paraissent si légers au vent », il brosse une sorte de Vénus anadyomène de la mort. C’est au fond tout le « problème », avec Doré : ces œuvres en rappellent toujours d’autres. Ici Botticelli, là Michel-Ange ou Raphaël… Pompier, alors ? Mais quel pompier de génie ! Et qui, ignoré de son temps par la critique qui le cantonnait à son rôle d’illustrateur, dédaignant ses grandes pièces, est aujourd’hui un maître incontesté. Pourtant, sa peinture reste encore peu connue, et sa sculpture, n’en parlons pas : La Parque et l’Amour, accueillie froidement par les critiques de l’époque, est loin d’être ce qu’on retient en premier de l’œuvre de Doré. Pourtant, quel soin dans les détails, quel travail sur l’expression des visages – déformation professionnelle : un caricaturiste qui ne chercherait pas dans chaque visage l’expression la plus vive, la plus « parlante », serait un piètre caricaturiste…

Intertextualité toujours : Dante et Virgile dans le neuvième Cercle de l’Enfer évoque irrésistiblement Delacroix et Michel-Ange et, plus loin, l’immense Christ quittant le prétoire rappelle l’École d’Athènes de Raphaël ou (moins glorieux, à mon avis) les Romains de la Décadence de Thomas Couture…

À partir de là, je remonte au cinquième pour finir la deuxième partie. Je passe rapidement devant ce que j’ai déjà vu, pour retourner à l’Espagne à travers les yeux de Gustave Doré, parti en voyage dans le but d’illustrer Don Quichotte. On retrouve la manière de l’artiste amoureux des visages du peuple, corps difformes, trognes inoubliables… Son Guitariste (La Bandura) me fait songer au Pied-bot de José de Ribera – décidément, Doré est une anthologie de l’histoire de l’art à lui tout seul ! Ses scènes de rue (Mendiants à Burgos, Exécution d’un assassin à Barcelone…) ou ses personnages (la Diseuse de bonne aventure) évoquent de nombreux tableaux de peintres espagnols. Mais il faut croire que c’est l’Espagne de ce temps-là qui ressemblait furieusement à du Goya !



L’œuvre de Gustave Doré est en permanence tiraillée entre le grand genre, le gigantisme, et l’attachement au petit, au plus humble. Quand il se lance dans la peinture d’Histoire, ou plus exactement d’actualité, en déclinant le thème du Siège de Paris dans toute une série de tableaux, il retrouve ses grandes figures allégoriques, des créatures fantastiques telles que l’hippogriffe ou le sphinx, mais aussi des femmes du peuple, comme cette Pétroleuse obèse, débordante de seins, baïonnette au canon et bonnet phrygien surmonté d’une auréole…

C’est en abordant la peinture religieuse de Doré, et notamment ses illustrations d’épisodes bibliques, que m’a frappé ce rapport étroit entre la caricature et l’allégorie. Au fond, même dans ses œuvres les plus ambitieuses, Doré n’a jamais cessé d’être un caricaturiste – ce qui explique le peu d’intérêt des critiques d’art à son endroit. Dans ces tableaux, l’artiste montre une parfaite maîtrise du clair-obscur – ce qui n’a rien d’étonnant pour quelqu’un qui a commencé par l’illustration en noir et blanc, la gravure et la lithographie… Son Néophyte, notamment, est baigné d’une lumière extraordinaire, le pur visage du jeune moine apparaissant diaphane au milieu des vieillards enveloppés d’ombre…

La dernière partie de l’exposition est consacrée à la peinture de paysages. Et si Doré traite encore de sujets anecdotiques ou de faits divers (L’Ascension puis la Catastrophe du Mont Cervin…), il excelle dans le sublime. Paysages d’Écosse où aux reliefs gigantesques et aux ciels bouleversés répond la ligne placide du lac, comme une lame brillante traversant la toile. Paysages de montagnes où des alpinistes courageux sont à peine visibles dans l’immensité des roches et le bouillonnement des torrents. Et là, on baigne en plein romantisme, et Caspar Friedrich n’est pas très loin…


