Dimanche 21 octobre 2007.
Alors on s’est amené par petits paquets pour l’enterrement, jusqu’à former une masse assez peu négligeable dans la rue de devant. Le pavé était froid comme en automne mais dans nos veines coulaient vingt années de rock’n’roll, et on savait qu’on ne mourrait pas de froid, le nez dans les jardinières municipales. Pas ce soir, en tout cas. Ce soir, la mort n’était pas pour nous, mais pour les artistes. Pardon, pour les Artistes. Après deux décennies de décibels et d’aventures, le bar de Serge ferme définitivement ses portes. Il les a tellement ouvertes, n’importe quand et à n’importe qui, un vrai moulin, qu’on ne lui a pas pardonné une telle hospitalité. Pourtant il est comme ça, le barbu : les clés l’encombrent. Il aurait fait un piètre maton, il a préféré être un bon patron. Pas un patron comme celui que vous auriez envie de pendre avec les tripes de votre banquier, non : un patron de bar, tout simplement.
Un bon patron, entendons-nous bien : pour ses clients, pas pour son comptable. C’est pas en rinçant les gosiers des copains à l’œil après la fermeture qu’on se met le contrôleur d’impôts dans la poche ! Du coup, vlan : liquidation judiciaire. Vous avez voulu vider vos fûts en loucedé, maintenant videz les lieux, allez hop ! Voilà une façon d’en finir bien rock, faut reconnaître.
J’arrive à cinq heures devant le bar, rue du Pont-de-Mayenne, certains piétinent déjà dans leurs souvenirs, de la bière en gobelet plein les mains. Le grand Bob arbore une magnifique chemise de velours bordeaux. Comment, vous ne connaissez pas Bob N’Gadi, l’icône rock de Laval ? Ses piercings sont noirs comme ses ongles, je pensais qu’il avait viré gothique, en fait il était simplement en deuil. Sur le mur, Rimbaud et Lennon me dévisagent avec l’air de me dire ouais mec, toi et moi on est du même avis, tu vois, t’es mon pote mec, tu prends quoi ? Rimbaud est bleu et Lennon rose, ils ont l’air de ne pas avoir dessoûlé depuis 86. Pochoirs pochtrons. Si je buvais, j’aurais des chances d’oublier qu’il y a eu un lieu où vivre ici, mais je supporte mieux la mémoire que l’alcool. Chacun sa croix.
Dès mon entrée dans le bar, je suis accueilli par une sublime paire de cuisses recouvertes de collants bruns s’installant à une table en glissant doucement sur une chaise – ou s’extirpant de la même table, peut-être, sur le moment je ne fais pas attention. Ah ! là, là, dire qu’il n’y aura pas de séance de rattrapage ! On a perdu un bar et j’ai perdu des jambes. Je me couvre la tête de cendres et cherche désespérément un cercueil sur lequel m’écrouler en larmes. Serge fait parler la mousse, pressant la gâchette des pompes nacrées, accompagné de la brune Hélène, enceinte d’un futur barman, et d’une serveuse à gapette, piercing et tatouage inconnue de mes services. Bien des camarades ont répondu présent, les enterrements c’est toujours l’occasion de revoir du monde. Beaucoup ont prévu un appareil photo pour garder des souvenirs du lieu tel qu’il était quand il était encore plein de vie – quand ce n’était pas encore un musée. Une angoisse latente se fait sentir : où ira-t-on se bourrer la gueule le week-end prochain ? Il y a là des musiciens, des punks, des filles, des adolescents, des quinquagénaires, un chroniqueur à bonnet du Courrier de la Mayenne, un animateur matinal de Radio-Fidélité, des assistants d’éducation, des chômeurs, des conseillers d’EDF, des profs, des directeurs d’entreprise, des professionnels du spectacle, un entrepreneur des pompes funèbres (peut-être, vu le thème de la soirée, mais c’est pas sûr), des étudiants, des enfants…
Quelques-uns ont amené des platines, tous ont l’air émus. L’ambiance est assez étrange en cette fin d’après-midi : étrange d’être si nombreux dans ce bar de nuit alors qu’il fait encore jour, et de savoir que c’est la fin. La fin d’une époque, vraiment : après le Graffiti, après le Louisiane, après le Music Bar, les Artistes étaient le dernier bar-rock à tenir envers et contre tout… Et voilà, le barbu nous quitte aussi, quelle tristesse... Son bébé meurt à vingt-et-un ans, comme Sid Vicious.
