
Finalement, c’est vous qui avez raison. Je veux dire vous, les Driout, les Stalker, les Lapinos, les Montalte, les Restif, et tous les autres… Depuis le temps que vous essayez de me faire admettre que le milieu littéraire, c’est la loi de la jungle, j’ai enfin compris ce que vous attendiez de moi. J’ai enfin pigé que ma modestie me perdra, que si je veux un jour faire quelque chose de ma vie, il est impératif que je me fasse pousser les crocs, que je devienne plus impitoyable que Clint Eastwood, plus arrogant qu’un chat angora sur un coussin brodé style Louis XV – que j’en impose sec ! Que mon œil de braise mette les tâcherons des Lettres le nez dans leur mièvrerie, et les éditeurs au garde à vous ! Qu’un seul de mes mots soit parole d’évangile, et que même les Évangiles aillent se rhabiller ! Vous voulez faire mumuse avec la syntaxe ? Je vais vous montrer, moi, qui c’est le patron ! D’un clic de souris, de souris pour chat angora – bang ! bang ! la Littérature, cette traînée, se morfle deux trous rouges au côté droit ! Sans cresson bleu, ni glaïeuls, ni couronne. Oubliez tout ce que vous avez lu au lycée, les œuvres au programme et celles que vous découvriez tout seul, en vous pignolant la licence poétique, lampe torche allumée sous vos draps Spider-Man : à la benne les petits meaulnes et les laiderons du seigneur, par-dessus bord les moby dick et les salammbô ! À la casse, maldoror ! Je peux faire bien mieux que ça. Et même si je ne le faisais pas, ça ne prouverait qu’une chose : que je n’ai pas voulu m’abaisser à ces enfantillages.
Oui, il est loin, le Juldé velléitaire, timoré, toujours dubitatif… Il n’a même jamais existé. Chaque acte de ma vie est l’affirmation d’un Génie incommensurable. Incommensurable, vous m’entendez ? Dois-je vous l’imprimer sur le crâne à coups de barre à mine ? Ce que vous preniez pour de la légèreté était l’expression même du poids considérable d’une Sagesse infinie ; ce que vous preniez pour de la gentillesse n’était que le profond dédain que m’inspiraient vos méprisables petites vies de cloportes ; ah ! Comme vous avez marché, naïfs terriens ! Je vous en ai fait parcourir des kilomètres ! « Raphaël, tu es trop gentil ! Trempe ta plume dans l’acide, défonce les portes de la Littérature, ou tu te feras bouffer… » Ah ! Ce que j’ai pu en lire, de ces commentaires paternalistes torchés par des débiles profonds à peine capables d’épeler correctement Héautontimorouménos ! Croyez bien qu’il a fallu que je prenne sur moi, toutes ces années, pour persister à donner le change en attendant le jour où le masque tomberait ! « Acide », vous dites ? MA PLUME A TOUJOURS TREMPÉ DANS LA NITROGLYCÉRINE ! Il a fallu que je serre les poings en ravalant mon Orgueil – l’Heure de la grande Révélation n’était pas encore venue. Il n’est que de lire le petit résumé biographique qui figure en tête de cette page virtuelle : quelle abjecte dégoulinerie d’humilité flasque ! Pouah !... Mes bottes de sept lieues y sont encore à demi embourbées. Il est temps de rectifier le tir d’artillerie ! Baïonnette au canon, incendie dans les yeux, bile et sang affluant mêlés dans la bouche, recouvrant la langue et heurtant les dents comme une vague sublime se brise sur les récifs à Étretat, je me lance tel un seigneur de guerre sous la mitraille de la mauvaise littérature, pour renaître enfin dans toute ma gloire, rendant à ma biographie sa force de Vérité, grâce à mes Mots-soleil, à mes Adjectifs-poignard, à mes Virgules-Messerschmidt, à mes Phrases-Amour !
Voilà pour vous, fistules du Verbe. Voilà pour vous, étrons de la Pensée. Je m’abaisse une fois de plus à vous fournir votre pitance d’absolu. Mâchez lentement.
AUTOBIOGRAPHIE D’UN GÉNIE
La naissance de Raphaël Juldé illumine le monde le 29 janvier 1977 à 1 h 20 du matin, à Laval, petite ville de province qui ne mérite pas la gloire que lui apportera cet artiste aux talents multiples et à l’âme généreuse comme un bonnet D. Dès sa naissance, son esprit est loin des choses terrestres, à tel point qu’il n’éprouve pas le besoin d’apprendre à marcher avant l’âge de vingt mois. Il l’a déjà compris, l’humanité est une erreur que la station verticale ne suffit pas à réparer. De cette enveloppe charnelle indigne de lui, Raphaël Juldé choisira bien vite de ne rien faire. Hermétique aux plaisirs de l’enfance, aux joutes sportives et aux passions innocentes, il évitera soigneusement tous les rituels d’initiation de l’existence (cette fange). Amoureux de l’Amour, il se tiendra à l’écart de la Chair et de tout ce qui pourrait l’éloigner de son Œuvre. Usant des générations de crayons feutre sur des kyrielles de feuilles d’informatique, il réinvente la Bande Dessinée dès son plus jeune âge, avant de se désintéresser de ce sous-genre à onze ans, se sentant porté vers une plus haute destinée, celle de la Grande Littérature. Il se lance dans la Poésie comme un yuppie affolé du haut du World Trade Center un certain 11 septembre. Quand la culture sent le cramé, il n’est plus temps de tergiverser : il faut se jeter dans le vide, pour le remplir !
