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jeudi 30 juin 2011

Cioran, la consolation d'être né


"Se débarrasser de la vie, c'est se priver du bonheur de s'en moquer. Unique réponse possible à quelqu'un qui vous annonce son intention d'en finir."
Cioran, Aveux et anathèmes.

Le 5 juin 1997, je traînais dans le rayon philosophie de la FNAC du Mans sans rien chercher de précis. J'étais là pour rendre les clés du logement dans lequel je restais terré entre deux cours à la fac. Et un livre m'a figé sur place. Son titre, surtout : De l'inconvénient d'être né. Tout de suite, la certitude d'avoir trouvé un miroir - un livre qui me parle de moi. Je l'ai ouvert : une suite d'aphorismes très brefs, de vérités cinglantes, et toutes plus bouleversantes les unes que les autres : "Ce n'est pas la peine de se tuer, puisqu'on se tue toujours trop tard" ; "Qu'est-ce qu'une crucifixion unique auprès de celle, quotidienne, qu'endure l'insomniaque ?" ; "Si le dégoût du monde conférait à lui seul la sainteté, je ne vois pas comment je pourrais éviter la canonisation" ; "Une existence constamment transfigurée par l'échec" ; "Nous avons perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant. Tout" ; "Tristesse automatique : un robot élégiaque" ; "Chacun expie son premier instant"...

J'aurais pu me mettre à pleurer, au milieu des clients, dans ce recoin du magasin. Toutes les phrases de Cioran me transperçaient - j'ai acheté le livre et par la suite, il m'a fallu lire tous les autres, aux titres aussi admirables : Sur les cimes du désespoir, Syllogismes de l'amertume, Précis de décomposition, Bréviaire des vaincus, Ecartèlement, La Tentation d'exister, Le Livre des leurres... Découvrir Cioran à vingt ans ! Il y avait donc quelqu'un qui avait réussi à mettre des mots sur mes vertiges, sur mes angoisses, sur mon inaptitude à vivre ? Un complice, un frère en dévastation... Avec lui, comme lui, j'allais désormais pouvoir avancer en arborant mon désespoir sur la poitrine, comme une décoration. Vaincu, je pouvais relever la tête et répondre à la compassion par le sarcasme.

"Que faites-vous du matin au soir?
- Je me subis."

J'ignorais encore tout de Cioran. Ce n'est que petit à petit que j'allais découvrir qu'il était né en Roumanie en 1911 et mort à Paris en 1995, deux ans seulement avant que je ne le découvre. L'exil (d'un pays et d'une langue), la chute, et surtout ce combat quotidien, au corps à corps, contre soi, contre le monde, contre la vie... Et cette autre découverte : ainsi, on peut passer toute son existence avec un colt sur la tempe, un colt mental, et ne mourir qu'à quatre-vingt cinq ans ? Ainsi, la tentation du suicide conserve ? "Je ne vis que parce qu'il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l'idée du suicide, je me serais tué depuis toujours."

Je vois mal comment parler de Cioran objectivement, en me laissant de côté. Cioran est l'écrivain qui vous donne la clé pour descendre en vous-même. Et qui vous montre que cette immersion peut être drôle - qu'on peut rire de ses propres ténèbres ! L'humour de Cioran est ravageur : il n'y a bien que les désespérés qui peuvent rire aux larmes comme ça... Quoi de plus jouissif qu'une telle déclaration : "Ma mission est de tuer le temps et la sienne de me tuer à son tour. On est tout à fait à l'aise entre assassins" ? Ou : "J'ai perdu au contact des hommes toute la fraîcheur de mes névroses" ? Ou encore : "Depuis deux mille ans, Jésus se venge sur nous de n'être pas mort sur un canapé" ? Ou pour finir : "Au plus fort de l'Incuriosité, on pense à une bonne crise d'épilepsie comme à une terre promise" ?

C'est que le désespoir de Cioran n'est pas déprimant. Il n'est pas lourd, il ne vous terrasse pas. L'Ennui, chez Cioran, se change en exaltation. C'est en ce sens qu'il est salvateur. Cioran vous détourne du suicide plus sûrement que n'importe quel écrivain optimiste qui répète à longueur de chapitre que la vie est merveilleuse. "Il ne s'agit pas d'être plus ou moins abattu, expliquait-il dans un entretien avec François Bondy, il faut être mélancolique jusqu'à l'excès, extrêmement triste. C'est alors que se produit une réaction biologique salutaire. Entre l'horreur et l'extase, je pratique une tristesse active."