Des femmes et des enfants d’abord ont préparé des guirlandes de fleurs qu’un équilibriste du dimanche accroche à l’enseigne du bar en se tenant au sommet d’un escabeau. Un barbu (pas Serge, un autre) gueule qu’il ne faut pas que ça s’arrête, que c’est à nous, les jeunes, (c’est-à-dire pas à lui) de nous remuer le cul pour empêcher la fermeture du bar, que c’est pas normal, qu’il faut faire quelque chose, qu’on dort ou quoi, que c’est pas comme ça que ce sera autrement. Il s’époumone, il est scandalisé, révolté – il finira par reprendre une bière.
Les chiottes du bar sont mythiques, avec leurs graffitis dans tous les sens. Il y a de tout : questionnement métaphysique anglophone (« What does your soul look like ? »), prises de position courageuses (« Vive le bridge ! », « Plaisir et volupté », « Moi j’aime la choucroute et les broutes minou !!! »), saluts aux générations futures (« Marko a pissé ici le 05/09/2007 »), rendez-vous professionnels (« TESS ! Laurent ne peut pas répéter jeudi, mais mercredi OK ») ou galants (je vous laisse imaginer), citations cinématographico-bibliques (« Et tu sauras que mon nom est l’Eternel quand s’abatera sur toi la vengeance du Tout Puissant »), traces indélébiles de groupes disparus ou pas (« Deadly Toys were here », « Homestell », « Les Sold Out sont bons / Les Sold Out sont dangereux / L’heure de la reconnaissance / A SONNÉ »), et sur le mur lambrissé de la petite salle du flipper sur lequel Anthony ne jouera plus jamais, l’un des rats de Ptiluc s’exclame : « Quand tu n’as plus rien, il te reste le bar des Artistes !! Merci pour tout le barbu ! »
Et quand tu n’as plus le bar des Artistes ?
Avec le soir qui tombe, le lieu se remplit et les fûts se vident. Bob, certainement parti dîner, revient avec sa guitare. Pour l’instant, c’est Guillaume et Gérald qui mixent, ça m’étonnerait que Bob trouve l’occasion de sortir sa gratte. Il me semble bien ne l’avoir jamais vu jouer aux Artistes, alors que c’était son Q.G. J’ai beau essayer de me souvenir (il me suffirait de parcourir les vingt-cinq cahiers de mon journal, mais j’ai la flemme) : je l’ai souvent vu jouer, mais pas là. Ironie du sort… Je soupçonne Gérald d’avoir le mauvais œil : il suffit qu’il mixe dans un bar pour que celui-ci ferme : le Coucou, la Veuve Coudère, le Ty Koz, et maintenant les Artistes… Il passe le tube des Why Ted ?, « Golden Bollocks », dans sa platine. Avec le nombre de morceaux composés par lui qui passeront ce soir, Bob pourrait vraiment s’en faire, des couilles en or, s’il touchait des droits d’auteur…
À neuf heures et demie, il n’y a plus de bière – la cuite de l’histoire se fera au blanc. P’tit Fat prend le relais derrière les platines. Ça commence à vraiment danser, et il me vient l’idée de me mettre à gigoter moi aussi. Merde ! Je suis sur la scène des Artistes, les mecs !!! Je crois que vous ne vous rendez pas bien compte. Je fais un duel de air-guitar avec un client quadragénaire encore plein de santé, les veines remplies de rock’n’roll (et d’alcool un peu aussi). Du coup, je détache mes cheveux qui de toute façon allaient bien finir par se libérer tous seuls. Patatra, ils font dans ma nuque, ce sont les rares qui me restent et je les laisse tomber en capillilotade. Je vois arriver la belle Audrey, éborgnée par sa mèche brune, qui me déclare que mes cheveux en liberté me vont très bien. Elle peut enfin me parler sans crainte désormais, puisque je ne publie plus mon journal sur Internet et qu’elle ne risque donc plus de passer aux yeux du tout-Laval pour une fille qui a le compliment