jeudi 31 juillet 2014

La dédicace





Merde à celui qui lira.
Anonyme

            L’écrivain est en général tiraillé par deux sentiments contradictoires. D’une part, c’est un grand solitaire, qui revendique sa solitude et en rajoute même parfois dans l’insociabilité. Son rêve : être infréquentable. Maudit. Demeurer incompris du vulgaire, mais vendre des livres quand même, évidemment. Ne me demandez pas comment ce miracle est possible : la vie d’un écrivain est faite de choses tout à fait étonnantes telles que celle-ci… Et d’autre part, il éprouve souvent le besoin, en écrivant, de s’adresser à quelqu’un. C’est logique : si l’on prend la décision d’écrire, c’est qu’on souhaite transmettre un message. Quand vous croisez dans la rue des personnes qui parlent toutes seules, dites vous bien qu’elles ne parlent pas toutes seules : simplement, leur interlocuteur est dans leur tête.
            Un écrivain, c’est un type qui parle tout seul. À quelqu’un.
            Alors parfois, pour se donner du cœur à l’ouvrage, il décide de dédier à une personne en particulier le fruit de son labeur. « À ma mère », il va inscrire sur les premières pages, par exemple, avant d’entrer dans le vif de la plaie. Évidemment, le lecteur un peu susceptible pourrait se vexer : il a écrit ce bouquin pour sa mère, alors quoi ? Ça veut dire que moi, je peux aller me faire foutre ? Non, ami lecteur, ne le prend pas comme ça : simplement, l’auteur, en rédigeant son livre, s’adressait intérieurement à sa mère. Mais s’il l’a rendu public, ce livre, c’est bien qu’il estime s’adresser aussi à tout le monde. Même à toi, malgré tes boutons sur la gueule et cette irritabilité qui donnerait plutôt envie de te gifler que de te pondre un roman…
            Quand Ronsard dédie à Cassandre son poème Mignonne, allons voir si la rose…, il s’adresse à toutes les femmes, et même à tous les hommes, dans la foulée : vous êtes jeunes, profitez de la vie ! « Cueillez, cueillez vostre jeunesse ! »… Le fait qu’il veuille en plus s’envoyer la petite Cassandre Salviati est, finalement, assez anecdotique.
            Au moment de la publication de son ouvrage, dans les fameuses « séances de dédicaces » organisées par des librairies ou lors des grands événements littéraires, l’auteur a de nombreuses occasions de noircir sa page de garde d’épîtres plus ou moins bien troussées. Mais celle qu’il a inscrite avant publication, celle qu’il a imprimée, évidemment, a nettement plus d’importance. Si je vous montre une belle dédicace manuscrite de Jean-Baptiste Patafion (« À Raphaël Juldé, amicalement, Patafion »), je vais surtout passer pour un type qui se la raconte. En revanche, quand Patafion et moi serons morts, et que nous connaîtrons tous deux une gloire posthume, la même dédicace vaudra de l’or. C’est un peu con, mais c’est comme ça.
            Maintenant, si Patafion, sur la première page de son prochain roman, De la chartreuse et du jambon de Parme, inscrit un bel et simple À Raphaël Juldé, qui sera imprimé, publié, que chaque lecteur pourra trouver dans son exemplaire, là, c’est autre chose ! Avec ça, il y a peut-être moyen que je drague… En plus, longtemps après la mort de l’auteur et la mienne, peut-être même dans plusieurs siècles, les lecteurs qui redécouvriront cette œuvre retrouveront intacte la dédicace, et je serai toujours un peu vivant quelque part. Et je pourrai continuer à draguer (avec sensiblement le même succès) alors qu’il ne restera rien de moi, pas même le souvenir de la poussière…
            Avant d’être une Muse, le dédicataire de l’œuvre est souvent celui dont l’auteur espère quelques subsides. C’était en tout cas l’usage depuis l’Antiquité jusqu’à il n’y a pas si longtemps… On dédiait son récit à un Prince, à un mécène, à toute autorité compétente pour rémunérer le travail de l’écrivain. Et quand celui-ci torchait une épître à une dame, on peut supposer que ce n’était plus l’argent qui l’intéressait. Mais enfin, si la dame était de haute naissance, c’était bien aussi.
            Au fil du temps, la méthode s’est diversifiée, la dédicace n’était plus seulement dictée par une motivation financière, les écrivains ont visé l’originalité, la dérision, l’hommage désintéressé... Scarron dédie un livre à la chienne de sa sœur, Laurence Sterne débute Tristram Shandy par une « dédicace à vendre », Ronsard, encore lui, a dédié ses Amours « aux Muses », Jules Vallès son roman L’Enfant « à tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents »… La dédicace, en tout cas, dûment imprimée, fait partie intégrante de l’œuvre. Les rappeurs français l’ont bien compris : si vous supprimez dans ce qui leur tient lieu de chanson la partie consacrée aux « spéciales dédicaces », wesh gros, il ne reste plus grand-chose. Alors le prochain parmi vous que je surprends à sauter la page de dédicace d’un livre pour arriver directement au premier chapitre, je lui spoile la saison cinq de Game of Thrones. Vous êtes prévenus.

2 commentaires:

Pierre Driout et l'oeil de boeuf a dit…

La dédicace c'est un peu un éjaculat précoce !

C'est comme chez l'adolescent boutonneux dont tu parles avec abondance - on sent le vécu - c'est un coup pour rien ...

Pierre Driout der Bergerac a dit…

A la fin de l'envoi je touche ... comme dit Cyrano de Bergerac !