Oui, la lecture de Cioran est vivifiante. Rien de plus rassurant, au fond, qu'un auteur qui vous enseigne que la conscience de notre mort, si elle nous paralyse, nous libère aussi de la nécessité de "faire" quelque chose de notre vie - de la tyrannie du but. A quoi bon trouver un sens à son existence, quand la mort est là pour y mettre un terme et réduire à néant tout ce qu'on aura passé sa vie à bâtir ? Il faut au contraire apprendre à se retirer, à prendre du recul, à méditer - et il devient alors agréable de regarder les humains s'agiter autour de nous, les saisons poursuivre leur cycle, presque sans nous. Le "paléontologue d'occasion" prendrait presque des allures de moine zen : il faut revenir à la vie contemplative. "On ne découvre une saveur aux jours que lorsqu'on se dérobe à l'obligation d'avoir un destin."

Apôtre du renoncement, Cioran a même renoncé à sa propre langue, le roumain, pour s'enfermer dans le français, cette langue rigide qu'il lui a fallu domestiquer. "Parce que le roumain, c'est un mélange de slave et de latin, c'est une langue extrêmement élastique. On peut en faire ce qu'on veut, c'est une langue qui n'est pas cristallisée. Le français, lui, est une langue arrêtée", explique-t-il à Jean-François Duval. Comme Céline qui noircissait des milliers de pages pour arriver à cette musique éclatée, ces phrases fracassées, cette mitraille de mots, Cioran a dû travailler la langue française avec acharnement pour aboutir à ce style fragmentaire, en apparence si simple, où chaque sentence renferme un monde. "Pour un écrivain, changer de langue, c'est écrire une lettre d'amour avec un dictionnaire."

Fils de pope, il a très jeune perdu la foi, et c'est sur ce vide qu'il va fonder sa philosophie. Sans foi mais pas sans mystique, Cioran ne cesse de mesurer sa solitude à celle de Dieu. Comme Job se mettant à parler d'homme à homme avec son Créateur, il sait que les larmes sont le véhicule le plus sûr pour rejoindre la sainteté. Et que si Dieu a laissé place au Néant, Il en est aussi affecté que Sa créature... "Avec un peu d'empressement, nous aurions pu rendre Dieu plus heureux. Mais nous l'avons abandonné, et il est maintenant plus seul qu'avant le commencement du monde." (Des Larmes et des saints) Aussi seul que le plus seul d'entre nous.

La Presse littéraire, juin 2011.

mercredi 2 mars 2011

La vie, tu l'aimes ou tu la quittes


Monsieur,

L'association pour le respect de la joie de vivre (ARJV) et le département de l'innocence et du bonheur sans faille (DIBOF) vous informent que votre existence est désormais considérée comme nuisible à l'équilibre de l'insouciance planétaire.

En effet, il nous est apparu qu'à de nombreuses reprises, vous avez fait montre dans vos écrits d'un pessimisme morbide, d'un humour noir souvent déplacé et d'une certaine complaisance dans le désespoir qui nous incitent à penser, Monsieur, que vous travaillez secrètement à la démoralisation générale de la société.

"Vivre est une humiliation", avez-vous pu écrire par exemple. Vraiment ? Savez-vous que par ces mots, vous insultez plus de six milliards de vivants et de vivantes ? Et nous ne parlons que des humains, bien entendu. Mais peut-être jugez-vous aussi que la vie des animaux est une humiliation ?

