Journal d'oisiveté
Février 2013
[Les plus vieux d'entre vous s'en souviennent peut-être : entre 2001 et 2007, j'ai tenu sur Internet un journal intime. L'expérience, passionnante au départ, a fini par s'avérer difficile à vivre au quotidien, surtout dans une petite ville de province. J'ai continué malgré tout à tenir mon journal, mais cette fois-ci de manière réellement intime et privée. Aujourd'hui, je me propose, une fois par mois, de publier ici non pas l'intégralité de mon journal, mais une version centrée sur mes lectures, mes films, mes promenades. Journal littéraire ? Ce serait un peu exagéré. Journal Culturel ? Ça ferait penser au bulletin trimestriel d'une MJC. Alors, puisqu'il s'agit de flâner, dans les rues ou entre les livres, appelons ça un Journal d'oisiveté...]
Samedi 2 février.
Toujours l’otage de Mark Twain, je lis les pages magnifiques qu’il
consacre à sa fille, Suzy Clemens, morte à vingt-quatre ans, et à la biographie
que celle-ci avait faite, enfant, de son père. Page 539, je retiens cette
phrase : « Il a exactement l’esprit d’un auteur, il ne comprend pas
certaines choses parmi les plus simples. »
Ce soir, je revois, après plusieurs années, Pulp Fiction. C’est
un peu comme réécouter une vieille chanson de son enfance et s’apercevoir qu’on
en connaît toutes les paroles par cœur. Ce moment, par exemple, où Uma Thurman
lance sur sa chaîne le morceau de Urge Overkill, « Girl, You’ll Be A Woman
Soon » et se met à danser, est particulièrement chargé de souvenirs, de
nostalgie… Il faut reconnaître que Tarantino sait remuer la mémoire du
spectateur, avec son goût pour les chansons et les films de série B des années
60…
Dimanche 3 février.
Levé tôt un dimanche, non pas pour aller à la messe, mais au cinéma,
voir le Lincoln de Spielberg. Daniel Day-Lewis est assez convaincant
dans le rôle titre, et Tommy Lee Jones est un Thaddeus Stevens impressionnant –
mais évidemment, je trouve le film bien trop hagiographique – en plus d’être
extrêmement bavard. En choisissant de se focaliser sur la signature du 13e
amendement, l’abolition de l’esclavage, Spielberg laisse entendre, une fois de
plus, que la guerre de Sécession se réduisait à cette question, et fait passer
les délégués de l’Union pour des humanistes éclairés, et les Confédérés pour de
vieux réactionnaires s’accrochant désespérément à leurs traditions barbares. Or
l’esclavage a très vite été remplacé par la ségrégation raciale, et la
« reconstruction » qui a suivi la guerre civile a consisté en une
saignée impitoyable du Sud…
C’est très agréable de se lever tôt un dimanche : j’ai toute une
journée devant moi, que je pourrais utiliser pour travailler à mon concours –
mais que je préfère utiliser pour ne travailler à rien. Le soir, je revois Boulevard
de la Mort, de Tarantino – grand film d’humour noir où se retrouvent tous
les codes de la série Z et des films de sexploitation : jolies
filles, sexy et provocantes, croisant la route d’un méchant sadique qui, après
leur avoir fait subir les pires tortures, voit s’abattre sur lui la vengeance
de ses victimes. Catharsis, fétichisme du pied et moteurs qui grondent.
Lundi 4 février.
Ce soir, je regarde L’Ibis rouge, de Mocky, dont la première
séquence ne pouvait que me plaire, puisqu’il y est question de l’obsession du
personnage interprété par Michel Serrault pour les mamelles de son professeur
de piano…
Mardi 5 février.
À la veille de mon concours, je n’éprouve aucun stress à l’idée de le
passer, rien à voir avec mon état d’esprit de la semaine dernière pour le CAPES
de documentation. Cette fois, je sais parfaitement que j’ai travaillé en dépit
du bon sens. Je ne vois dans cet examen que la contrainte d’une nouvelle
nuit à passer à Nantes – une nouvelle perte de temps.