Ayant fini ma visite, je retrouve Pierre. Je ne poursuivrai pas par une visite de l’exposition permanente, que j’ai déjà vue maintes fois, alors je le salue, on évoque le prochain vidéodrome, qui n’aura sans doute pas lieu avant la rentrée de septembre, au train où vont les choses et mes finances…

Après Orsay, mon après-midi va être un peu plus détendue : j’ai déjà suffisamment marché à mon goût. Je rejoins à pieds le boulevard Saint-Michel et déjeune rue de La Harpe, à la terrasse de la Petite Hostellerie, à côté d’une Espagnole et d’une Italienne, si j’ai bien compris, qui parlent en français de leurs récents déboires amoureux. Après cela, je reprends mes pérégrinations de librairie en librairie et cette fois-ci, chez Gibert, je me laisse tenter par une réédition d’Henri Calet, De ma lucarne, que j’achète. Ma seule faiblesse. Alors que je m’apprête un peu plus tard à entrer à L’Écume des Pages, je suis arrêté par une diseuse de bonne aventure, une vraie, tout juste échappée d’une toile de Gustave Doré. Elle s’exclame en me voyant : « Oh ! Qu’il est beau !... » (Hum… Ça commence très fort…) Puis m’attrape la main, commence à faire courir ses doigts sur ma ligne de vie, et poursuit : « Il est très aimé, mais il est très fatigué, hein… » (Oui, admettons… Le soleil cogne et j’ai beaucoup marché…) Avant de conclure : « Il aurait pas une petite pièce à me donner ?... » Ben non, et ça, elle aurait dû pouvoir le prédire… Si c’est pour me dire ce que je sais déjà, merci, mais ça ne m’intéresse pas !

L’aboutissement de ma promenade est la terrasse du Mondrian, où je léthargise sous le soleil, devant un Coca et près de deux jolies étudiantes qui parlent français avec toutes deux un accent différent, et expliquent au garçon qui essayait gentiment de leur parler anglais (en les draguant peut-être un peu) qu’elles sont ici pour s’entraîner à parler notre langue.

Mon train n’est qu’à 18 h 45, mais j’arrive à Montparnasse avec trois quarts d’heure d’avance : plus rien à faire à Paris. M’asseoir dans le train et roupiller jusqu’à Laval – voilà mon projet de vie pour le moment.

dimanche 31 octobre 2010

Henri Calet, le débineur


"On croyait avoir touché le fond, on se trompait. Les casseroles ont un fond, la vie n'en a pas."
Henri Calet, Le Bouquet.



Ils sont terribles, ces écrivains de la génération 1900!... Ceux qui ont promené leur enfance sur les champs de bataille de la "Der des Ders" pour se faire rattraper adultes par la suivante, et essuyer penauds la dérouillée de 40: les Henri Calet, Raymond Guérin, Paul Gadenne, Jacques Perret, Georges Hyvernaud... La génération défaitiste. D'ailleurs, c'est un des leurs, Pierre Minet, qui a publié La Défaite en 1947, grand petit roman sur la bohème littéraire des années 20 et les poètes du Grand Jeu. Titre symbolique d'une époque: le fiasco était dans l'air du temps.

On l'aura compris: j'aime les ratés, les inadaptés, les déserteurs de tout. Prenez Raymond Théodore Barthelmess, dit Henri Calet, par exemple. Il n'aura pas attendu la "Drôle de guerre", la grande débandade du "...ième Débineurs" et l'expérience de prisonnier de guerre racontées dans Le Bouquet, pour voir la vie couleur encre de Chine. La débine, elle était en lui depuis toujours. Premières lignes du premier roman d'Henri Calet, La Belle Lurette (1935): "Je suis un produit d'avant-guerre. Je suis né dans un ventre corseté, un ventre 1900. Mauvais début." Le ton est donné. Qu'ils s'appellent Henri Vertebranche (La Belle Lurette), Adrien Gaydamour (Le Bouquet) ou Feuilleauvent (Le Tout sur le tout), la plupart des personnages de Calet sont des transpositions de lui-même, ce gamin chétif et triste, "tas petit de chair molle", fils d'anarchiste ayant poussé dans les déménagements et les trafics (de fausse monnaie notamment), déjà en fuite sur les routes de la Belgique occupée pendant la Grande Guerre (répétition générale avant l'exode de juin 40), puis hors-la-loi réfugié en Uruguay avant un retour clandestin à Paris... Il y a du Bardamu chez Henri Calet, vagabond désenchanté, amputé du sourire, portant sa couardise comme un étendard... "Quand je cherche à me démêler au fond, je trouve aussi que j'ai toujours eu un faible pour ceux de mon espèce: les malheureux, les vaincus. Et les Allemands, pendant vingt ans, avaient été les vaincus qu'il fallait plaindre. D'un coup, la situation se renversait: la France vaincue, je retournais à elle. La défaite, me voici!" (Le Bouquet). A force de commémorer l'Appel du 18 Juin, on en oublierait presque qu'on a perdu la guerre.