Il est vrai que vous concédez parfois à autrui un courage dont vous vous sentez vous-même incapable, ce qui tendrait à prouver que vous ne méprisez pas l'humanité autant que vous pouvez le prétendre parfois. Nous y voyons, pour notre part, de coupables contradictions. Ainsi, cet extrait de votre journal intime, daté de 1999, et que nos agents ont pu se procurer :

"Chaque jour qui passe est un jour perdu, irrémédiablement perdu... Eternel leitmotiv... Quel effort faut-il fournir jour après jour, heure après heure, pour tenir debout, pour vivre, ne serait-ce qu'un peu... Quels combats faut-il mener pour espérer avoir droit à une infime part de bonheur... Quels drames intérieurs se nouent dès lors qu'il faut approcher les gens, se prendre en main, agir en homme responsable... Parfois les passants croisés dans la rue, les gens les plus insignifiants, me font l'effet d'être des combattants de l'ombre... N'ont-ils pas dû remiser leur orgueil, l'enfouir au plus profond d'eux-mêmes, avant d'oser aborder la personne qui partage maintenant leur vie ? N'ont-ils pas dû enterrer leur timidité, leurs maladresses, leurs contradictions avant d 'oser ouvrir la porte d'une agence pour l'emploi ? Mais moi, comment pourrais-je être aussi fort qu'eux ? Comment pourrais-je un jour avoir le courage de vivre ?"

Alors ? Vivre est une humiliation, ou au contraire une action qu'il faut avoir le courage de mener ? La vie est nulle, ou elle mérite d'être vécue ? Il faudrait savoir !

Et cette pratique odieuse du journal intime ! Le lacrymatoire quotidien, l'épanchement onaniste ! Et je suis malheureux, et je suis seul, et personne ne m'aime - et qu'est-ce que je suis beau quand j'ai mal ! Comme mes blessures me vont bien ! Exquises ecchymoses ! Névrose adorée ! Embrasse-moi, Malheur ! Caresse-moi, Catastrophe ! Foutaises...

Bien sûr, ces lignes datent un peu. Mais vous ne nous ferez pas croire que vos sentiments sur la question ont évolué. Voulez-vous des extraits plus récents ? Tenez, ces lignes qui datent de 2007 :

"J'ai réglé la question du suicide le jour où je me suis aperçu que je n'en avais pas besoin, puisque je n'étais pas suffisamment en vie pour éprouver le désir de mourir. Je me suicide au quotidien, en restant enroulé sous mes couvertures jusqu'au milieu de l'après-midi, inatteignable. A l'armée, j'aurais été grandiose dans les opérations de camouflage... Mais l'armée, non merci. Je suis un déserteur professionnel."

Félicitations, vraiment ! Avec quel orgueil vous assénez cette vérité ! La fierté des lâches. Je suis paresseux et je le revendique. C'est bien la seule chose que vous revendiquez, d'ailleurs ! Nous vous croisons rarement à proximité des isoloirs, le jour des élections ; et nous ne nous souvenons pas vous avoir vu manifester pour défendre les peuples opprimés... Il paraît que vous refusez même de donner votre sang ? "Les prises de sang me font tourner de l'oeil !" Chochotte !

Mais la vie, ce n'est pas pour les planqués ! Le bonheur ça se mérite, Monsieur ! La joie de vivre, c'est un travail de chaque instant ! Il ne suffit pas de flâner dans les rues en regardant les filles et d'attendre que ça vous tombe tout cuit dans le bec ! Il faut se donner les moyens du bonheur ! Se lever tôt, prendre un bain, porter des chemises Dolce & Gabbana, faire du sport, offrir un bouquet à sa mère, apprendre à parler aux femmes, trier ses déchets... En un mot : s'ouvrir aux autres !

Au lieu de cela, vous vous fermez. Vous vous pelotonnez autour de votre souffrance chérie, votre seul animal de compagnie... Et vous vous en rendez compte, et vous ne faites rien pour changer. Comme un enfant têtu qui ne veut pas embrasser sa grand-mère parce qu'elle pique. Si vous vous contentiez de ça... Mais non : vous écrivez, en plus ! Monsieur a des prétentions littéraires ! Monsieur se trouve tellement intéressant qu'il veut enseigner à tout le monde sa profonde philosophie de la vie !

Ah oui ! Cioran, Schopenhauer, Houellebecq, Rosset... Belles références ! Le simple fait de taper ces noms m'épuise déjà. Vous dites ? Céline ?!?... Il serait préférable pour vous que nous n'insistions pas sur cet individu...

Non vraiment, il n'est pas possible de vous sauver. Et vous ne nous ferez pas croire qu'à trente-quatre ans, vous pouvez encore changer. Tout est joué avant six ans ! On ne vous a pas appris ça, dans vos bouquins ?