Mon train est à 17 h 20. En début d’après-midi, je descends en ville
avec mes affaires, je vais me promener avant de me rendre à la gare, et prendre
un café, et même deux, au Parvis. Je lis tous les fichiers consacrés aux
bibliothèques pendant le trajet, ne change pas de train au Mans, mais tout de
même de voiture, et bien m’en a pris, puisque je me retrouve à faire une partie
du trajet restant avec face à moi – pas tout à fait en face, en réalité,
parce que les dossiers des sièges devant moi nous séparent – une brune au
visage très joli, aux yeux et au sourire magnifiques, qui bavarde avec trois
amis. Elle porte un pull rose pâle au col « boule », et elle a l’air
d’avoir une poitrine très honorable. Elle descend à Angers St-Laud.
Mon hôtel n’est pas très loin de la gare de Nantes, où j’arrive à 19 h
49. Je le rejoins donc à pied : hôtel du Grand Monarque, rue du
Maréchal-Joffre. Ma chambre est très belle, elle semble si grande qu’elle n’est
pas loin de l’être. J’en ressors tout de même assez vite pour aller dîner. J’ai
des envies de crêperie, comme toujours en Bretagne (oui, bon, en « Bretagne »
avec des guillemets, quoi), et après avoir tourné en rond un petit moment, je
jette mon dévolu sur la crêperie Sainte-Croix. La serveuse qui s’occupe de moi
est plutôt ronde, tee-shirt noir décolleté, minijupe noire, collants noirs, la
poitrine opulente… Je suis sous le charme, malgré son piercing sous la lèvre,
que je lui pardonne bien volontiers. Il y a une autre serveuse, une brune assez
mince, en courte robe noire – toutes les serveuses du restaurant sont habillées
de noir – avec des collants noirs plus transparents. Même les clients sont
beaux dans cette crêperie : un jeune homme arrive entouré d’une brune et
d’une blonde aussi ravissantes l’une que l’autre. Tout en dégustant ma galette
épaule-fromage-œuf-pommes de terre et ma crêpe au chocolat, je regrette
amèrement de ne pas être venu à Nantes pour faire du tourisme. Moi, je
m’attache vite – et je regrette déjà ma serveuse généreuse et souriante quand
je règle l’addition.
De retour à l’hôtel, pas de révisions : je rédige ce journal tout
en regardant la télé. C’est fou comme le monde de la télé-réalité, des
bêtisiers et des documentaires complaisants semble un théâtre de guignol
incompréhensible, quand on s’en est tenu éloigné longtemps… Bon sang, mais
c’est vrai : Valérie Damidot, Cyril Hanouna et Carole Rousseau existent toujours !...
Mercredi 6 février.
Même William Leymergie est encore là, comme je le constate en quittant
mon lit à 6 h 30 (après une nuit encore maigrelette). Je ne sais pas s’il faut
s’en réjouir ou le déplorer…
Copieux petit déjeuner à l’hôtel : les croissants sont monstrueux.
Décidément, si je dois revenir à Nantes, il faut que je garde cet hôtel en
tête. Je le quitte à huit heures et rejoins le cours des Cinquante-Otages pour
y prendre le tramway. Le terminus de celui que j’ai pris est à l’École
centrale, j’ai donc encore quelques mètres à parcourir à pieds, mais je suis
largement en avance à l’IUFM, que je commence à connaître par cœur. Même
bâtiment que la semaine dernière, même étage, salle 202. Les assistants bibliothécaires
passent leurs concours en même temps que nous. Il y a un grand nombre de tables
inoccupées. Sur les vingt-sept inscrits au concours interne, nous ne sommes que
sept. Une fille se pointe trente secondes après que les sujets nous ont été
distribués, et l’examinatrice lui refuse l’entrée.
L’étude de cas porte sur les plans de conservation partagée de
périodiques – un sujet que je ne connais absolument pas. S’il n’y avait pas eu
de documents joints au dossier, c’était la copie blanche assurée – mais grâce
aux documents, j’ai pu faire un peu de paraphrase – enfin, je veux dire,
presque exclusivement de la paraphrase – et j’ai quitté la salle à 11 h 30 au
lieu de 13 h 00. C’est un nouvel échec sans surprise…
Je me rends à la gare où j’échange mon billet pour partir à 13 h 00 au
lieu de 14 h 41, ce qui me permettra d’être à Laval dès 15 h 20.