Mais Henri Calet n'est pas seulement le chantre décourageux et glacial de la débine: il sait mieux que personne faire partager la poésie simple et tendre des petites gens, de son quartier de Paris, le XIVe arrondissement, qu'il arpente de long en large au gré de ses souvenirs dans Le Tout sur le tout, évoquer ses voyages avec la légèreté du pinceau d'un aquarelliste... Pantouflard, Calet? Pas une seconde. Pourtant, l'exode aurait pu le dégoûter à jamais du nomadisme: "J'ai beaucoup traîné par les routes, ces dernières années, contre ma volonté. Il me semble que je n'ai pas cessé de marcher en tout sens durant plus de quatre ans. A présent que j'ai rallié ma maison, je demande à n'en plus bouger. J'ai besoin de me ressuyer." (Poussières de la route).

Chez la plupart des écrivains, les articles publiés dans les journaux constituent la partie la plus négligeable de leur oeuvre. On commence à s'y intéresser après que les romans principaux ont été largement commentés et analysés - ils viennent compléter l'oeuvre bien connue pour satisfaire les assoiffés d'exhaustivité. Avec Calet, ça ne marche pas comme ça.

Lorsqu'il commence sa carrière de journaliste, juste après la guerre, à Combat d'abord, puis dans beaucoup d'autres journaux, Henri Calet, cet "homme quelconque", comme l'appelait Franz Hellens, a trouvé le ton qui lui convenait. Ces brèves chroniques ont le même timbre que ses romans, le même humour désolé, la même grâce. Qu'il évoque le quotidien d'une "gueule cassée" entre deux opérations du visage, recherche les rares survivants qui ont connu les cellules de Fresnes pour leurs actes de résistance, ou qu'il décrive les espoirs et les doutes de la jeunesse des années 50, il ne pose pas à l'intervieweur dégagé et supérieur (le style "c'est moi qui pose les questions!"): il se place à hauteur d'homme. Solitaire comme tout écrivain, il est attiré par la foule autant qu'il la craint. Il veut comprendre ce qui l'agite, alors il place sa caméra au milieu d'elle. Pas de vue surplombante, pas de zoom arrière: il fait partie de cette foule, son sujet d'étude. C'est peut-être ça qu'il appelle "la littérature à bout portant". Envoyé sur les routes pour une enquête sur les vacances, il s'attache autant à décrire ses compagnons de voyage que les paysages traversés. Cet incurable pessimiste aime tellement les hommes, et surtout les femmes, que les vallées et les fleuves s'humanisent à son contact. Il vit une amourette avec la Garonne: "Le soir venu, elle s'était habillée de lamé d'argent. Je me rappelle qu'elle était bien séduisante ainsi. (...) Il m'importait de savoir comment elle s'y prend pour mettre le grappin sur ses affluents, les uns après les autres... Le Lot, puis le Tarn... cette mangeuse d'hommes." (Poussières de la route).