Monsieur, vous êtes néfaste à la société. Par votre exemple, vous êtes une publicité vivante pour l'aboulie, le manque d'entrain, le renoncement... Vous découragez tous les enthousiasmes, vous fatiguez tous les héroïsmes. Ne parlons même pas de l'amour : vous feriez fuir la plus bienveillante des adoratrices ! Dans la grande course au bonheur universel, vous êtes une entorse.

Le bonheur, ce n'est pas pour vous ? Très bien ! Mais alors, vous n'avez plus rien à faire dans notre société. Dehors, les rabats-joie ! Fini, le temps du suicide-au-quotidien ! Les faibles de votre sorte, les faibles qui ne veulent pas faire l'effort de changer, nous n'en avons plus besoin. A compter du jour où vous recevrez cette lettre, vous aurez une semaine pour dire adieu à vos proches - si vous en avez, pauvres d'eux ! - et quitter la vie par tout moyen que vous jugerez opportun. L'un de nos agents se présentera à votre domicile lundi matin pour constater le décès.

Avec nos meilleurs sentiments,

L'association pour le respect de la joie de vivre (ARJV)
et
Le département de l'innocence et du bonheur sans faille (DIBOF).



Le bonheur n'est pas un droit mais un devoir !

Luttons contre le mauvais esprit mortifère !

Protégeons les droits de l'homme heureux et de la femme heureuse !


mercredi 14 janvier 2009

Le bal des pleutres


Non, je n'ai jamais été amoureux, jamais. Je ne l'ai jamais été. Tu comprends, Bérénice, ça ne m'est jamais arrivé. J'ai d'autres chats à fouetter, moi, que de tomber amoureux. Jamais. Je ne connais pas. Jamais entendu parler. Tu m'emmerdes avec tes anges. Il n'y a rien de plus obscène que les sentiments. Toutes ces paroles. Que l'ombre d'un ange, un jour, s'approche de toi, alors que tu fais consciencieusement ton travail de pute, les pattes écartées, comme toutes les salopes de cette planète pourrie, les mères, les soeurs, les fiancées, baisées, bourrées, enfilées, défoncées, démolies, haletantes, toujours à essayer de prolonger en jouissant le cauchemar de la vie, comme si ça ne suffisait pas comme ça, mais non, encore, encore, haletantes, trempées, tournées, retournées, malaxées, concassées, habillées, déshabillées, en hiver, en été, toujours dans des chambres étouffantes, gigotant, sautant, hurlant, bavant, oh oui que l'ombre d'un ange, par n'importe quel temps, s'approche, dans le silence absolu, et décrète la fin de cette mascarade. Car la vie n'est pas douce, et elle n'est pas bonne, contrairement à ce qu'on essaie de nous faire croire un peu partout. Pas de raisins dans la vigne, pas de figue au figuier. Les feuilles sont flétries, les eaux empoisonnées. La création est ratée, Solange le disait souvent, et les grandes villes sont des repaires de chacals, maintenant : une sale brume recouvre tout, lentement.

(Jean-Pierre Martinet, Jérôme)



Vous êtes une plaie purulente. Un "écorché vif", comme disent gentiment ceux que rien n'écorche. Et vous, d'ailleurs, il ressemble à quoi, le fer planté dans votre chair de poule ? A rien, si vous y réfléchissez cinq minutes. Où sont-elles, les déchirures, dans votre passé d'huître cloisonnée, claquemurée, bien à l'abri de tout ?...

Vous êtes une vieille douleur qui n'a pas de nom, qui ne s'est greffée sur votre ventre d'obèse précoce que parce que vous avez toujours eu soin de ne prendre aucun risque. Ne pas s'engager, ne pas décider, ne pas sortir de chez soi. Surtout, ne pas tomber amoureux. Tout sauf ce cancer. En faisant cette erreur, vous risqueriez de souffrir. Vous souffrez déjà trop d'avoir passé votre vie à fuir toute souffrance pour vous imposer celle-là en plus. Ce serait malheureux, si près du but - du ratage complet... De toute façon, vous ne supportez pas qu'on vous touche. Vous tendez des bras comme des branches mortes en direction des quelques êtres vivants qui passent encore à votre portée, rêvant parfois d'agripper le mollet d'une fugitive adolescente. Vous sentez confusément que c'est la seule chose qui vous manque pour exister. En approcher une, rien qu'une fois, sentir sa peau brûlante contre votre viande froide, son souffle chaud rampant contre votre oreille, disparaissant couleuvre derrière votre nuque... Toucher la réalité. Mais vous ne le ferez pas, vous contentant de rêver. Vos rêves, c'est tout ce que vous avez réussi, dans votre vie. C'est là que vous êtes puissant, décidé, que vous avez du répondant, un vrai caractère, du charme et de l'humour - vous êtes presque beau, tout seul dans votre chambre, faisant cracher votre os inutile... Priape eunuque.