Relâche ce soir : je revois Inglourious Basterds de
Tarantino.
Jeudi 7 février.
Bien parti pour me faire l’intégrale de Tarantino (dans le désordre),
je revois Reservoir Dogs ce soir. Toujours cet art du flash-back – ou
plutôt, déjà cet art du flash-back, puisque Reservoir Dogs est le
premier film de Tarantino… J’avais d’abord vu Pulp Fiction, au cinéma,
et c’est à ce moment-là que j’avais découvert le réalisateur, et quand par la
suite j’ai vu Reservoir Dogs, je m’étais dit qu’il y avait, dans cette
façon de filmer l’histoire comme une boucle, la dernière image du film
renvoyant à la première, tout le développement étant contenu dans un retour en
arrière a priori labyrinthique, une sorte de signature de l’auteur.
J’imaginais même qu’il continuerait à tourner ses films futurs de la même
façon. Heureusement, dès Jackie Brown, il a trouvé autre chose.
Vendredi 8 février.
Maintenant que mes concours sont passés, je vais pouvoir me remettre à
l’écriture et à la recherche d’emploi. C’est maintenant que je ne dois
surtout pas m’endormir, mais rester actif, conserver ou renouer les liens avec
mon entourage, pour ne pas sombrer dans l’indolence. Il faut surtout que je
tâche de m’en convaincre…
Jackie Brown ce soir. Autre technique que le flash-back : la même
scène montrée sous des points de vue différents. Un cliché du cinéma, sans
doute, mais qui a le don de me séduire, et même de me fasciner quand il est
bien utilisé, comme c’est le cas chez Tarantino.
Samedi 9 février.
En librairie, j’achète La France orange mécanique de Laurent
Obertone et Deux singes ou ma vie politique, de Bégaudeau – parce qu’il
s’agit d’une sorte d’autobiographie et que l’auteur y parle abondamment de la
période Zabriskie Point (le groupe punk, pas le film). Je poursuis ma lecture
de Mark Twain – qui m’accompagne tout de même depuis le mois de
décembre ! – au Parvis.
Le soir, je revois Kill Bill, premier du nom, que j’apprécie
réellement pour la première fois.
En
fin de soirée, ou plutôt au milieu de la nuit, j’apprends grâce à Facebook et à
un statut de Bob Ngadi, que Bertrand Rousseau vient de mourir.
Bertrand Rousseau et le groupe Euphoric Trapdoor Shoes
Dimanche 10 février.
Bertrand Rousseau… J’avais écrit ici même, la dernière fois que je l’ai
croisé devant la porte de l’immeuble, il y a cinq ou six mois, que j’avais bien
l’impression que c’était, effectivement, la dernière fois que je le
voyais vivant. J’espérais me tromper. Eh bien non. Encore un de Rockin’
Laval qui s’en va. À l’époque où nous travaillions sur l’ouvrage, on savait
déjà que « Bertrus » ne ferait pas de vieux os. La vie n’a pas été
tendre avec lui. Heureusement qu’il y avait la musique…
Je voulais revoir quelques passages de ses entretiens pour Rockin’
Laval, aujourd’hui, mais je n’ai pas réussi à lire les fichiers vidéo.
Malédiction…
Kill Bill, la suite, ce soir.
C’est ainsi que s’achève ma rétrospective intégrale de Tarantino. J’aimerais
bien avoir le courage d’écrire un article-fleuve sur le sujet, mais décidément,
j’ai la flemme – je suis désespérément sec.
Lundi 11 février.
Benoît XVI vient d’annoncer qu’il quitterait dès la fin du mois sa
fonction de pape. Une belle leçon de lucidité et de courage pour tous les
hommes de pouvoir du monde. Je devrais peut-être envoyer un CV au Vatican,
maintenant qu’une place s’est libérée…
Je dois être en manque de grands espaces, de poussière et
d’harmonica : je revois Il était une fois dans l’Ouest, ce soir…
Avant de me coucher, tard dans la nuit, ou plus exactement tôt le
matin, j’arrive enfin au terme de ma lecture de Mark Twain, qui m’aura tout de
même accompagné durant cinquante-deux jours ! (Quand on aime, on compte.)
Mardi 12 février.