Voilà de quoi est faite la "petite musique", la poésie d'Henri Calet: d'une empathie immédiate, presque brutale, avec le monde qui l'entoure. Les gens timides qui se décident soudain à se rapprocher des autres s'y prennent toujours mal. On trouve aussi cette maladresse chez Calet, toujours un peu candide, un peu à côté, comme encombré de soi-même. Où qu'il aille, c'est toujours lui qu'il retrouve, ce Buster Keaton de la clinique Tarnier. "Oh! ne plus s'avoir dans les pattes, ne plus se voir, ne plus s'avoir sur le dos! Etre un peu seul, vraiment seul, ne fût-ce qu'une seconde." (L'Italie à la paresseuse). Dans Peau d'ours, carnet de réflexions pour un roman qu'il n'aura pas le temps d'achever, il décrit ses livres comme "une sorte d'herbier où je place, j'insère, des personnages entrevus, séchés..." Petites touches de couleur, petits instantanés, des odeurs, des ritournelles, des visages: quelques souvenirs sauvés dans une vie trop courte où le bonheur est rare. Derniers mots du dernier livre de Calet: "Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes." Et le rideau tombe sur cinquante-deux ans d'une petite vie discrète, blottie entre deux guerres, comme un fleuve qui se jette (de désespoir) dans la mer, pour s'y faire oublier.

lundi 9 juillet 2007

Voyage à Istanbul (15/15)

Dimanche 20 juillet 2003.

Et la course recommence… Putain de dernière journée !...

Tout a pourtant commencé comme une journée banale : le petit déjeuner, le dernier d’Istanbul, après une petite nuit dans ce brouhaha qui nous est devenu coutumier – une engueulade dans la rue vers trois heures du matin… Aussi étrange que cela puisse paraître, nous n’avons pas eu de mal à fermer nos valises et, notre avion ne partant qu’à 14 h 50, nous avons même pu profiter d’une dernière balade sur la Corne d’Or, sur le pont de Galata infesté de pêcheurs à la ligne, Sébastien voulant acheter des simit avant de partir. Le bruit infernal des klaxons, la cohue du quai, les cris des marchands, le défilé ininterrompu des voitures ; je ne pensais pas que ce genre de détails pouvait me plaire. C’est le poumon de la ville qui me manquera.

Une bouteille de visne suyu achetée au supermarché en face de l’hôtel, nous récupérons nos bagages et montons dans un taksi en maraude – pas besoin d’attendre le taxi, ici : impossible de faire un pas sans en croiser dix.

Et la course recommence… Oh, tout en douceur d’abord, façon promenade à bicyclette : nous arrivons tôt à l’aéroport, nous nous installons sur un siège. Sébastien lit Constantinople en 1890, moi Le Chameau sauvage. Je vais assez vite voir le tableau des départs et le guichet d’enregistrement de nos bagages est déjà annoncé. Tout se goupille à merveille, nous nous débarrassons de nos valises et la fille du guichet est charmante. Nous attendons encore un peu puis nous traversons la douane et partons légers vers la porte d’embarquement… où nous attendons encore, assis par terre, ce qui est logique lorsqu’on est en avance. De nouveaux portillons détecteurs de métaux à franchir (le sac à dos de Sébastien est fouillé minutieusement), et l’embarquement est presque immédiat.

Sébastien somnole dans l’avion et je lis Jaenada. En quelques battements d’ailes nous sommes au-dessus de la Grèce. Le commandant de bord nous désigne, en italien puis en anglais, Corfou et Thessalonique.

A Rome, nous courons pour trouver la salle d’embarquement, persuadés qu’il est 17 h 30 et que nous n’avons qu’une demi-heure avant le départ. En passant sous une horloge nous comprenons notre erreur : j’ai simplement oublié de remettre ma montre à l’heure locale : il n’est que 16 h 30. Du coup, nous patientons encore longtemps, assis à côté d’un gros Noir et de sa moitié, une grosse blonde qui renifle et renâcle et tousse gras ses glaires, avec laquelle il joue à montre-moi-la-photo-de-ta-carte-d’identité-qu’on-rigole. L’avion partira finalement avec vingt minutes de retard. Sébastien lit Le Figaro, moi Le Chameau sauvage. Un café au-dessus des Alpes, nous sommes à 20 heures à Paris.

C’est là, de retour en France, alors que jusque là tout s’était déroulé sinon comme prévu, du moins dans les temps (l’avion Rome-Paris a rattrapé son retard), c’est là que tout part en quenouille.