Vous vous dites chaque soir que demain vous renouerez avec le monde. Au fond, il n'a pas l'air si abject, à travers les rideaux. Vous pourriez presque parler à des gens, dans la rue en bas. Chercher du travail. Aborder une fille. Mais bien sûr, vous resterez là, puceau frigide, à regarder la pluie tomber et vos voisins se jeter par la fenêtre. Parce qu'au fond, vous savez bien que vous n'êtes qu'un lâche. Un pleutre. Une poule mouillée. Vous êtes tellement mieux dans vos rêves - là, au moins, vous vous quittez quand vous voulez.




Alors, vous ouvrez un livre de Martinet. Ils sont tous comme vous, dans les livres de Martinet. Voyez comme les premières lignes de Jérôme réchauffent déjà ce vieux caillou oxydé que vous nommez votre âme : "Solange me répétait souvent, ces derniers temps, comme à peu près chaque année à la mi-avril, qu'il allait falloir bientôt se méfier de la douceur de l'air. Surtout ne pas s'abandonner, ne pas se laisser aller à la nostalgie de l'amour et des caresses, car alors on est foutu." Il y a longtemps que vous le savez : un grand écrivain, c'est quelqu'un qui me parle de moi. Vous n'êtes plus seul, avec ce monstre de Jérôme Bauche - les souffrants parlent aux souffrants. Vous pouvez remettre à une date ultérieure votre désertion définitive de la vie : une main s'est posée sur votre épaule.

Une main froide.

Mais une main.

Jérôme Bauche, cet ogre castré, montagne d'angoisse et de haine jetée sur les routes comme une épidémie de peste, c'est vous ! Sa fuite en avant vous venge de ces années de honte à vous terrer sous vos couvertures pour ne pas affronter le monde. Vivre est une humiliation. Vous qui avez pris soin de vivre le moins possible, de ne pas trop vous frotter à cette plaisanterie qui ne vous a jamais fait rire, ce n'est pas pour rien qu'on vous surnomme Bartleby ! Surtout, rester dans l'ombre, celle des forêts. Se faire rat. Disparaître dans les fissures. Inexister.

Ne pas.



Enfoncez-vous plus loin encore dans l'Ombre des Forêts, écoutez l'histoire déso(pi)lante de Monsieur et de Rose Poussière : "Aucune douce lumière. Ni atroce blancheur de ciel. Se coudre les paupières, avec du fil de fer, comme on faisait autrefois aux éperviers sauvages. Ne plus supporter cette saloperie qui me nargue, et continue à me cracher à la figure son immonde lumière jaunâtre, épaisse, gluante, du pus." Tous ces corps qui se frôlent, se regardent de loin, s'observent, hésitent, ne se rencontrent jamais - Céleste, Monsieur, Edwina Steiner, dite Rose Poussière, que la moindre goutte de pluie pourrait désintégrer. Quand les corps se rencontrent, c'est un viol, c'est un meurtre, un chien jaune battu à mort - nulle douceur, ou très furtive, irréelle. Un moment fugace qu'on recherche ensuite éternellement sans jamais le retrouver. "Car le spectacle n'était pas permanent. Et à la fin, il avait bien fallu partir. Rentrer chez soi, l'abrutissement simple, les jours."

Même les nuits ne sont pas reposantes. Le sommeil est encore de la peur qui remonte à la surface, comme un poisson mort au ventre gonflé de chagrin, grouillant. "Ils veulent tous affirmer qu'ils sont vivants, mais pas un seul n'est capable d'en apporter la preuve. Résultat : même l'éternité pourrit. Le silence est contaminé."

