Au commencement était le Verbe.
Saint Jean
La nuit avait été lourde et
oppressante. L’homme, harassé d’avance par la tâche qui lui incombait,
regardait son écran d’ordinateur ouvert sur une page à la blancheur hostile. Il
allait falloir remplir ce blanc de noir, une fois de plus. « C’est
parti ! », se dit-il pour se donner du courage.
Je ne sais pas si vous l’avez
remarqué, mais tous les livres commencent par une première phrase. Celle-ci se
reconnaît assez facilement au fait qu’elle est placée au tout début du premier
chapitre, s’il s’agit d’un de ces livres où il y a des chapitres. Si ce n’est
pas le cas, vous la trouverez après la dédicace de l’auteur, la citation
liminaire d’un ou deux grands écrivains et la préface, s’il y en a une. Dans ce
genre de livres où l’on trouve des préfaces et des avant-propos, déjà, on peut
remarquer la difficulté de l’auteur à commencer. Sa première phrase, il la
retarde, comme un timide chercherait à ralentir le temps avant un premier
rendez-vous amoureux. Mais elle est bien là, cette première phrase. Elle est
là, et en première ligne, prête à recevoir son lecteur.
En gros, la première phrase est
celle par quoi le livre commence. Incipit, en latin : « Il
commence… »
On en fait tout un plat, de la
première phrase, au point qu’on en oublierait presque qu’elle est toujours
suivie d’une ribambelle d’autres, qui n’ont pas toutes la chance d’attirer
autant l’œil du critique. En général, les auteurs la bichonnent, leur première
phrase, la fignolent et, quand il s’agit de bons écrivains, ils la fignolent
surtout pour qu’elle n’ait pas l’air trop apprêtée, trop laborieuse – pour
qu’elle paraisse un peu nonchalante, comme une belle femme en déshabillé de
soie. Exactement le contraire de la première phrase de cette chronique : « La
nuit avait été lourde et oppressante. » Voilà un bel exemple d’incipit
raté : cliché de la nuit étouffante de l’été, d’où le sommeil est banni,
c’est avant tout la phrase elle-même qui est lourde. Le lecteur qui tomberait
sur elle au début d’un roman pourrait déjà supposer, sans craindre de se
tromper, qu’il va bien s'amuser (nous aborderons le thème de l'ironie un autre jour). Heureusement, la première phrase d’un
article compte beaucoup moins que celle d’un roman. Une chronique chasse
l’autre, et si l’auteur de l’article, comme le romancier, doit bel et bien se
creuser la tête parfois pour savoir « comment commencer », il sait
que le but de cette première phrase est simplement de charmer suffisamment le
lecteur potentiel pour lui donner envie d’aller jusqu’au bout de sa lecture.
Sur un texte de trois mille signes, c’est jouable. Sur un roman de cinq cent
mille signes (équivalant à peu près à trois cents pages), c’est déjà plus
délicat.
Dans les temps anciens, on ne se
prenait pas autant la tête : les contes commençaient tous par « Il
était une fois », et les romans du Moyen Âge par « Or dit li
contes ». C’est assez tardivement que les écrivains ont cherché à se
démarquer les uns des autres.
Des phrases, il y en a donc plein,
dans un roman. La première phrase, il n’y en a qu’une. Exemples de premières
phrases célèbres : « Longtemps je me suis couché de bonne
heure. » Incipit de Du côté de chez Swann, premier tome d’À
la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. Je suis sûr que vous l’avez
tous déjà entendue une fois. Si je vous demande de me citer de tête la deuxième
phrase de la Recherche (comme on dit dans le métier), je pense que vous
serez déjà moins nombreux à faire les malins. Remarquez tout de même, dans
cette phrase, l’apparente nonchalance dont je parlais plus tôt. Une phrase
sobre, brève, bien loin de l’image d’un Proust amateur de sentences
interminables et complexes. On peut y voir un brin d’humour aussi : un
roman qui s’ouvre sur l’image d’un narrateur en train d’aller se coucher, c’est
pour le moins audacieux.
Autre phrase : « Ça a
débuté comme ça. » Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la
nuit. On retrouve un peu de la formule initiale des romans médiévaux, avec
déjà un bel exemple de l’humour et du style faussement « lâché »,
populaire, de l’auteur : le ça répété en début et en fin de phrase,
et le choix du verbe débuter là où commencer aurait été plus
correct.
Importance indéniable de la première
phrase : tout l’écrivain, toute l’œuvre, doivent s’y retrouver, d’emblée.
La première phrase, c’est l’œuvre complète en miniature. Flaubert, dans Salammbô,
nous invite à un dépaysement total au milieu de noms aux sonorités
étranges : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les
jardins d’Hamilcar. »
Parfois, tout de même, on se
souvient aussi de la deuxième phrase, qui vient compléter la première. « J’avais
vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la
vie. » (Paul Nizan, Aden Arabie). Ou encore : « Aujourd’hui,
Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » (Albert Camus, L’Étranger).
Le bon écrivain ne doit donc pas se contenter d’écrire une belle première
phrase : il faut que le reste soit aussi bon, et si possible jusqu’à la
fin.
3 commentaires:
Longtemps j'ai lu Raphaël Juldé ...
Très bon début de roman, Pierre, vous nous mettez l'eau à la bouche !
D'accord ... mais je ne mets pas la langue au premier rendez-vous !
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