Notre train, le dernier pour Laval, part à 22 h 05. Nous mettons une bonne vingtaine de minutes à récupérer nos bagages, puis nous devons rejoindre la gare pour y prendre le RER, le train partant de Montparnasse et non de Roissy. Le temps que Sébastien achète les tickets tandis que je garde les valises, il est neuf heures quand nous grimpons dans le RER.

Une heure seulement pour rejoindre la gare… Nous commençons à nous inquiéter. Moi surtout, de savoir qu’il faudra courir après le train en traînant nos valises, alors que la dernière fois que nous nous sommes trouvés dans cette situation j’ai dû mettre une bonne heure avant de reprendre mon souffle… Nous voyons la quinzaine de stations qui séparent Roissy de Denfert passer lentement, trop lentement devant nos yeux. Course folle, arrivés à destination, pour prendre le métro direction Montparnasse… et là je suis coincé dans le portillon, ma valise crochetée par une barre, je perds un temps précieux à me libérer, Sébastien, qui courait devant, fait demi-tour pour m’attendre, nous sautons dans le métro, à 58 nous sommes sur le quai de la station Montparnasse-Bienvenüe et nous galopons, traînant nos saloperies de valises, nous passons un premier tapis roulant, je commence à perdre de la vitesse, Sébastien est loin devant, au deuxième tapis roulant je le perds de vue, je ne sais pas par quel couloir il est passé, ce n’est pourtant pas la première fois que je me trouve dans cette gare mais là j’hésite, prends un couloir au hasard, renonce, reviens sur mes pas, comprends que j’étais sur le bon chemin et repars… Sébastien est loin devant, je ne le vois plus… Peut-être est-il déjà sur le quai… Il courait sans se retourner, il n’a sûrement pas vu qu’il m’avait semé… Je m’essouffle… De toute façon, maintenant, c’est trop tard… Je le cherche encore devant les portes automatiques de ce que je crois être les « Grandes lignes »… Je m’aperçois que je suis seulement devant le Transilien… Il faut encore monter…

Et là je perds les pédales. Il y a des jours comme ça où l’on agit impulsivement, sans s’en rendre compte, pour comprendre ensuite qu’on a tout fait de façon illogique.

J’ai dû vraiment avoir la sensation que j’avais perdu de vue Sébastien depuis une éternité. A aucun moment je n’ai pensé qu’il pouvait être sur le quai, en train de me chercher. Ou j’ai dû croire que, ne me voyant pas, il allait redescendre assez vite. J’ai donc attendu à l’étage du Transilien qu’il réapparaisse, descendant d’un escalator, éreinté et furieux d’avoir raté le train. Tout ce qui monte doit finir par redescendre, ça a dû me paraître plus logique que le contraire. J’ai bien vu plusieurs personnes qui descendaient, mais pas Sébastien.

Peut-être que notre précipitation m’a fait perdre la notion du temps, peut-être que j’ai eu un instant de panique comme lorsque, gamin, on croit s’être perdu sitôt que notre mère a disparu de notre champ de vision, et qu’on la cherche partout où elle ne peut pas être, incapable de reconnaître un lieu pourtant familier… Mon côté Bambi, quoi… Je ne sais pas. Toujours est-il que ne le voyant pas descendre, et pensant sûrement que pas mal de temps s’était écoulé, je me suis dit que soit il ne s’était pas aperçu que je ne le suivais pas et avait bondi dans le train au moment même où celui-ci fermait ses portes, l’empêchant de redescendre ; soit il était déjà redescendu du quai des « Grandes lignes » et m’attendait peut-être plus bas, sans doute devant les guichets du métro pour Châtillon, sachant que je n’avais que de l’argent turc sur moi et donc pas la possibilité d’acheter un ticket.

Toujours pas de Sébastien devant les guichets, bien sûr. Cette fois, je suis persuadé qu’il est dans le train pour Laval, tout surpris d’y être seul. Je demande un ticket à deux jeunes gens et là, impulsif toujours, je passe le portillon. Ce qui est idiot, puisque Sébastien n’aurait jamais l’idée de me chercher du côté du métro, persuadé qu’il est que je n’ai pas pu me payer le ticket. Mais je crois de moins en moins qu’il soit encore à la gare. Je continue à traîner ma valise jusqu’au quai de la ligne 13. Je me suis trompé de côté, ce métro-là va vers Gennevilliers, il faut que j’aille en face.

