Nous nous promenions sur ce que l'on appelle l'allée du bout du monde, un mélancolique sentier près du château de Montaigne, quand on m'a demandé: "D'où vient ta passion pour la disparition?"
Enrique Vila-Matas, Docteur Pasavento.
Enrique Vila-Matas, Docteur Pasavento.
D'où vient ma passion pour la disparition? Ou plutôt, ma passion pour les écrivains de la disparition, du retrait, du silence, du renoncement? Ceux que Jean-Yves Jouannais nomme les "artistes sans oeuvres" et Enrique Vila-Matas les Bartleby?... Bien sûr, ces auteurs qui n'ont publié que des bribes, des fragments, ou qui ont délibérément tourné le dos à la littérature après une période d'intense créativité, mais qui ont influencé fortement des générations d'artistes, comme Jacques Rigaut, Arthur Rimbaud, Robert Walser, Joseph Vaché, Salinger et tant d'autres, me rassurent sur mon propre syndrome de Bartleby. Toutes mes défaillances, ma paresse, ma couardise devant la page blanche, mon aquoibonisme, mon angoisse du succès (rassure-toi, ça ne risque pas d'arriver, diront les mauvaises langues) trouvent une justification glorieuse à la lecture de Bartleby et compagnie de Vila-Matas.
Quel écrivain n'est pas tiraillé par la tentation du silence, de la fuite? Vila-Matas lui-même le confie à son traducteur André Gabastou: "Je me souviens que, dès l'instant où j'ai su que je me consacrerais à l'écriture - j'avais alors publié quatre livres -, j'ai commencé à annoncer à mes amis aux hautes heures de la nuit que j'envisageais d'arrêter. "J'écrirai tout au plus encore un livre, puis je me retirerai", disais-je alors que je venais à peine de commencer mon oeuvre et que je n'avais que trente ans. Je crois que je trouvais moralement très élégant de finir juste après avoir commencé."
L'élégance du renoncement! Pouvoir jouir d'une reconnaissance discrète auprès de quelques happy few qui s'échangent vos maigres oeuvres les yeux brillants, tout en étant absent, une chaise vide sur les plateaux de télé, un point d'interrogation - le meilleur Thomas Pynchon de votre génération! Enrique Vila-Matas n'a jamais arrêté d'écrire, mais le syndrome de Bartleby ne l'a pas quitté pour autant. Dans Journal volubile, il imagine à nouveau qu'il renonce à écrire, "mais je crois que si je fais le pas, j'aurais besoin d'un écrivain qui soit témoin de tout, qui emboîte mes pas et le raconte, c'est-à-dire que je devrais embaucher un écrivain qui raconte comment j'ai renoncé à l'écriture, comment je me suis appliqué à faire de ma vie une oeuvre d'art, comment j'ai cessé d'écrire sans en souffrir."
Que faire, en effet, quand on a passé sa vie à transformer la moindre de ses expériences en littérature? Quand à chaque nouvelle rencontre, à chaque nouveau conflit intime, à chaque nouvel accident de parcours, c'est en songeant à la page d'écriture qu'on en tirerait le soir même qu'on a pu garder le cap? Soudain, il faudrait vivre pour vivre, simplement, comme ça? Comment vivent ceux qui n'écrivent pas? Ceux dont toute l'existence n'a pas pour but de finir par un grand livre? Comment vit-on quand on a arrêté d'écrire? Au passage, c'est aussi le sujet du dernier magnifique roman de Marc-Edouard Nabe, L'Homme qui arrêta d'écrire: "Je ne voyais les gens que pour travailler, écrire sur eux, ou parler avec d'autres pour écrire sur tous. Me voilà en train de discuter avec une jeune fille, tout simplement, et je ne la drague même pas."
Pas plus que Nabe, Enrique Vila-Matas n'arrête donc d'écrire. C'est qu'un écrivain a bien d'autres solutions pour disparaître. Vila-Matas, déformation d'écrivain, ne peut s'empêcher d'inventer son destin, de jouer à être un autre. Jamais tout à fait identifiable au narrateur mais jamais très loin derrière, il multiplie les doubles comme Pessoa les hétéronymes. Il feint, il simule. Ca peut le prendre dans l'avion, où il joue à haïr un enfant bruyant, chez lui ou encore dans la rue: "Je m'amuse à inventer que je suis devenu susceptible et souhaite que personne ne m'arrête dans la rue." (Journal volubile).