Je me plonge dans l’accablant – comme diraient les journalistes –
dossier de Laurent Obertone, La France orange mécanique. Lecture
qui me fait physiquement mal, à moi qui suis pourtant rompu à la lecture des
faits divers les plus violents… Je crois que ce qui me touche le plus, dans les
récits d’Obertone, c’est la négation de la parole des victimes. Le coupable
semble être le seul dont la douleur semble pouvoir encore être entendue.
Enfance difficile, problèmes sociaux, troubles psychologiques : on en
oublierait la souffrance qu’il a fait subir à sa victime. Qu’une femme violée
et battue puisse s’entendre dire qu’elle a peut-être provoqué son agresseur
alors que l’avocat de ce dernier lui trouvera toutes les circonstances
atténuantes possibles me révolte particulièrement. J’avais ressenti la même
chose en lisant l’ouvrage de John Douglas, Prédateurs et victimes. Il me
semble que c’est le premier scandale que soulève le livre d’Obertone, bien
avant tout ce qui a nourri les polémiques à la télé et sur le Net – bien avant
de savoir si l’auteur ne ferait pas un peu le jeu du Front national, par
hasard… Qu’un tribunal estime que la parole d’une victime mérite moins
d’attention que celle de son agresseur, c’est odieux.
Sergio Leone, suite : Le bon, la brute et le truand ce
soir. Le western restera toujours lié à mon père dans mon esprit. Lui qui n’est
pas particulièrement cultivé, qui n’est pas non plus un grand cinéphile,
connaît par cœur les films de John Ford ou de Sergio Leone, les plus grands
classiques du western comme les films les plus médiocres du genre – ou du
moins, c’est l’impression que j’ai toujours eu. Et quand je vois les films de
Leone, leur lenteur, leur silence, l’attention du cinéaste à filmer l’enseigne
branlante d’une boutique que le vent fait grincer, la goutte de sueur qui perle
sur le front du héros, le geste de Clint Eastwood allumant son cigare, le
paysage désolé qui s’étend à perte de vue, et que j’essaie de les regarder avec
les yeux de mon père – avec ce que je m’imagine être ses yeux – je me demande
comment, lui qui aime les films où ça bastonne et où ça flingue allègrement,
pouvait ne pas trouver ennuyeux cette lenteur, ce silence. Mais mon père, comme
moi bien sûr, était fasciné parce que cette lenteur, cette attention presque
hypnotique portée sur le moindre détail – éperon scintillant, poussière
soulevée par la marche, chapeau qu’on rabaisse sur les yeux, regard en très
gros plan, et la musique d’Ennio Morricone qui déchire l’air comme des
hurlements – portent déjà en elles l’action qui va suivre. La violence, les
détonations de six-coups sont déjà là bien avant d’éclater. Ces moments sont
comme un élastique tendu à l’extrême, au bord de la rupture, qui va claquer
comme une balle d’un instant à l’autre.
Mercredi 13 février.
J’achète le premier volume d’un manga consacré à l’histoire de la
deuxième guerre mondiale et aux kamikazes, Zéro pour l’éternité. Bien
sûr, je devrais veiller à économiser mon argent. Je commence demain.
Et ce soir, retour de Sergio Leone avec Et pour quelques dollars de
plus. Au fond, pas étonnant que ces films aient pu fasciner mon père comme
ils me fascinent : ces grands espaces nus étendus en Cinémascope et en
Technicolor, c’est le grand spectacle, l’invitation au voyage, l’Ouest sauvage
domestiqué, assis sur vos genoux. C’était l’époque où le cinéma populaire se
confondait encore avec le grand cinéma, où il n’y avait pas de frontière. La
Nouvelle vague, ensuite, est venue perturber les choses…
Jeudi 14 février.
Pour faire écho à la lecture de La France orange mécanique, je
revois Faits divers, le documentaire de Raymond Depardon (1982). Ce
n’est plus la violence au quotidien décrite par Obertone, mais la misère au
quotidien, les petites combines, la prostitution, le vol, et aussi les
agressions, les tentatives de suicide, la vie et la mort défilant sans cesse
dans ce commissariat du Ve arrondissement. La caméra braquée sous la
jupe de Paris, et c’est un peu triste à voir. Pourtant, sous les jupes, en
général, il y a plutôt de quoi se réjouir…
Vendredi 15 février.
