jeudi 5 mars 2015

Les gothiques


Je ne sais pas si tous les garçons ont la même attirance que moi pour l’horreur ; je sais seulement que j’aimais le cimetière, que j’aimais déchiffrer les épitaphes sur les tombes, épier les travaux du fossoyeur, prêter l’oreille aux racontars et aux vieilles superstitions du village à propos de reliques…
J. Sheridan Le Fanu, La Maison près du cimetière.

            Quand les Goths, ces barbares germains, se ruaient sur les armées romaines au temps des Grandes Invasions, ils ne pouvaient pas se douter que le nom de leur peuple allait rester dans les mémoires – encore moins pour qualifier des œuvres d’art. Les œuvres d’art, ils les réduisaient en miettes, eux : c’est ce que font habituellement les barbares.
            Pourtant, quand au XIIe siècle sont apparues en France les premières cathédrales dotées de voûtes sur croisée d’ogives et d’arcs-boutants pour soutenir l’édifice, l’art gothique est né. On dit encore à l'époque « art français », francigenum opus, mais ces techniques sont suffisamment éloignées de la tradition architecturale de l’époque pour paraître barbares, et ce sont les hommes de la Renaissance, êtres raffinés par excellence, qui colleront l’étiquette « gothique » à ces bâtiments. Triste paradoxe : pour une fois qu’on pouvait se vanter d’avoir donné naissance à un art purement français, voilà que Strasbourg et Cologne deviennent les écoles de ce style que nous avions créé – et l’Italie le qualifie d’art tudesque, puis gothique… et voilà comment on se fait repiétiner par les Germains avec dix siècles d’écart. Fumiers de boches !
            Le gothique connaîtra de nombreuses déclinaisons avant de désigner ces jeunes gens qui s’habillent en noir, se maquillent les lèvres et les ongles de noir, se dandinent sur du Marilyn Manson et trouvent que la vie ça craint. (Pardon, on me signale dans mon oreillette qu’on ne dit plus « ça craint » depuis 1995, au temps pour moi.)
            La littérature gothique, elle, fait son apparition au milieu du XVIIIe siècle en Angleterre, à une époque où l’on redécouvre l’architecture médiévale. Horace Walpole, écrivain et esthète, commence par se faire construire une immense demeure de style néogothique à Strawberry Hill, avant de publier, en 1764, Le Château d’Otrante, premier « roman gothique » qui ouvre la voie à une mode littéraire qui se poursuivra sur près d’un siècle.
            Mais alors, vous allez me dire : comment fait-on un roman gothique ? Quels sont les ingrédients ? Le temps de cuisson ? Et si je laisse mon roman gothique refroidir sur le bord de la fenêtre, est-ce que les enfants du voisin ne vont pas venir me le piquer ?
            D’abord, il faut que l’action se déroule dans des lieux sombres et emplis de mystère. Un château hanté, une crypte, un cimetière… Si ça tombe en ruines, c’est très bien : il faut laisser comme ça. N’allez surtout pas appeler une entreprise de maçonnerie, à moins que vous ne vouliez perdre des lecteurs ! Autre chose : l’exotisme. Le roman gothique se passe généralement à l’étranger. En Orient, en Italie, en Espagne… Quand Ann Radcliffe décrit les Pyrénées et la chaîne des Apennins dans Les Mystères d’Udolphe (1794), elle le fait sans y avoir jamais mis les pieds.
            Au niveau de l’intrigue, tout ce qui peut être lié au vampirisme, à la possession démoniaque, au passé enfoui qui refait surface, au sentiment de persécution, fonctionne parfaitement. La jolie héroïne effrayée, ça marchait déjà à cette époque là, ça marche toujours. On peut aussi insister sur les phénomènes climatiques : nuit d’orage, tempête en mer, ça fait toujours son petit effet.
            Évidemment, dit comme ça, le roman gothique, ça fait un peu piteux. Un peu comme un film d’horreur dans lequel on verrait arriver la menace longtemps à l’avance. Je vous rappelle quand même qu’on est au XVIIIe siècle, les gars, et que Wes Craven n’a même pas vu le jour ! Je vous parle d’une époque qui ne connaissait même pas Massacre à la tronçonneuse ! Et ils feraient moins les mariolles, les Wes Craven, les Tobe Hooper et les Dario Argento, si la littérature gothique n’avait pas débroussaillé le chemin devant eux !
            De vous à moi, le roman gothique, même pour un p’tit gars plein de bonne volonté comme moi, ça n’a pas toujours bien vieilli. Mais il reste tout de même, parmi la masse de livres que les petites excentricités de Walpole ont influencés, une quantité non négligeable de chefs-d’œuvre : Le Moine de Lewis, Frankenstein de Mary Shelley ou encore Carmilla de Sheridan Le Fanu, premier roman à mettre en scène une femme vampire (honneur aux dames !), plus de vingt ans avant Bram Stoker et son Dracula
            Mais alors par contre, non, aucun rapport avec Marilyn Manson. Désolé.


3 commentaires:

Pierre Driout aux mains d'argent a dit…

Monsieur Frankenstein Juldé,

Z'êtes craignos ! La zone de Laval ça fout les jetons quand on vous croise blême sur votre écritoire marmonnant vos patenôtres habillé de noir tout de long !

...

Joyeuse halloween quand même sacripant !

Pierre Driout le dernier cri du gothique a dit…

Au sujet de Tim Burton maître du genre j'ai vu l'autre jour sa comédie musicale gothique :

Sweeney Todd : Le Diabolique Barbier de Fleet Street avec Johnny Deep assez réussi je dois dire !

Pierre Driout le premier cri du gothique a dit…

La littérature noire pour adolescent tourmenté par la puberté remonte à loin !

Voir sur wikipedia article "penny dreadful" et "James Malcolm Rymer" auteur du premier Sweeney Todd.