jeudi 2 octobre 2014

Les dialogues




« À quoi peut servir un livre sans images ni dialogues ? », se demandait Alice.
Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles.

            Ça faisait au moins deux Leffe pression qu’ils n’avaient plus grand-chose à se dire. Le plus grand des deux regardait l’autre en attendant qu’il brise le silence. Le plus petit regardait la serveuse. On n’allait pas y arriver. Le plus grand décida de rouvrir les guillemets :
            « Sinon, dans les romans, tu préfères quoi ? Les dialogues ou les descriptions ? »
            Le petit fit une grimace qui se voulait un sourire ironique. Il savait d’avance que l’autre chercherait à le désarçonner, mais il n’allait pas se laisser faire aussi facilement. Avant de répondre, il s’autorisa une nouvelle gorgée de bière, pour faire durer le déplaisir. En reposant son verre, il décida de ne pas encore répondre, de laisser le gars s’avancer en terrain hostile, sans artillerie pour le couvrir. Et il le fit sans hésitation, mettant les pieds dans le plat, indirect et libre. Non parce que les gens, en général, ils aiment pas trop les descriptions, quoi. Ils trouvent ça limite chiant, alors que les dialogues c’est quand même plus vivant. Le petit le laissait causer, la serveuse passait entre les tables. Joli petit lot. Mais faut encore savoir de quel genre de dialogue on parle. Non parce que si il suffit d’aligner les tirets pour avoir du dialogue, moi je veux bien, mais c’est quand même un peu classique, si tu veux mon avis. Genre machin dit un truc, bidule répond, et puis machin reprend, et puis bidule… Ping-pong de répliques, tu vois c’que j’veux dire ? Autant se lancer dans le théâtre, à ce compte-là, si tu veux mon avis. Le petit ne voulait pas de l’avis du grand, mais il ne répondit rien. Il allait le laisser s’embourber. Alors okay, les guillemets, les tirets, on est d’accord, ça pose le dialogue tout de suite. Le lecteur voit bien où il est, où finit la narration, où commence la parlotte. Mais c’est un peu « le dialogue pour les nuls », ça, si tu veux mon avis (non, non, toujours pas). Pi t’as quand même des écrivains qui te foutent carrément des portions de dialogues au beau milieu de la narration, plof, et va te démerder après pour t’y retrouver ! Le petit, le nez dans le houblon, se marrait intérieurement : ça y est, l’autre avait déjà oublié que son propos initial était une comparaison entre les descriptions et le dialogue. Il n’était déjà plus du tout question de descriptions. Les conversations des autres buveurs lui parvenaient aux oreilles, et certaines avaient l’air plus intéressantes que ses minables réflexions littéraires. La cacophonie devenait confortable. Antoine ! Combien de fois je t’ai dit de pas parler la bouche pleine ? T’façon si y mettent pas Thiago en défense, c’est clair, c’est mort. Tout ça pour dire en fait que j’crois que le dialogue, c’est vraiment un truc avec lequel tu peux t’amuser, quant t’es écrivain. Un terrain de jeu, quoi un peu. La narration, bon, c’est la narration, quoi. Le dialogue, paf, tu peux partir dans tous les sens, différer les réponses, imaginer même que les deux, ou trois, ou quatre personnages parlent ensemble, mettons, mais sans jamais vraiment se répondre, tu vois c’que j’veux dire ? Comme si chacun d’eux poursuivait sa propre pensée, sans vraiment se soucier des bavardages des autres. Le petit fit claquer sa langue. Tu parles qu’il voyait ce que l’autre voulait dire ! Lui non plus n’en avait rien à foutre de son bavardage. Tu r’prends un café, chérie, ou tu veux qu’on y aille ? Antoine, c’est la dernière fois que j’t’emmène avec moi ! Il est impossible, ce gamin ! Le grand se recula un peu sur sa chaise, il attendait toujours une réaction de la part de son interlocuteur. Public difficile. Ne s’avouant pas vaincu, il tenta encore une offensive. Du coup, voilà. Les descriptions, j’sais pas trop, j’trouve ça un peu toujours pareil. Le vent soufflait dans les branches et la lumière faisait comme ci et comme ça. C’est p’t’être un peu cliché, hein, mais j’trouve que oui, finalement, les dialogues, c’est plus vivant. Qu’est-ce que t’en dis ?
            Le petit avait enfin la parole. Il reposa son verre, se leva :
            ‒ Faut que j’aille pisser.

3 commentaires:

Pierre Driout socratique et maïeuticien amateur a dit…

Oui moi aussi j'aime les Dialogues de Platon.

Dj Zukry a dit…

Qu'il est bon ce Juldé ! Ah oui, à qui le dis-tu !

Pierre Driout a dit…

Tiens une suffragette ...