Le narrateur de Docteur Pasavento, invité à donner une conférence sur la réalité et la fiction à Séville, choisit soudain de disparaître, en hommage à Robert Walser et à son constant refus de la gloire. Là encore, c'est comme un jeu: il a en tête la disparition d'Agatha Christie durant onze jours pendant lesquels toute l'Angleterre l'avait recherchée - mais il comprend rapidement que lui, personne ne se lancera à ses trousses. Dans sa fuite, Pasavento l'écrivain deviendra tour à tour les docteurs Pasavento, Ingravallo, Pynchon, Pinchon... Et ces dédoublements, ces impostures constantes s'accompagnent de dizaines d'autres simulations, comme si Pasavento, fatigué d'être soi, s'inventait sans cesse de nouvelles origines, de nouveaux itinéraires, pour s'effacer lui-même dans la multitude des possibles.
Le syndrome de Bartleby, ce refus d'écrire, marque aussi l'aphasie de la littérature. Le dernier roman de Vila-Matas, Dublinesca, joue avec ce thème comme s'il fallait l'épuiser. Le personnage principal, Samuel Riba, éditeur exigeant concurrencé par l'édition numérique et la mauvaise littérature (le "roman gothique"), vient de faire faillite. Pour couper court à une discussion avec ses parents, il prétend préparer une conférence sur la fin de l'ère Gutenberg qui aura lieu à Dublin le 16 juin suivant, jour du "Bloomsday". Mais ce n'est pas tout de mentir, encore faut-il faire coller la réalité à ce mensonge. L'éditeur décide de réellement partir à Dublin donner cette conférence. A l'endroit même où se déroule dans l'Ulysse de Joyce l'enterrement de Paddy Dignam, Riba entend donc enterrer la littérature. Autre façon de disparaître, pour Vila-Matas: convoquer sans cesse ses auteurs favoris: Joyce, Kafka, Beckett, Walser, mais aussi Roberto Bolano, Emmanuel Bove... Il ne s'agit pas seulement de références littéraires éparpillées ça et là, mais de véritables personnages, qui pèsent sur l'intrigue, incitent le personnage principal à faire des choix. Le docteur Pasavento, dans sa cavale, rejoint l'asile d'Herisau où est mort Robert Walser, et l'homme au mackintosh, personnage étrange qui apparaît et disparaît au gré de la journée de Leopold Bloom dans Ulysse, joue également un rôle important dans Dublinesca. "Il a une tendance exagérée à lire sa vie comme un texte littéraire, à l'interpréter avec les déformations propres au lecteur chevronné qu'il fut pendant tant d'années", écrit Vila-Matas à propos de Riba dans Dublinesca.
C'est peut-être ça, au fond, la solution pour disparaître: devenir un personnage de roman...
Le Magazine des Livres, été 2010.
3 commentaires:
Etant donné que maintenant tout le monde se met à poil pour un oui ou pour un non selon le sacro-saint principe de la télé-réalité, la seule voie possible d'originalité c'est d'être un passe-muraille, disparaître derrière son blog comme un guerrier furtif.
Tu es en bonne voie d'être le seul écrivain surréel de notre temps ..
Juldé ou l'art de la disparition, l'Houdini des écritoires.
Cela semble aussi un livre sur la déchéance. Cela m'embête pour Riba, qu'il redevienne alcoolique à lafin (j'en suis à la moitié du livre, mais j'ai regardé à la fin comme je fais hélas avec tous les livres, polars ou pas).
Une image qui me reste, pour Riba, la littérature, c'est Catherine Deneuve avec un imper beige, des chaussures à talon rouges et un chapeau russe (?) penché. J'ai déjà la tenue, sauf le chapeau, je suis la littérature ! Evidemment, elle est nue dessous, le contraire m'eût étonnée.
Merci pour ce commentaire, mais qui êtes-vous, Anonyme ? Catherine Deneuve ?
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