facile. Je me décide enfin à ranger mon appareil photo (j’étais le dernier à en trimballer un, ça devenait ringard) après avoir, sans même le vouloir (promis juré), pris en photo une sublime jeune fille brune aux yeux brillants et au sourire irrésistible[1]. Le bar des Artistes était le fournisseur officiel de la ville en créatures sublimes. Où les trouverons-nous désormais ? Et à peine me suis-je débarrassé de mon numérique, mon adversaire de air-guitar se fout à poil ! Il danse comme un fou, en chaussettes, la bite à l’air, dans l’hystérie collective. La mode change à un rythme fou : plus de ringardise, tout le monde ressort son appareil photo, son téléphone portable, sa caméra, sa planche à dessin : le petit oiseau est sorti. « C’est un garçon ! » Nous pourrions tous en faire autant, mais ce serait vulgaire. Là au moins, nous y échappons, à la vulgarité : nous sommes plongés en pleine scène originelle, c’est la version mâle du tableau de Courbet, l’âme de Choron plane au-dessus de la salle, se prend les couilles dans les pales du ventilateur, jure ses cent mille putains de bon Dieu, va prendre un peu l’air. On se croirait dans une maternité, avec ce vieux gosse cul nu qui danse avec un sourire qui reste accroché aux volutes de fumée quand son propriétaire tangue déjà ailleurs, comme le chat du Cheshire, mais en plus bourré. Finalement, c’est beau de terminer sur cette naissance approximative. Je salue la compagnie et quitte le bar. Il y en a un autre qui ouvrira en face dans une semaine. Les patrons auront intérêt d’être à la hauteur. Et puis c’est pas tout ça, mais je bosse demain.
7 commentaires:
Quelques nouvelles du Palindrome après un moment de silence assez long. Je rencontre en effet quelques problèmes de connexion, au point d'être obligé de me rendre au Cyber Espace pour m'adresser à l'humanité, comme les pauvres. Mais il se passe parfois des événements d'importance à Laval, et je me dois de relayer l'information, car si je ne le fais pas, qui le fera ?
Salut l'artissse ! Bon alors turlute générale, c'est la maison qui offre ...
Vas-y Juju ! Fous-toi à poil sur ton blog toi aussi, après tout tu es chez toi !
Ouais,vous êtes chez vous. C'est même la seule chose qui vous reste.Mais je sais pas pourquoi (peut-être parce que je suis pas lavalois, peut-être parce que je suis profondément méchant), ça m'emmerde un peu cette nostalgie- partie. Trop private dream. Ceci dit,mêmeBalzac n'est pas parfait. Alors continuez, c'est tout ce qu'on vous demande.
Restif-qui-n'aime-que-Rameau
C'est peut-être le travail que je suis en train de faire sur l'histoire du rock à Laval qui me pousse à la nostalgie, allez savoir... Mais c'est bien vous qui, dernièrement, évoquiez mon journal intime disparu du Web ? Eh bien ce texte est peut-être le premier depuis l'ouverture de ce blog qui ressemble le plus à ce qu'était mon journal...
A mais c'est tout autre chose. Un Journal se goûte sur la longueur. Léautaud, les premières pages ne m'avaient pas envoutés. Si les Goncourt n'avaient écrit que 30 pelures, ca serait pas fascinant.
Bon laissons les morts enterrer les morts comme a dit un vieux diariste (il dictait), je vais m'appêter à un autre tempo (car c'est vraiment ça qui joue là dedans. Il y a du jazz dans le journal intime.) Mais n'avais-je pas fini mon billounet par "continuez"
(et puis qui vous dit que je ne suis pas ivre de jalousie de ne pas avoir connu le Palindrome?)
Restif, Zoïle de service.
Bravo pour ton blog
Toréador (http://www.toreador.fr)
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