Toujours Depardon ce soir, avec Délits flagrants (1994).
J’espérais trouver dans ces documentaires de Depardon de quoi illustrer le
vidéodrome sur la paranoïa du mois prochain, mais mes recherches ne sont pas
concluantes. En revanche, sur le mensonge, il y aurait de la matière. C’est
plutôt dans Urgences, du même Depardon, que la paranoïa est à l’honneur…
Dimanche 17 février.
Je me lance dans la lecture de Deux singes ou ma vie politique,
de Bégaudeau, passe l’après-midi sur Internet et la soirée à revoir La
Journée de la jupe. L’écriture m’attend. L’écriture m’attendra.
Y’avait un temps, j’étais étudiant. C’était en 98 et seul
dans ma chambre je beuglais en chœur les paroles de la chanson
« Punk », du groupe Zabriskie Point, découvert sur une compilation
intitulée Dites-le avec des fleurs. Cette chanson parlait si bien de moi
– « J’écoutais les Doors en lisant Cioran / J’trouvais les Pistols un
peu bruyants / (…) Aujourd’hui j’suis punk, c’est plus marrant » (à
l’époque, je n’écoutais plus les Doors et j’avais assimilé les Pistols depuis
longtemps, preuve que les dossiers que le groupe avait sur moi dataient un peu,
mais qu’importe) – cette chanson parlait si bien de moi, donc, qu’en quelques
mois j’ai rattrapé mon retard et acheté tous les albums du groupe formé six ans
plus tôt, dont je suis devenu le fan numéro un (bien que jamais je ne les ai
vus en concert). Enfin un groupe de punk français aux textes originaux et bien
écrits, et qui, « feinte de corps et contre-pied »,
s’opposaient aux habituels refrains anti-flics, anti-FN, anti-patrons,
anti-armée, des crêteux à la « haine institutionnalisée », prêcheurs
des convertis du samedi soir !
Un an plus tard, les Zab’ se séparaient, nouvelle désolante
pour moi, devenu orphelin, mais parfaitement cohérente avec l’esprit
punk : la durée de vie d’un groupe se doit d’être éphémère.
Alors quand j’ai découvert que le chanteur du groupe était
devenu écrivain, peu après la sortie d’Entre les murs – le livre – j’ai
eu envie de lire tout ce qu’il avait écrit, et notamment sa biographie de Mick
Jagger. J’avais aimé Entre les murs, et particulièrement le travail qu’avait
fait Bégaudeau sur l’oralité. Le film a été une déception, et les apparitions
télévisées de l’auteur, qui avait l’air de se réjouir que l’image donnée à
l’éducation dans ce film soit conforme à la réalité (à aucun moment dans ce
film n’apparaît une scène où le professeur, joué par Bégaudeau, dispense un
véritable cours), ont achevé de me détourner de mes anciennes amours.
Cependant je m’étais promis que si un jour l’auteur revenait sur l’histoire des
Zab’ dans un de ses livres, je le lirais religieusement. Deux singes est
un récit autobiographique dans lequel le groupe punk tient une place importante
– je suis donc fidèle au rendez-vous que je m’étais fixé.
Lundi 18 février.
Le soleil est radieux, on dirait que le printemps est en avance, et je
vais lire Bégaudeau sur un banc, devant la Mayenne. Mais c’est tout de même
encore un peu l’hiver et au bout d’un chapitre j’ai les doigts bleus. Je
préfère poursuivre ma lecture au chaud chez moi.
Mardi 19 février.
