jeudi 30 janvier 2014

Les ratés


Je pensais souvent à ce cinéaste japonais, Ozu, qui avait fait graver ces simples mots sur sa tombe : « Néant ». Moi aussi je me promenais avec une telle épitaphe, mais de mon vivant.
Jean-Pierre Martinet
           


Si vous voulez réussir dans l’écriture, commencez par rater votre vie.
            Non, sérieusement, c’est un bon début ! Ça a très bien marché pour beaucoup. L’échec, c’est souvent la clé de la réussite. Il suffit de voir le nombre d’auteurs qui ont écrit sur leurs déboires amoureux, leur alcoolisme, leur misère sexuelle (avec un peu de chance, la misère sexuelle, ça peut vous attirer la compassion des femmes…), leur inaptitude congénitale au bonheur… Les lecteurs aiment les écrivains qui souffrent, ils ont l’impression de leur ressembler. Le mec un peu loser, un peu clodo, c’est rassurant. Racontez une rencontre amoureuse, les ponts de Paris, une robe légèrement soulevée par le vent, des mots doux, un bouquet de fleurs, une relation adulte et tendre – vous n’intéresserez personne. Mais si la fille se barre à votre approche, si vous n’arrivez pas à bander quand enfin elle s’offre, si vous rajoutez du sang, des larmes, un profond sentiment de désespoir, là, les portes de la Grande Littérature vous sont ouvertes, on vous y accueille avec une petite tape confraternelle dans le dos et un kir royal dans un verre givré s’il vous plaît, et personne ne vous fait de remarques outragées si vous lorgnez dans les décolletés d’alentour. Vous en êtes. Vous êtes un raté : vous êtes un génie. Un véritable écrivain, c’est un homme qui souffre. C’est ce que vous a rappelé votre éditeur en effaçant un ou deux zéros sur votre contrat.
            On ne vous demandera même pas d’exhiber les cicatrices sur vos poignets : il suffira simplement que vous ayez écrit à quel point vous vomissiez la vie, cette pute, et que vous avez pris l’autoroute du bonheur à contresens et qu’une bonne bombe nucléaire bien placée nettoierait tout ça bien comme il faut, pour qu’on vous croit sur parole. Vous êtes un vrai de vrai ! Patafion la Déglingue ! Le Chateaubriand du Lexomil ! Le Molière du Colt-sur-la-Tempe ! À lire le gaz allumé !
            Tenez, prenez Baudelaire : « Spleen, spleen et re-spleen » ! « L’Ennui » ! « Le Spleen de Paris » ! « Le Spleen sifflera trois fois » ! « Spleen et châtiment » ! « Mon Spleen sur la commode » ! Prenez Cioran : De l’inconvénient d’être né ! Le titre qui vous saute à la gorge comme un molosse… Lisez Houellebecq, et allez vous branlotter un peu l’abstinence…
            Non, vraiment, la foirade, c’est une mine d’or. Moi-même, quand la fin du mois approche, que mes poches sont vides, que Pôle-Emploi commence à venir me flairer les pompes, qu’est-ce que je me sens artiste ! Dans ces moments-là, tiens, filez-moi un traitement de texte, je vous ponds À la recherche du temps perdu, le retour ! Ce que je ne fais pas d’ailleurs. Parce que dans le ratage, moi, je suis un entêté. Un perfectionniste.
            Au fond, tous ces écrivains de la débandade, ces champions du renoncement, ce qui les distingue de toi, pauvre raté lambda bourré d’anxiolytiques, c’est qu’ils ont su, eux, donner le coup de pied salutaire au fond de l’eau pour remonter à la surface ! Ils ont su renoncer au renoncement ! Bartleby, d’accord, mais Gallimard d’abord ! Eh oui, avant d’écrire sur le néant, il faut se sortir du néant. C’est une règle de base. Ou avoir une telle capacité d’abstraction qu’on va être capable, même le ventre vide et la libido en cale sèche, de se prendre soi-même pour objet, le temps de noircir du papier. Sinon, mon pauvre, tu auras beau rater ta vie, ça n’en fera pas une réussite ! Tout foirer, c’est un bon début, mais ce n’est pas tout : il y a un minimum de travail à fournir quand même. Ce serait trop simple, sinon. On serait tous des Prix Nobel neurasthéniques…

1 commentaire:

Pierre Driout dit Bob Saint-Clar a dit…

Ah ! le meilleur film de Belmondo que je revois toujours avec le plus grand plaisir : Le Magnifique !

Tu vois coco c'est ça la magie ! Les ratés magnifiques qui font tourner les affaires ...