Vous ne vous voyez même plus dans les miroirs. Regard fuyant, toujours. Vous ne savez plus très bien ce que vous avez perdu, mais vous l'avez perdu à l'heure de votre naissance. Un cordon, peut-être ? Pour vous pendre, alors. Georges Maman, l'acteur raté qui n'en mène pas large, c'est dans son frigo qu'il l'a trouvé, son point final. Toute une vie à chercher à s'échapper de soi-même, quitter le navire avec les rats... Le naufrage des autres ne vous console pas de sombrer. Vous vous sentez moins seul, c'est tout. Et c'est déjà énorme. Vous vous sentez compris. Sauver sa peau ? Quelle peau ?

Jean-Pierre Martinet, qui prend parfois des accents céliniens, sait bien ce qu'il en est, de ces dégringolades. On se lance dans la course avec un souffle au coeur, les pieds entravés. Comment voulez-vous y arriver ? La conscience, cette merde... Vous passez votre vie à vous chercher, pour comprendre à la fin qu'il n'y avait rien à trouver. L'héroïsme, c'est peut-être ça : le savoir d'avance, et continuer. Pour voir. "On naît larve, entre le caca et l'urine, on repart crabe baveux, à reculons, quelques pattes en moins. Mais on aura tenu le coup. La fierté, justement, c'est de boucler la boucle."


Jean-Pierre MARTINET (1944-1993) enfin réédité :

La grande vie, L'Arbre vengeur, 2006.
Nuits bleues, calmes bières, Finitude, 2006.
Jérôme, Finitude, 2008.
Ceux qui n'en mènent pas large, Le Dilettante, 2008.
L'Ombre des Forêts, La Petite Vermillon, 2008.

vendredi 13 juillet 2007

Le déserteur professionnel

Je ne fais pas partie de ces gens qui s'interrogent sur le sens de la vie.
On ne leur a donc jamais appris qu'une blague perdait tout son effet à être expliquée ?

Maintenant que les vacances scolaires sont arrivées et que les professeurs de mathématiques peuvent aller s’alcooliser sans honte dans tous les débits de boisson qui jalonnent leur parcours zigzaguant pour oublier leurs mauvaises notes, et que les surveillants d’internat peuvent sans honte passer des nuits blanches à se masturber sur les dernières vidéos de Naughty America en espérant parvenir à se faire fondre la bite (adieu les soucis), pendant que les lycéens, eux, s’échinent sur un job d’été idiot pour pouvoir s’acheter l’intégrale de Prison Break en DVD ou, à défaut, se payer le permis (heureusement qu’il y en a qui bossent) – maintenant que les vacances sont arrivées, j’aurai beaucoup plus de temps pour m’entretenir avec vous ici même.


Mais j’ai beau dire que ma passion c’est l’écriture (sans aller jusqu’à me prétendre sérieusement écrivain, n’ayant encore rien publié), j’ai beau laisser entendre qu’en dehors de mon roman en gésine (L’Arlésienne, titre provisoire) et mes divers travaux en chantier (une grande exposition consacrée à Stanislas Ferron (1900-1968), inventeur, poète et artiste lavallois trop méconnu ; un livre consacré à l’histoire de la scène rock du Palindrome de 1960 à 2000…), qu’en dehors de toutes ces activités rien n’a d’importance, surtout pas cet emploi idiot de surveillant de lycée, j’ai beau prétendre tout ça, je n’en continue pas moins à écrire des phrases trop longues et à m’astiquer le flageolet devant des kilomètres de clitoris virtuels. Et imberbes, pour la plupart d’entre eux, ce qui est contraire à ma religion.

Certains portent plainte contre Dieu pour les avoir arnaqués. Pas de chance, je n’y crois pas. Il faudra que je cherche ailleurs les raisons profondes de ma paresse de vivre. À mon avis, ça vient du bide. Je dois manquer d’estomac, d’où mon anorexie sexuelle. Tout glisse sur moi, et je n’attrape jamais rien. Les bras trop maigres. Je n’ai même pas tenté une seule fois de me suicider. J’ai du respect pour les suicidés, mais je me méfie de ceux qui en sont à leur quatrième ou cinquième tentative : ils appellent au secours, c’est tout. Si par malheur ils y passaient, ce serait qu’ils ont raté leur T.S., ces maladroits. Si je devais en finir, je n’irais pas par quatre chemins : je n’ai pas envie d’appeler au secours. Trop peur de me réveiller dans une chambre d’hôpital pour m’apercevoir que la seule personne à qui cet appel était destiné ne se trouve pas à mon chevet ?

