jeudi 22 mai 2014

Le peuple


Je veux bien mourir pour le peuple, mais je ne veux pas vivre avec.
François Mauriac

            Les écrivains d’aujourd’hui, surtout les écrivains français, se soucient assez peu du peuple. Ils vous affirmeront le contraire, bien entendu, mais enfin, le peuple dont ils parlent, c’est celui qui boit son café à la terrasse du Flore, avec un foulard en soie autour du cou et un livre d’Éric-Emmanuel Schmitt dans la poche de son manteau. Le bourgeois-bohème aime oublier qu’il est avant tout un bourgeois. Et il aime parler de lui. L’écrivain qui souffre entre deux cocktails, ça marche pas mal. Il lui suffit d’être un peu crasseux et ça passe, on lui trouve un air prolo tout à fait crédible. Finalement, manier une pioche ou un stylo, n’est-ce pas, c’est un peu la même chose…
            Mais vous qui êtes allés à l’école, vous le savez, peut-être même que c’est là-dessus que vous êtes tombés au bac de français : le peuple a passionné de nombreux auteurs par le passé, des Victor Hugo, des Émile Zola, des Jules Vallès. Jeunes comme vous êtes, ou comme vous avez su rester, il est possible que vous ayez conservé de votre scolarité l’idée que, bon, globalement, les écrivains sont de gauche. Comme tout un chacun.
            Eh bien, figurez-vous que les choses ne sont pas si simples. Dans la littérature médiévale, la figure du peuple est représentée par celle du vilain. Et quand un chevalier croise un vilain, la rencontre est toujours houleuse. Les vilains sont des êtres fourbes, comme les nains et les personnages disgracieux. C’est d’ailleurs un très bon moyen de repérer les êtres malhonnêtes : ils sont moches. Pourtant, les chevaliers se font avoir à chaque fois, à croire qu’ils n’ont pas été prévenus.
            L’écrivain rejoint l’homme du peuple par le langage. Dans son Dom Juan, Molière fait parler des paysans dans le patois de l’Île-de-France. « Aga, guien, Charlotte, je m’en vas te conter tout fin drait comme cela est venu… » La langue du peuple s’oppose à celle, académique, de Dom Juan. Molière s’amuse et amuse son public en multipliant les incorrections de langage, l’argot et les jurons comiques. Le langage populaire est encore ce qui prête à rire en marquant un contraste surprenant avec la norme. Il faudra attendre quelques siècles avant qu’il ne devienne la norme. Grosso modo, il faudra attendre Céline.
            Mais d’ici là, le peuple fait son petit bonhomme de chemin dans la littérature. D’abord en tant qu’invité rigolo, le cousin de province un peu simplet qu’on a fait venir au banquet pour détendre l’atmosphère. Puis en tant que sujet. Le peuple a déjà un peu fait parler de lui en 1789 en décidant comme ça, parce qu’il avait faim ou froid ou que la charrue était trop lourde, qu’il pouvait sur un coup de tête aller découper celle de son roi suivant les pointillés et mettre les aristocrates à la lanterne. Du coup, certains hommes de lettres, ceux qui avaient un peu de temps à perdre, se sont mis à s’intéresser à lui. À l’écouter se plaindre, et à se dire qu’il n’avait pas tout à fait tort de le faire. Avec les débuts de l’industrie, quand le peuple a quitté la charrue pour rejoindre la mine, ça a continué. Victor Hugo a fait ses Misérables, et comme Molière, il a mêlé à la rigueur de la prose les accents éraillés de l’argot. Et pas pour s’en moquer, cette fois, mais pour en faire l’éloge. Employer l’argot, faire parler le peuple dans sa propre langue, c’est aller au plus profond de la vérité. Les brigands ne s’expriment pas comme des lords (et les lords ne s’expriment pas encore comme des brigands. Ça viendra.).
            Au temps de Hugo, de Balzac et de Zola, l’emploi de l’argot en littérature choque encore. « Lorsqu’en 1828, écrit Hugo, le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait dans Le Dernier Jour d’un condamné un voleur parlant argot, il y eut ébahissement et clameur. – Quoi ! Comment ! L’argot ! Mais l’argot est affreux ! Mais c’est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la société a de plus abominable ! » Et pourtant le peuple s’est introduit en littérature, et par la grande porte. Il a été adoubé. Le chevalier, maintenant, c’est lui. Et sa langue, si elle fait s’offusquer l’honnête homme, plaît à l’écrivain. Parce qu’il n’y a rien de plus jouissif, pour un écrivain, que de dynamiter la syntaxe, de trousser sa langue maternelle comme une soubrette un soir de bordée, d’écrire « merde » entre deux imparfaits du subjonctif. Dès lors, le poète verra en l’homme du peuple un frère, un frère malheureux parce qu’il ne peut s’exprimer. Au poète donc, de lui donner une voix. Rimbaud, Baudelaire, Corbière, Charles Cros, Laforgue se sont ainsi emparés de la langue du prolétaire, de la langue du pauvre, pour faire de celui-ci un double. L’écrivain a d’abord vu dans le pauvre un poète – puis il a vu dans le poète un pauvre. C’était encore mieux : jouer à l’homme du peuple à la terrasse du Flore, je vous le conseille, c’est la grande classe.
            Dans les années 30, en France, Henri Poulaille crée le Groupe des écrivains prolétariens de langue française, qui désigne comme auteur prolétarien tout écrivain issu du milieu ouvrier ou paysan, autodidacte et témoignant dans ses écrits de sa condition sociale. L’instruction publique et obligatoire a permis ce miracle : désormais, le pauvre sait lire et écrire ! Il n’a plus besoin de Zola ou de Balzac pour raconter sa vie : il est assez grand pour le faire tout seul. Poulaille et la littérature prolétarienne auront pour héritiers Charles-Ferdinand Ramuz, Blaise Cendrars, Céline, Gabriel Chevallier… Il a fallu que le peuple fasse entendre sa voix dans la littérature pour qu’enfin il se confonde avec elle. Certes, l’écrivain n’a jamais eu besoin d’être pauvre pour parler de la misère. Mais pour en parler sérieusement, être fauché, c’est vrai, ça peut aider.


2 commentaires:

Pierre Driout fabuliste a dit…

Il y avait longtemps que je n'avais pas lu une étude sociologique aussi bien ajustée ! Ainsi donc le petit peuple des écrivains réclamait un roi et ils ont trouvé Juldé qui les croque à belles dents ?

Pierre Driout fait le malin a dit…

Tu as oublié Louis Pergaud et sa célèbre guerre des boutons truffée de mots d'argots !

« Chicard, chouette, merde c'est épatant »
« C'est salement bien ! »
« Les avis c'est comme les trous du cul, chacun le sien ! »