lundi 31 octobre 2011

L'Apache et la Veuve


"Qu'on le veuille ou non, les apaches sont devenus les rois de l'actualité. Il n'y en a plus que pour eux. La première page des grands quotidiens d'informations leur est tout entière consacrée avec un luxe d'illustrations tout à fait moderne."
Marcel Huat, L'Aurore, mardi 11 janvier 1910

Les éditions Fage, basées à Lyon, font de beaux livres. Les beaux livres, c'est toujours difficile à caser dans une bibliothèque, et même quand on leur a trouvé une place, on a envie de les ressortir pour les consulter à nouveau. Dans ma bibliothèque, je me suis aménagé un rayon "criminalité" où se sont tout naturellement rangés les deux ouvrages publiés chez Fage par Frédéric Lavignette : le premier, sorti en 2008, consacré à la bande à Bonnot ; le deuxième, qui vient de paraître, consacré à l'affaire Liabeuf.

On se souvient encore plus ou moins des anarchistes de la bande à Bonnot. 1912, c'était hier. On a un peu oublié l'affaire Liabeuf, en revanche. Le 8 janvier 1910, un cordonnier, Jean-Jacques Liabeuf, agresse des policiers dans la rue Aubry-le-Boucher, IVe arrondissement. Il est armé d'un revolver, d'un tranchet de trente centimètres de long, et porte autour des bras d'épaisses bandes de cuir hérissées d'une multitude de pointes sur lesquelles les flics viennent se percer les mains en voulant l'empoigner. A l'issue du combat, il aura tué un agent et blessé une poignée de ses collègues. Avec ça, il a gagné tout naturellement un aller simple pour la bascule à Charlot. Rien de surprenant. Pourtant, son histoire fera les gros titres de la presse pendant toute une partie de l'année 1910, jusqu'à son exécution le 1er juillet.

Pour les journalistes de la presse nationale, Liabeuf est un "apache", un de ces voyous sans foi ni loi qui hantent les quartiers ouvriers de la capitale. Son crime est symptomatique de la violence qui règne autour du quartier des Halles et des fortifications, et de ces lois absurdes qui obligent le policier à n'user de son arme qu'à la dernière extrémité. "La vie d'un agent vaut tout de même un peu mieux que la vie d'un bandit, et il y a une ironie cruelle à constater que celle-ci est entourée de plus de garantie que celle-là", remarque un journaliste du Temps au lendemain de l'agression. La presse de gauche, quant à elle, s'intéresse aux causes du crime de Liabeuf. L'année précédente, celui-ci a été arrêté en compagnie d'une amie par deux agents de la police des mœurs. Malgré ses protestations, il a été accusé de proxénétisme et condamné à trois mois de prison et à cinq ans d'interdiction de séjour. A sa sortie de Fresnes, il reste pourtant à Paris et jure d'avoir la peau des deux flics qui lui ont collé sur le dos l'infâme étiquette de souteneur. C'étaient eux qu'il recherchait ce soir-là dans le quartier Saint-Merri, mais c'est un autre flic qui perdra la vie.

Socialistes, anarchistes et révolutionnaires prennent fait et cause pour Liabeuf. Certains même n'hésitent pas à saluer son acte. Dans La Guerre sociale, hebdomadaire antimilitariste et révolutionnaire, Gustave Hervé signe un papier intitulé "L'Exemple de l'Apache", dans lequel il ne cache pas son admiration : "Savez-vous que cet apache qui vient de tuer l'agent Deray ne manque pas d'une certaine beauté, d'une certaine grandeur ? [...] Je ne demande pas pour cet apache le prix Montyon. Mais je trouve que dans notre siècle d'aveulis et d'avachis il a donné une belle leçon d'énergie, de persévérance et de courage à la foule des honnêtes gens ; à nous-mêmes, révolutionnaires, il a donné un bel exemple." Cet article vaudra à son auteur une condamnation à quatre ans de prison.

Sur le même principe que son précédent ouvrage consacré à la bande à Bonnot, Frédéric Lavignette présente l'affaire Liabeuf sous la forme d'un dossier de presse nourri d'une cinquantaine de journaux différents. Presse républicaine, catholique, socialiste, royaliste, anarchiste, littéraire - tout y passe, dans un découpage qui reprend les faits sous tous les angles et de tous les points de vue possibles. Il arrive que la polyphonie et le goût de l'auteur pour les ciseaux et la colle rendent la lecture un peu laborieuse : "L'agent Maugras, (Le Petit Journal, jeudi 5 mai 1910) dit "la Puce" (Le Figaro, Georges Claretie, jeudi 5 mai 1910) celui contre lequel le bandit préparait ses armes, celui qu'il aurait voulu atteindre, (Le Petit Journal, jeudi 5 mai 1910) s'avance à la barre. (L'Humanité, Jules Uhry, jeudi 5 mai 1910)" Mais on s'habitue vite à ces références constantes, et l'utilisation des journaux de l'époque replonge le lecteur dans l'ambiance. Rien n'échappe à cette succession de coupures de presse, et l'arrestation de Liabeuf comme les débats qui ont suivi (sur les détestables manœuvres de la police des mœurs, puis sur la condamnation à mort du coupable) ont lieu sur fond de crue historique de la Seine (les députés vont en barque au Palais-Bourbon) et d'agressions provoquées par les "apaches", que les journalistes n'hésitent pas à relier au crime de la rue Aubry-le-Boucher.

La Belle Époque ressuscite au fil des jours et des articles, celle de la lutte des classes et des marmites infernales. En ce temps-là, les anarchistes risquaient leur tête, de nos jours ils lisent Le Monde libertaire en faisant leurs besoins dans des toilettes sèches. Certes, Liabeuf n'était pas un anar - juste un ouvrier que la misère a poussé vers le vol, et le désir de vengeance vers le meurtre. Jusqu'au dernier moment, face à la guillotine, il clamera qu'il n'était pas un souteneur. Comme si cette erreur initiale de la police des moeurs pouvait excuser son crime... Bientôt, sa propre histoire lui échappe, et le malheureux cordonnier se voit instrumentalisé de tous côtés. Assassin pour les uns ; victime de la société, exemple à suivre, héros de la lutte contre l'oppression pour les autres. Ce n'était pas un anar, "mais nous devons reconnaître l'énergie dont il a fait preuve en des circonstances où nous sommes habitués à ne voir que de la platitude. Pris en lui-même, son acte est un acte anarchiste. On l'a frappé, il se défend. Il frappe à son tour. C'est normal. Ce qui n'est pas normal, c'est que de pareils cas se produisent si rarement." (L'Anarchie, Le Rétif, jeudi 12 mai 1910)

Le Président de la République, Armand Fallières, qui avait gracié l'abominable Soleilland, meurtrier d'une fillette de treize ans, et qu'on savait hostile à la peine de mort, laissera pourtant Deibler faire son travail. Jusqu'au bout, Liabeuf aura été un problème politique : le préfet Lépine voulait la peau du tueur de flics. "Liabeuf gracié, c'était un soufflet retentissant sur la joue de cette police devenue odieuse à tous. (La Barricade, Victor Méric, samedi 2 juillet 1910) Il fallait de la viande fraîche pour donner satisfaction aux exigences de Lépine et de l'abjecte police des mœurs. (La Barricade, Maurice Allard, samedi 9 juillet 1910)"

Le Magazine des Livres, n° 32, septembre-octobre 2011.


1 commentaire:

iPidiblue et le canard au sang a dit…

Bah ! On attendait 4 ans et on pouvait l'envoyer participer gratuitement à la grande boucherie festive et républicaine contre les boches aux casques à pointe ! quel gâchis !