Je ne suis toujours pas prêt à me lever tôt, les quelques fois où ça
m’arrive sont l’exception qui confirment la règle. Dans le but sans doute de me
rassurer moi-même, j’ai commencé enfin mon article sur Mark Twain, me
contentant pour l’instant d’introduire le sujet – comme je l’ai fait pour Bram Stoker
ou Norman Mailer avant de les abandonner à leur triste sort. Mon retour à
l’écriture est frileux : le gros orteil immergé dans le grand bain,
j’hésite encore à y plonger toute la jambe…
Je vais bouquiner – « bouquiner », c’est le mot juste,
« lire » serait trop dire – à la bibliothèque et, en la quittant, je
croise Anthony qui me propose de boire un verre chez lui. Là, pendant que
Candice achève de repeindre une table, on cause littérature, musique, Spotify,
et on déconne sur toute sorte de sujets, l’annonce d’un biopic sur Laurent
Fignon interprété par Lorànt Deutsch étant la cerise sur le gâteau de notre
hilarité. Anthony me propose de dessiner une série de portraits d’artistes et
d’écrivains qu’il utiliserait ensuite pour décorer un de ses murs. Nous parlons
du prochain Zapoï, il propose d’écrire en commun, avec Yoan et moi, un
« Dictionnaire haineux de la justice », et pour ma part je compte
maintenant réaliser en dessin une série de « lecteurs » pour
remplacer mes « buveurs ».
Mercredi 20 février.
Je ne poursuis pas la rédaction de mon article, ne me remets pas, comme
je l’avais envisagé, au dessin… Je revois Phantom of the Paradise, de
Brian de Palma. Pierre a proposé à tout le groupe (Cécile, Jean-Rémi, Anne,
mais aussi Élise et Julien) une soirée vidéodrome sur la paranoïa, le week-end
du 8 mars. Malheureusement, Cécile risque de ne pas pouvoir participer, parce
qu’elle sera en vacances à Limoges…
Jeudi 21 février.
Encore une semaine à attendre avant de toucher mon versement mensuel de
Pôle Emploi. Je me suis levé assez tôt (neuf heures et demie), et ai repris mon
journal un peu délaissé ces jours-ci. Mon stylo plume fuit de nouveau. Cette
fois, c’est une déclaration de guerre ! (Pour ce que j’ai à écrire dans ce
journal, de toute façon…)
Un stylo qui fuit… Ah ! On n’avait pas ce genre de problème dans
le temps, quand on écrivait sur des ordinateurs…
Le ciel est d’un bleu magnifique, comme il l’a été toute cette semaine.
Le soleil se fout bien de mes problèmes de fric.
Le soir, je revois La Moustache, en quête d’un extrait
susceptible d’illustrer le thème de la paranoïa, et viens à bout de la lecture
du livre de Bégaudeau. Auquel je consacrerais bien un article…
La phrase qui résumerait le mieux le livre de Bégaudeau est la
suivante : « Je me suis cru révolté je n’étais qu’énervé, je me
suis cru énervé j’étais excité, je me suis cru excité par l’injustice comme le
taureau par le rouge et j’étais excité sexuellement. » Prise de
conscience, à la maturité, que l’esprit de rébellion juvénile n’est bien
souvent guidé que par la joie, une énergie pulsionnelle et sexuelle qui fait
brandir le poing dans les manifs, et qu’on retrouve dans la puissance binaire
du rock. « Longtemps j’ai occulté le fait que les Pistols avaient
glissé un Sex dans leur nom, qu’ils s’étaient rencontrés dans une boutique de
mode barrée de ces mêmes trois lettres, et qu’un autre hit punk, Orgasm Addict,
simule son thème en refrain. Longtemps négligé de voir que le rock est le cri
de l’orgasme qu’il se procure. »
Vendredi 22 février.
J’ai beau faire, je n’arrive pas à m’intéresser aux débats concernant
le mariage pour tous. Moi qui pratique depuis mon plus jeune âge ce mariage contre
tous que représente le célibat, j’ai d’abord eu du mal à comprendre que les
homosexuels puissent réclamer le droit de se mettre des chaînes. Cela dit, je
n’y vois pas d’inconvénient. Le mariage hétérosexuel n’est pas une tradition
que j’ai envie de défendre corps et âme, et apprendre que des homos se sont
mariés à l’église ne m’empêchera pas de dormir. Reste la question de la
gestation pour autrui, et de la procréation médicalement assistée. GPA et PMA.
Déjà, je n’aime pas les sigles – ce serait une première raison pour m’y
opposer. Le problème, ensuite, est lié à l’éthique. Je trouve l’euthanasie révoltante,
peu de chance que je défende cette autorisation d’enfanter n’importe comment.
Seulement, je suis dans une période d’aboulie si complète que j’ai perdu toute
ma faculté d’indignation. N’est pas Stéphane Hessel qui veut. Encore moins qui
ne veut pas.
