mercredi 18 mai 2011

La famille, la langue, le monde


"On ne fait pas innocemment l'amour face à la photo de quelqu'un. Les gens dont on met l'effigie autour de soi sont présents. Je crois, Louise, à la présence des absents et des morts !"
François Taillandier, Option Paradis.


Alors, pendant que nous avions le dos tourné, à causer de tout et de rien, François Taillandier achevait sa fresque commencée huit ans auparavant. Il est temps pour lui de passer à autre chose - Time to turn ! Et pour nous, de revenir sur cette Grande intrigue dont l'ultime volume est paru l'année dernière. Cinq tomes, onze chapitres chacun : cinquante-cinq chapitres bâtis autour de deux familles, les Maudon d'un côté, les Rubien de l'autre, que l'on suit sur cinq générations.

"Suivre" n'est d'ailleurs pas vraiment le terme adéquat : il suppose un point de départ et un point d'arrivée. Suivre une famille sur plusieurs générations, c'est partir d'un point précis dans le passé pour rejoindre le temps présent. Ou le contraire, si l'envie nous prend de grimper dans l'arbre généalogique. Rien de toute cela chez Taillandier : avec lui, le temps ne passe plus, le passé, le présent et l'avenir se confondent. Normal, puisque le présent n'existe que parce que le passé a eu lieu, et qu'il engage d'ores et déjà l'avenir...

Mai 2001. Louise Herdoin et Nicolas Rubien sont cousins et, depuis quelques temps, amants. Ils ont décidé de revenir passer un moment à Vernery-sur-Arre, "gros bourg de quatre mille âmes situé aux confins du Sancerrois et de l'Yonne", dans la maison de leur grand-mère commune, Gabrielle Maudon. Une grand-mère à l'ancienne, soucieuse des convenances, des traditions... "C'était l'époque où la revoyait Nicolas - une image qui la résumait tout entière dans sa mémoire - revenant de l'église, ôtant les aiguilles qui tenaient son chapeau, s'exclamant "Dieu soit loué, la pluie s'est arrêtée juste avant la fin de la messe", parlant des personnes rencontrées "sur le cimetière", jugeant son prochain avec un petit mouvement du menton, sec et involontaire, qui lui était habituel."

Durant ce séjour sur le lieu du crime, Louise et Nicolas vont faire revenir les membres de leur famille, soulever les secrets, explorer les oubliettes que cache toute tribu qui se respecte... Parce que les mots, chez Taillandier, cachent autant qu'ils disent. Entre le mutisme du grand-père Etienne Maudon, "l'homme le plus silencieux de son siècle", et les calembours et contrepèteries de François Rubien, le père de Nicolas, le langage pose problème. Taillandier crée des concepts dont il devient difficile de se débarrasser. Pour un lecteur de La grande intrigue, comment évoquer ces récits que l'on fait de sa propre vie, de son histoire, faisant coïncider des éléments disparates pour donner un sens à tout ça, sans employer le terme de "telling"? "Un telling, en gros, expliquait Dan, c'est un discours qu'on tient et qui vous justifie. Ça clarifie, un telling, ça te fait un truc qui met le monde en ordre. Ce que nous construisons, toi, moi, tous les autres, quand nous parlons de nous, de ce que nous voulons, de la façon dont nous voyons notre vie, ce n'est pas la vérité, c'est du discours, c'est du telling."

Oui, la langue, le discours est le fil conducteur des cinq tomes de cette saga. Silence ou logorrhée, les personnages se définissent par ce qu'ils disent, par ce qu'ils taisent, et l'aboutissement de ce questionnement incessant est l'unilog, ce langage créé par un homme d'affaires d'origine chinoise surnommé Fou-Fou. Ce spécialiste d'Internet que les langues inquiètent imagine une sorte d'espéranto simplifié, un langage qui ne nécessitera aucun apprentissage, puisqu'il sera formé des signes et des termes déjà employés internationalement : langage informatique, signalétique urbaine, termes étrangers connus de tous... "Mettre le langage à distance, le regarder pour lui-même, le transformer comme on réaménage une maison, est une tendance générale des humains, dont témoignent des siècles de culture. Les grands écrivains, les forgerons de langues, les Dante, les Rabelais, les Luther, ont eu cette ambition secrète, n'être plus dominés par la langue, mais la dominer. Fou-Fou ne veut rien de très différent. Fou-Fou, petit dieu perché sur une planète de Saint-Ex, refait le Logos en Lego."

On interroge le langage comme on interroge le temps, obsessionnellement, dans les cinq volumes de François Taillandier. Nicolas Rubien a affiché trois photographies : son père, lui et son fils, tous les trois âgés d'environ douze ans au moment du cliché. "Ces garçons de douze ans feront des hommes, et ils subsisteront à l'intérieur de ces hommes, pour leur dire quelque chose. Ce sont trois petits soldats qui ne savent pas encore quelles guerres ils auront à mener..." Le passé, le présent, le futur, toujours déjà réunis.

On interroge le temps pour interroger le changement. Nicolas, architecte, souffre de voir son métier réduit à une simple fonction utilitaire, pratique. "Charlemagne", ancien professeur d'université reconverti en penseur mystique, a établi la théorie de l'"option Paradis", estimant que les sociétés libérales de l'après-guerre avaient projeté d'instaurer le paradis sur terre. Cette théorie ayant fait long feu, "Charlemagne" invente "World V". L'humanité aurait selon lui habité quatre mondes différents au cours de son histoire: le monde agraire, le monde des petites communautés, le monde des villes classiques et le monde industriel. Le cinquième monde, son nouvel habitat, désigne "le monde unique et délocalisé, le monde en réseau, le monde des migrations de toutes sortes, le monde plurilingue, le monde des masses indifférenciées".

Quel rapport entre la grand-mère Gabrielle Maudon, la mystérieuse Pauline, cette orpheline mal mariée dont on perd la trace dans les années 1920, "Charlemagne", Fou-Fou, le pendu de Vernery-sur-Arre et Sobel, l'écrivain issu d'une peuplade d'Afrique, les Bantamas, qui décide d'écrire une trilogie sur l'histoire de son pays ?

C'est justement tout l'art de François Taillandier de tisser des liens entre tous ces personnages, s'invitant lui-même dans l'oeuvre, discourant avec Sobel, son personnage et son confrère. Il n'y a pas d'extérieur à La grande intrigue, vaste fresque du monde actuel et de son passé, et le lecteur lui-même n'est pas loin de s'incruster dans le tableau. Je m'y suis bien retrouvé, moi : cette famille, c'est un peu la mienne, et le père de Nicolas Rubien ressemble étrangement au mien, avec sa manie de déformer les mots, de rire de tout, et la grand-mère Maudon, si religieuse, si attachée à ses traditions, c'est la mienne aussi, et cette province, c'est chez moi... La grande intrigue, une saga dont vous êtes le héros.

Le Magazine des Livres, avril 2011.

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