J’ai réglé la question du suicide le jour où je me suis aperçu que je n’en avais pas besoin, puisque je n’étais pas suffisamment en vie pour éprouver le désir de mourir. Je me suicide au quotidien, en restant enroulé sous mes couvertures jusqu’au milieu de l’après-midi, inatteignable. À l’armée, j’aurais été grandiose dans les opérations de camouflage… Mais l’armée, non merci. Je suis un déserteur professionnel.

On arrive à trente ans, et on se retourne pour s’apercevoir avec effroi qu’on n’a rien fait. À mourir de rire, non ? Surtout quand on pense à tout ce qu’on a fait pour parvenir à ne rien avoir fait, tous ces gestes désordonnés, tous ces projets, et combien il nous a fallu agiter les bras comme un type qui se noie, les yeux rivés sur la rive d’en face… Et chaque jour, on s’aperçoit qu’on n’a même pas essayé de l’atteindre. Demain, c’est promis, on tente quelque chose : peut-être qu’en se propulsant en avant plusieurs fois, on finira par parcourir de bonnes distances ? Demain, on tente le coup. En attendant, attendons. Et à trop attendre, on vieillit, et la rive est toujours aussi éloignée.

Alors le déserteur professionnel se gratte le front et finit par comprendre que cette rive, finalement, il ne tient pas tant que ça à la rejoindre. Bien sûr, il est un peu seul, et la nuit tombe, mais finalement, elle n’est pas si froide, cette eau, une fois qu’on est dedans. Et puis vous savez ce que c’est, les buts, quand on les a atteints : il faut encore les conserver, défendre sa position, il faut encore se battre. Bof. À quoi bon, puisqu’on sera bientôt mort ?

Tenez, l’amour, par exemple. Si je fonds devant une jolie femme aux jambes admirablement croisées sur le rotin d’une terrasse estivale (je parle d’un été futur, idéal, conceptuel – un été à terrasses), j’ai deux possibilités : la regarder sans rien faire et détailler pour moi seul tout ce qui chez elle m’émeut aux larmes, ou lui parler et risquer de tout détruire. Je pourrais balbutier, ou m’apercevoir à l’écouter parler qu’elle n’a rien de mystérieux, qu’elle est comme tout le monde. Surtout, après l’avoir saluée et peut-être un peu flattée en rougissant comme un collégien – hmm-hum, cette chaise est libre ? – j’aurais encore un bon bout de chemin à parcourir ! Je ne peux que respecter les amoureux qui bêtifient en se tenant la main : moi, j’ai un petit problème avec cette question de la séduction. Si je ne craignais qu’un refus de la créature qui m’anime, ce ne serait rien. L’ennui, c’est qu’elle pourrait très bien accepter qu’on se revoie. Alors, horreur et consternation : il me faudrait encore parler ? lui sourire ? la flatter de nouveau ? être présentable, ne pas mettre mes doigts dans mon nez, avoir de l’humour et des chaussures cirées ? Tout ça pour atterrir dans son lit – ou dans le mien, mais cette fois-ci sans camouflage, à découvert – et s’apercevoir que les choses sont bien plus simples quand on est seul avec sa main devant Internet !

L’ennui avec la vie, c’est que les étapes, elles, on ne peut pas les sauter.

Et la littérature, alors ? Mettons que je termine ce roman (Ah ! La bonne blague, titre provisoire). Il me faudrait encore démarcher les maisons d’éditions, me vendre, sourire, avoir de l’humour et des chaussures cirées – et s’il était accepté ? Vous imaginez l’angoisse ? L’inconnu me terrifie, je n’y peux rien. Alors je perds du temps. Ça, c’est mon truc. En attendant de me sentir prêt, j’attends. Et j’ai beau attendre, je ne suis jamais prêt. Alors j’attends.