À la même époque, des chirurgiens sadiques tentent de l’émasculer afin d’anéantir à jamais sa verve sanguinaire (bien que juvénile), mais il parviendra à retrouver son Phallus triomphant entre les pages jaunies d’un livre pour adultes insidieusement glissé sous un camion de pompier dans le coffre à jouets du salon. Parallèlement à cela, il entame une grande carrière au théâtre, interprétant des rôles aussi inoubliables que le laveur de carreaux du Songe de Strindberg (ou était-ce un égoutier ?), ainsi qu’un passant, dans je ne sais plus quoi. C’est à cette occasion qu’il forge sa théorie du Passant, c’est-à-dire de l’Homme comme simple spectateur de la vie, afin d’en être le Témoin privilégié, celui qui, au dernier jour, se fera le Chantre de cette humanité grouillante, pressée de vivre, courant aveuglément à sa perte. Cette théorie flamboyante, qui le condamne à l’ascèse et à l’isolement, peu d’hommes avant lui s’y sont aventuré, et tous ont échoué. Mais Raphaël Juldé n’est pas peu d'hommes.
Délaissant la Comédie comme il délaissa le Huitième Art, il crée avec un camarade de lycée un modeste groupe de musique, Trompe la Mort. Modeste d’apparence seulement, car les deux adolescents, armés d’une guitare folk, d’un micro et d’un simple magnétophone à cassette en guise d’ampli, révolutionnent bientôt l’univers de la scène rock hexagonale. Pour s’en convaincre, il suffit de voir avec quelle constance les médias internationaux ont ignoré ce groupe. À cette occasion, Raphaël Juldé réinvente le fanzine en créant Sinistre farce, organe officiel de Trompe la Mort. Irrémédiablement corné par les cuivres de la Renommée, il abandonne bientôt sa carrière musicale pour enfin se lancer dans la Grande Littérature. C’est alors qu’il décide de réinventer du même coup le Journal Intime et l’Internet en publiant au jour le jour son Journal Intime sur Internet. Malgré la gloire instantanée que cette Œuvre colossale lui apporte, le génie garde la tête froide, et continue à apporter son secours désintéressé à de modestes revues qui n’auraient sans doute pu vivre bien longtemps si son Nom glorieux n’avait orné leurs pages insipides. Ce sera d’abord Bigorno, revue de dilettantes en à peu près tout (et Raphaël Juldé déposera à cette occasion le brevet du Dilettantisme-en-à-peu-près-tout) qui donnera naissance au blog Palindrome, dont la durée de vie ne sera que d’une année, mais dont on parle encore parfois à la veillée, des tremblements émus dans la voix. Il collaborera également au Journal de la Culture, rebaptisé la Presse littéraire, torchon dont il finira par claquer la porte (car dans ce monde incohérent, les torchons ont des portes), indigné d’apprendre que son directeur de publication, Joseph V***, s’apprêtait à le rétribuer gracieusement pour ses articles. Artiste profondément désintéressé, et artiste du désintérêt profond, Raphaël Juldé lancera une réplique cinglante : « Mon art n’est pas à vendre, Môssieur ! Je ne suis pas une putain ! »
Son premier roman, Quelques personnages inutiles, est unanimement refusé par les maisons d’éditions germanopratines, toujours aux mains de vieux barbons frileux que la Vérité rebute. Raphaël Juldé ne s’avoue pas vaincu et se lance dans la rédaction d’un autre brûlot, dont le titre demeure encore secret. Pour subsister, il est contraint de faire quelques concessions à sa théorie du Passant, et de trouver un travail. C’est d’abord auprès d’enfants de primaire qu’il exerce ses talents de pédagogue, leur apprenant la lecture et le respect, les tenant à l’écart de la misère et de la délinquance. À ce propos, il attend toujours sa médaille, pour la refuser. Puis, c’est un lycée d’enseignement professionnel qui lui ouvrira ses portes. Désormais surveillant auprès d’adolescents difficiles ou pas, Raphaël Juldé illumine de ses mots d’esprit et de sa capacité à se mettre au niveau du vulgaire le quotidien morose des assistants d’éducation au teint pâle. Son génie désormais reconnu partout lui apporte sans cesse de nouvelles demandes plus fantaisistes les unes que les autres. La ville de Laval, toujours soucieuse de son rayonnement culturel, lui a récemment demandé de rédiger l’histoire des groupes de rock qui s’y sont formés. Le projet lui a immédiatement paru suffisamment improbable pour qu’il daigne s’y pencher et, grâce à cet ouvrage, renvoyer enfin Joyce et Laurence Sterne à la maternelle !
À trente ans, Raphaël Juldé n’a fait encore que poser les fondations de son Œuvre future, et déjà, le vieux monde tremble sur ses bases…
***
Voilà ! Voilà ce que, derrière ma modestie de façade, je hurlais secrètement ! Voilà ce qu’on est prié de lire, entre les lignes, dans l’en-tête biographique de cette page !
Je vous piétine,
Raphaël Juldé.