J’y vais donc, le métro arrive, j’entre : direction Châtillon. Nous nous étions dit que si nous rations le train, nous pourrions toujours dormir chez Arnaud. Sans doute que durant ma course cette optique est devenue une obsession, une évidence – et je me suis dit que si Sébastien avait, comme moi, raté le train (ce qui me paraissait de moins en moins probable), de toute façon nous nous retrouverions chez Arnaud. Et soudain, je songe à un détail, un de ces nombreux détails que j’avais occultés (comme par exemple le fait que, n’ayant que de l’argent turc sur moi, pas de chéquier et encore moins de carte bancaire, je ne pourrais pas plus prendre le train demain qu’aujourd’hui), un détail donc : la porte de la cour où loge Arnaud s’ouvre avec un code que j’ignore !... S’il est couché, il ne pourra peut-être pas m’entendre… Et s’il n’est pas chez lui ?... Je n’ose y penser, je me vois déjà passer une nuit à la belle étoile à Châtillon et incapable ni de prendre le train, ni de téléphoner demain. Je me sens poissard comme le héros du Chameau sauvage, oui, complètement jaenadaïsé. Arrivé à Châtillon et traînant ma valise sur le gravier pour franchir le kilomètre qui me sépare de la rue de Fontenay, je repense à une réflexion que je me suis souvent faite dans les cas « limites » : j’ai généralement plutôt de la chance. Maladroit tant qu’on veut, distrait au-delà de toute norme, mais poissard, justement, non. Généralement, quand je suis à moins une de rater le train, je m’engouffre dedans au dernier moment et tout se passe bien. Le hasard (qui n’existe pas) est en général plutôt de mon côté. Alors qu’est-ce qui a fait que tout déconne ce soir ? Que s’est-il passé pour que je me retrouve à traîner une valise à onze heures du soir dans une petite ville de la banlieue sud de Paris ? Et quand je vais me retrouver comme un con assis sur ma valise devant une porte close, sans savoir de quoi demain sera fait, regardant défiler les secondes sur le cadran digital de ma montre en attendant le lever du jour comme on attend le Messie, est-ce que, oui ou non, je pourrai me déclarer poissard ?

Mais j’arrive enfin, un poivrot zigzague devant moi, je pousse la porte et, ô miracle ! elle s’ouvre ! Je sonne chez Arnaud, deux fois : il vient m’ouvrir.

« Salut… Sébastien est là ?... »

Non, bien sûr, et Arnaud croit même que je lui fais une farce : il s’attend à voir surgir son frère derrière moi. Je lui explique ce qui vient de nous arriver devant un verre d’eau et laisse un message sur le répondeur de ma mère. Nous déplions le canapé-lit, je défais ma valise et constate, comble de la journée, que mon gel douche – ou mon shampooing -, s’est répandu dans ma trousse de toilette pendant le voyage, et de là dans ma valise. Bon, peu de dégâts, visiblement. Quelques minutes plus tard, Sébastien appelle Arnaud : « J’ai perdu Raphaël ! » Il est toujours à la gare, en train de me chercher, évidemment, comme font les gens normaux qui s’inquiètent pour vous. D’après Arnaud, il est furax. Il arrive trois quarts d’heure après. Pour lui aussi, les ennuis se sont succédés : en voulant téléphoner, il s’est aperçu qu’il n’avait plus de carte de crédit. Il a vidé son sac, hors de lui, jusqu’à ce qu’un agent de la RATP qui avait retrouvé sa carte n’intervienne. Puis, dans le métro, il a voulu se rafraîchir avec une bonne rasade de visne… Le métro a freiné, la chemise de Sébastien a été imbibée de jus de cerise et il a dû se changer dans le wagon. Carine va vraiment regretter de ne pas nous avoir accompagnés.

Enfin, nous sommes là, nous nous sommes renseignés par téléphone : il y a un train pour Laval à 8 h 05 demain. Nous achevons cette putain de journée en parlant d’Istanbul parce que quand même, merde ! Nous sommes de retour.