Mais je me suis mis à relire Le Meilleur des mondes, et il y a
des passages qui, aujourd’hui, sonnent d’une façon particulièrement
moderne :
« ‒ Les êtres humains, autrefois, étaient…, dit-il
avec hésitation ; le sang lui affluait aux joues. – Enfin, ils étaient
vivipares.
‒ Très bien. – Le Directeur approuva d’un signe de tête.
‒ Et quand les bébés étaient décantés…
‒ Naissaient, corrigea-t-il.
‒ Eh bien, alors, c’étaient les parents.
C’est-à-dire : pas les bébés, bien entendu, les autres. – Le pauvre garçon
était éperdu de confusion.
‒ En un mot, résuma le Directeur, les parents étaient le
père et la mère. – Cette ordure, qui était en réalité de la science, tomba avec
fracas dans le silence gêné de ces jeunes gens qui n’osaient plus se regarder.
– La mère…, répéta-t-il très haut, pour faire pénétrer bien à fond la
science ; et, se penchant en arrière sur sa chaise : Ce sont là, dit-il
gravement, des faits désagréables, je le sais. Mais aussi, la plupart des faits
historiques sont désagréables. »
Samedi 23 février.
Bien que je n’aie plus un sou, je prends un café au Parvis. C’est une
façon de faire de la résistance.
Dimanche 24 février.
En vérité, bien sûr, je ne suis résistant à rien du tout. Bloqué dans
mon article sur Mark Twain (comment puis-je caler sur un article, bon
Dieu ?!?), et branché sur le rock depuis ma lecture du livre de Bégaudeau,
je décide de me lancer d’abord dans le texte que je comptais consacrer à ce
dernier… et je m’interromps au bout de deux paragraphes, écoute une ancienne
émission de radio dans laquelle Bégaudeau présente ses dix disques de rock
favoris, regarde une ancienne émission d’On n’est pas couché avec Didier
Wampas… et perds mon temps.
Lundi 25 février.
Avançant dans mon texte sur Bégaudeau, je prends conscience de son
inutilité : je m’applique plus à raconter l’importance qu’a eu le groupe
Zabriskie Point pour moi, à tracer un portrait de moi écoutant les Zab’, qu’à
critiquer son livre. Abandon. Un de plus.
Mardi 26 février.
Levé tard, aucun courage. Ce deuxième mois de l’année aura été encore
plus morne et déprimant que le premier. J’ai donc renoncé à mon texte sur
Bégaudeau, et je devrais me mettre au huitième épisode de Bag of Bones –
bouclage du prochain Tranzistor le 8 mars – mais je n’en fais rien. Je
ne sais même pas de quoi parlera cet épisode… Je traîne un peu en ville, mais
le ciel maussade et mes phynances désastreuses ont assez vite raison de ma volonté
déjà faible…
Mercredi 27 février.
Aujourd’hui, je reste chez moi. Mais je ne me lance toujours pas dans Bag
of Bones, ni dans le dessin, comme j’en aurais pourtant envie. Ah ! Si
je tenais le compte de toutes ces journées gâchées, inutiles, dans ma vie !
Ce suicide mou…
Jeudi 28 février.
Le deuxième mois de l’année s’achève, et je n’ai rien fait, et je
m’enferme dans l’inertie, dans la paresse, dans la fuite de tout, dans la
dépression… J’ai pu me lever à 9 h 30, ce qui par rapport à mes horaires de ces
derniers jours est un exploit, mais je n’ai pas mis à profit cet effort. Moins
j’agis, plus j’ai honte de moi ; plus j’ai honte, plus j’éprouve le besoin
de me recroqueviller, de ne plus bouger, d’attendre que les choses se passent…
Daniel Darc, lui, est mort comme il a vécu : d’une overdose
d’alcool et de médicaments.
3 commentaires:
Il faut trouver l'amour Raphael. Seul l'amour peut nous sauver de la vie morne.
‒ Et quand les bébés étaient décantés…
Tu veux dire : quand les bébés étaient décongelés ?
Tu sais que Mocky dans les années soixante a tourné un film qui s'appelait "La Grande Frousse ou La Cité de l'indicible peur" ? Comme quoi Laurent Obertone a 50 ans de retard ...
Enregistrer un commentaire