jeudi 28 mars 2013

La première phrase

[Ce texte inaugure une nouvelle chronique, que j'espère hebdomadaire : La Bibliothèque de Jupiter. Tous les jeudis, un texte consacré à la littérature, plus ou moins sérieux, souvent farfelu, consacré à un thème différent. La littérature par des chemins détournés, en somme. Cette chronique se trouve également ici.]



Au commencement était le Verbe.
Saint Jean


            La nuit avait été lourde et oppressante. L’homme, harassé d’avance par la tâche qui lui incombait, regardait son écran d’ordinateur ouvert sur une page à la blancheur hostile. Il allait falloir remplir ce blanc de noir, une fois de plus. « C’est parti ! », se dit-il pour se donner du courage.
           
            Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais tous les livres commencent par une première phrase. Celle-ci se reconnaît assez facilement au fait qu’elle est placée au tout début du premier chapitre, s’il s’agit d’un de ces livres où il y a des chapitres. Si ce n’est pas le cas, vous la trouverez après la dédicace de l’auteur, la citation liminaire d’un ou deux grands écrivains et la préface, s’il y en a une. Dans ce genre de livres où l’on trouve des préfaces et des avant-propos, déjà, on peut remarquer la difficulté de l’auteur à commencer. Sa première phrase, il la retarde, comme un timide chercherait à ralentir le temps avant un premier rendez-vous amoureux. Mais elle est bien là, cette première phrase. Elle est là, et en première ligne, prête à recevoir son lecteur.
            En gros, la première phrase est celle par quoi le livre commence. Incipit, en latin : « Il commence… »
            On en fait tout un plat, de la première phrase, au point qu’on en oublierait presque qu’elle est toujours suivie d’une ribambelle d’autres, qui n’ont pas toutes la chance d’attirer autant l’œil du critique. En général, les auteurs la bichonnent, leur première phrase, la fignolent et, quand il s’agit de bons écrivains, ils la fignolent surtout pour qu’elle n’ait pas l’air trop apprêtée, trop laborieuse – pour qu’elle paraisse un peu nonchalante, comme une belle femme en déshabillé de soie. Exactement le contraire de la première phrase de cette chronique : « La nuit avait été lourde et oppressante. » Voilà un bel exemple d’incipit raté : cliché de la nuit étouffante de l’été, d’où le sommeil est banni, c’est avant tout la phrase elle-même qui est lourde. Le lecteur qui tomberait sur elle au début d’un roman pourrait déjà supposer, sans craindre de se tromper, qu’il va bien s'amuser (nous aborderons le thème de l'ironie un autre jour). Heureusement, la première phrase d’un article compte beaucoup moins que celle d’un roman. Une chronique chasse l’autre, et si l’auteur de l’article, comme le romancier, doit bel et bien se creuser la tête parfois pour savoir « comment commencer », il sait que le but de cette première phrase est simplement de charmer suffisamment le lecteur potentiel pour lui donner envie d’aller jusqu’au bout de sa lecture. Sur un texte de trois mille signes, c’est jouable. Sur un roman de cinq cent mille signes (équivalant à peu près à trois cents pages), c’est déjà plus délicat.
            Dans les temps anciens, on ne se prenait pas autant la tête : les contes commençaient tous par « Il était une fois », et les romans du Moyen Âge par « Or dit li contes ». C’est assez tardivement que les écrivains ont cherché à se démarquer les uns des autres.
            Des phrases, il y en a donc plein, dans un roman. La première phrase, il n’y en a qu’une. Exemples de premières phrases célèbres : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Incipit de Du côté de chez Swann, premier tome d’À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. Je suis sûr que vous l’avez tous déjà entendue une fois. Si je vous demande de me citer de tête la deuxième phrase de la Recherche (comme on dit dans le métier), je pense que vous serez déjà moins nombreux à faire les malins. Remarquez tout de même, dans cette phrase, l’apparente nonchalance dont je parlais plus tôt. Une phrase sobre, brève, bien loin de l’image d’un Proust amateur de sentences interminables et complexes. On peut y voir un brin d’humour aussi : un roman qui s’ouvre sur l’image d’un narrateur en train d’aller se coucher, c’est pour le moins audacieux.
            Autre phrase : « Ça a débuté comme ça. » Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit. On retrouve un peu de la formule initiale des romans médiévaux, avec déjà un bel exemple de l’humour et du style faussement « lâché », populaire, de l’auteur : le ça répété en début et en fin de phrase, et le choix du verbe débuter là où commencer aurait été plus correct.
            Importance indéniable de la première phrase : tout l’écrivain, toute l’œuvre, doivent s’y retrouver, d’emblée. La première phrase, c’est l’œuvre complète en miniature. Flaubert, dans Salammbô, nous invite à un dépaysement total au milieu de noms aux sonorités étranges : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. »
            Parfois, tout de même, on se souvient aussi de la deuxième phrase, qui vient compléter la première. « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » (Paul Nizan, Aden Arabie). Ou encore : « Aujourd’hui, Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » (Albert Camus, L’Étranger). Le bon écrivain ne doit donc pas se contenter d’écrire une belle première phrase : il faut que le reste soit aussi bon, et si possible jusqu’à la fin.

3 commentaires:

Pierre Driout a dit…

Longtemps j'ai lu Raphaël Juldé ...

Raphaël Juldé a dit…

Très bon début de roman, Pierre, vous nous mettez l'eau à la bouche !

Pierre Driout a dit…

D'accord ... mais je ne mets pas la langue au premier rendez-vous !