Et tous les trains partent, et reviennent, et repartent, et je commence à m’y habituer, à ce quai de gare, je tutoie la machine à café, je compatis aux peines de cœur de la poinçonneuse automatique (le distributeur de monnaie l’a plaquée, salaud), je suis chez moi. Et je commence à m’y habituer, à cette eau glacée, alors que la nuit tombe. Je vais essayer de trouver une position confortable pour dormir…

Alors oui, je déserte, je m’efface, je m’absente. Je reste sur la touche et je vous regarde. Allez-y, prenez tous les trains du monde, je resterai sur le quai. Vous me retrouverez inchangé à votre retour, juste quelques rides en plus et quelques cheveux en moins. Vous me raconterez votre voyage, j’espère.

mardi 12 juin 2007

La révolte de Bébé Cadum



Me faites pas marrer avec les années 80. C’est là que tout a commencé pour tous les p’tits gars de ma génération ; pour les autres, c’est là que tout s’est terminé. Les eighties, c’est la fin du début de la fin. On dissimule sa tristesse sous des lunettes noires et on part afficher son cynisme souriant dans les nuits blanches des samedis branchés. On n’est plus cool, on est punk. On n’est plus tendre, on est goth. L’élan vital s’est dispersé dans nos langes : on démarrait avec l’idée de bouffer tout cru ce bon gros bifteck de vie saignante, mais c’était de la viande froide grignotée du bout des lèvres sur le coin de notre table d’enfants de divorcés.

Me faites pas marrer avec les années 80. Côté rigolade, guibolles et fantaisie, grosse poilade olé olé, nous les pauvres Français morts de rire, on avait quoi ? Corinne Charby ? Karen Cheryl ? Devant nos télés, on espérait tous secrètement que le Golgoth explose la gueule à Goldorak – qu’il se passe enfin quelque chose. Que Candy se fasse violer par le petit prince des collines et qu’elle finisse rue Blondel, morte d’une passe entre deux overdoses… Parce que les guerres n’étaient plus à la mode, les adultes nous croyaient gentils ! On tremblait pour Tchernobyl, on s’imaginait déjà avec de jolies combinaisons anti-radiations, acné et appareils dentaires camouflés par les masques à gaz : on aurait peut-être enfin réussi à emballer la petite Hélène à la boum de Nico, qui sait ? Mais dans les années 80, les nuages s’arrêtaient aux frontières. Tu parles d’une Europe ! Même le communisme ne faisait plus peur : ses murs s’effondraient, à Berlin comme ailleurs.

Me faites pas marrer avec les années 80. On n’était pas gentils, on était des monstres. Il y avait même des jours où on ne se lavait pas derrière les oreilles. Tout nous était donné, papa et maman acquiesçaient calmement à toutes nos élucubrations. À vous dégoûter d’être un vaurien ! On continuait bêtement à être de gauche, persuadés que c’était encore vachement scandaleux, qu’on se ferait taper sur les doigts, alors que même notre prof de français avait sa carte de la LCR… Ce qu’on a pu en perdre, des calories, dans nos tentatives désespérées pour décevoir notre entourage… On cassait des vitrines et on volait des sacs à main sous les sourires attendris d’une société de bonnes d’enfants. « C’est des gamins, ça leur passera… » On réclamait simplement notre droit légitime à être battus, comme nos parents !

Me faites pas marrer avec les années 80. On n’était pas mignons, on était de la graine de bagne. Mais les bagnes étaient fermés, la guillotine avait été rangée, bonne pour le musée, et on faisait des pointes de vitesse en 103 SP dans les rues vides de la fin des utopies. Le moyen d’échapper à cette guimauve ? La musique, peut-être. On écoutait des trucs au son bien crade pour couvrir les disques d’Adamo ou de Sardou de nos parents. Ils soupiraient, les yeux en l’air, et baissaient leur musique pour ne pas nous déranger pendant qu’on écoutait à fond nos bizarreries dark metal. C’était ça, la révolte de Bébé Cadum ! On vomissait notre gloubi-boulga en écoutant les Tétines noires, on se faisait pousser des traumatismes imaginaires, des cicatrices et des hématomes – on voulait nous aussi notre part de malheur. Le blues de l’enfant choyé. C’était ça, l’abcès à crever : on nous avait trop aimés. Anorexiques comme nos espoirs, on se repassait en boucle le premier album de Suicide, dernier pogo avant les révisions du bac. Alors me faites pas marrer. On n’était pas gentils.

Mais on en prenait dangereusement le chemin…


Texte écrit à l’occasion de la soirée « Lunettes noires pour nuit blanche », 28 octobre 2006.