Ce soir encore, ce sera purée de carottes et viande hachée. De toute façon je peux pas ingurgiter autre chose. Et encore, je peux m’estimer heureux : la Louise de la 114, c’est à la seringue qu’on la nourrit. Manquerait plus qu’elle claque le soir de Noël ! Oh, ce serait pas la première fois : tous les ans, à cette époque de l’année, on ouvre les paris sur ceux qui lâcheront la rampe avant le 31… Ce coup-ci moi, j’ai pas parié : je suis pas bien sûr de connaître le résultat. Ça sent le sapin, à la clinique des Bleuets.
Tiens, Marie-Rose a de la visite. Sont quand même sympas de s’être déplacés, ses gamins, d’autant que dans une heure, elle se souviendra même plus qu’ils étaient là. Les miens viennent plus. Veulent pas se saper le moral avant de bouffer la dinde, ça peut se comprendre… Je les ai tellement habitués à pas crever qu’ils doivent me croire immortel, ces cons-là. Heureusement que y’a ma p’tite Julie pour m’aimer, tiens.
Ça y est, il doit être cinq heures et demie, ils viennent de brancher la guirlande qui clignote dans la salle télé, et les spots pâlots au bas de la crèche. Une crèche dans un mouroir, c’est un peu cruche. Excusez-moi, je peux pas trop rigoler depuis mon accident cardio-vasculaire de l’an dernier. C’est ma p’tite Julie qui m’a ramassé ce jour-là, la gueule ouverte comme une porte de bastringue. Elle m’a sauvé la vie, une fois de plus. Je vois pas bien pourquoi, mais bon. Quand j’étais jeune et que je pensais à ma vieillesse, j’aurais signé les yeux fermés pour l’euthanasie le plus vite possible, mais finalement aujourd’hui, je suis pas contre un chouïa de rab… J’espère que Julie pleurera un peu quand je partirai, mais ça m’étonnerait : je suis jamais que le patient de la 12. Elle a pas chialé pour le départ de la 28, et pourtant il était plus jeune que moi, et encore ingambe… Elle m’a dit plusieurs fois que j’étais son petit préféré, en changeant ma couche, mais elle dit peut-être la même chose au gros Georges de la 32… On sait jamais, avec les femmes… Ah ! elle est belle, ma Julie, avec ses vingt-sept ans, ses grands yeux verts, son petit nez retroussé et ses cheveux roux… Parfois, l’été (est-ce que j’en connaîtrai encore, des étés ?), quand elle m’installe dans le fauteuil roulant et qu’elle a sous sa blouse un certain petit chemisier vert d’eau au col délicieusement échancré, j’ai même un aperçu imprenable sur ses seins magnifiques. Et quand elle se relève et qu’elle fait comme ça avec ses cheveux, il y a comme un parfum de forêt qui flotte dans l’air. Il faudra bientôt que je m’en contente, de ce parfum, étant donné que ma vue baisse de jour en jour.
Ah, ils sont en train de préparer la salle à manger. La soupe, la purée et évidemment une part de bûche pour faire un peu réveillon. Il y en a bien un qui trouvera encore le moyen de se perforer le palais avec une scie en plastique… Après ça, on regardera un peu la télé, on ira se coucher, et on sera encore pas morts aujourd’hui. Avec un peu de chance.
Marie-Rose, de nouveau seule, a la tête qui branle, penchée à droite, comme un jouet au ressort cassé, noyée dans son vide mental. Le grand Paul a encore le pantalon baissé, il va se faire engueuler par les infirmières. Il est persuadé que son chipolata, aussi flasque que lui, fait encore rêver les jeunes filles. Il passe la journée à nous raconter ses souvenirs de baisades, du temps où il était fringant, comment qu’il les faisait couiner, les minettes… Ma Julie, ça la fait marrer, ces histoires. Elle a dû en voir d’autres, la jolie. Quand il est comme ça le Paul, elle rigole en levant ses beaux yeux verts au ciel en faisant : « Allez, monsieur Froidevaux, remontez votre pyjama, ça n’a pas de bon sens… » « Ça n’a pas de bon sens », une expression au grand Paul. C’est son truc, à Julie, de capter ce qui plaît à ses patients, leurs répliques favorites, leurs tics – pas pour s’en moquer, au contraire : par générosité, pour montrer qu’elle les connaît bien… On a tous une place dans le cœur de Julie, heureusement qu’on n’est plus trop capables de se battre. De toute façon, c’est moi son petit préféré, elle me l’a dit.
Voilà Jeanne qui chiale. Tous les ans on y a droit, à sa grosse déprime de décembre, comme quoi c’était tellement mieux Noël quand elle avait ses quatre enfants et ses douze petits-enfants autour du sapin, et qu’ils ouvraient leurs cadeaux et tout. Avec la médecine qu’elle prend tous les jours, la Jeanne, je la vois mal tenir jusqu’à minuit en chantant vive le vent à ses loustics, faut pas exagérer non plus. C’est le bout de la route, ma vieille, qu’est-ce que tu crois…
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C’est déjà pas si mal qu’il reste de la bûche.
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Publié dans Palindrome Papier en décembre 2006.
3 commentaires:
Bon alors joyeux Noël ! Et un remontant par-dessus le tout ce sera l'ordonnance gratuite du bon docteur iPidiblue ...
Soyons con-sensuel, bonne année 2008 Halfounet !
iPidiblue se remue les méninges pour être original
Que vous dire exquis Raphaël? Vous devez savoir mieux que personne ce que ce texte suggère. Je n'ai pas vraiment pas envie de zoïler en siffotant alors,au bonheur de votre prochain texte. De toute manière,on ne perd jamais son temps à vous lire.
Restif, verbe calme, la langue bien boutonnée.
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