"Ce journal est un exutoire ; ma virilité s'évapore en sueur d'encre. Il m'a souvent dispensé d'ami et de femme, en un mot du prochain ; il me délivre encore de mon Moi actif. Tout mon être se résout en contemplation, en réflexion. Ce qui pour d'autres se condense et se concrète en oeuvres et en actes, ce qui devient ailleurs livre, famille, capital, gloire, vertu, se distille ici en phrases vaines, en sentences creuses, en formules stériles. J'ai quelquefois pensé que la rédaction de ces pages, était un remplaçant de la vie, était une variété de l'onanisme, une ruse de l'égoïsme couard, une manière d'échapper au devoir, de tromper la société et la Providence."
H.-F. Amiel, Journal intime, 13 juillet 1860.
Il y a vingt ans, jour pour jour, je commençais un journal intime. Moins d'une semaine plus tard, des Allemands abattaient une cloison - et on en fait encore tout un plat aujourd'hui. Moi, au contraire, discrètement, je construisais mon Mur, comme Bob Geldof dans le film de Pink Floyd.
Le samedi 4 novembre 1989, j'avais douze ans, un appareil dentaire et des parents en instance de divorce. Je venais de lire le Journal d'Anne Frank. J'aurais pu en concevoir une horreur farouche pour l'Allemagne nazie et la barbarie humaine, m'accrocher une main jaune "Touche pas à mon pote" - c'était encore la mode - et faire un exposé en classe sur la déportation des Juifs (j'aurais sûrement eu une bonne note), mais tout ce que cette lecture m'a apporté, c'est le désir d'avoir moi aussi un cahier pour y consigner ma petite vie. Anne Frank tenait un journal pour oublier qu'elle vivait recluse dans quelques mètres carrés ; moi qui aurais pu bénéficier de toute la liberté dont peut rêver un gamin de douze ans, je me suis caché dans mon journal. Comme un rat. J'étais à la fois la pauvre petite Juive terrifiée et le grand méchant nazi - le prisonnier et son geôlier.
Oh, les premiers temps, c'était encore la liberté surveillée : trop fainéant pour me contraindre à une tenue régulière de ce journal, j'en venais à l'oublier. De loin en loin, parce que je n'avais rien d'autre à faire, ou parce que je pensais que la journée que je venais de vivre en valait le coup, je revenais à mon cahier. Un week-end à Paris avec mes parents - à l'époque, c'était encore magique, pour un petit provincial, d'aller à Paris - ou la femme de ma vie (Rachel Gougeon, rousse flamboyante, classe de 5ème 204 au lycée Jacques-Monod) qui s'était retournée pendant le cours de maths pour me demander du Blanco : voilà le genre d'événements capitaux que je me devais de consigner soigneusement. Mais pour le reste, j'étais peu attentif. Je laissais filer les jours, tous semblables, et les semaines, et puis les mois aussi. Au cours de l'année 1991, mon activité de diariste m'est totalement sortie de la tête. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé pour que le jeudi 30 avril 1992, je m'empare d'un nouveau cahier (petit format, grands carreaux, 48 pages - je restais modeste) et que je revienne au journal intime sans plus jamais l'abandonner. Je veux dire, plus un seul jour. C'est peut-être la seule fois de ma vie où j'ai fait preuve de constance... et désormais, il n'y a rien à faire : je me traîne ce boulet au pied où que j'aille. 30 avril 92, je ne risque pas de l'oublier : ce jour-là, j'ai pris perpète.
Je ne sais pas à quoi je pensais, ni le 4 novembre 89, ni le 30 avril 92 - qu'est-ce que j'avais en tête, bon Dieu, quand j'ai commencé à raconter ma petite vie sur un cahier ? Un an auparavant, déjà, j'avais trouvé ma voie en lisant L'Île au trésor : je serai écrivain. J'aurais pu choisir grand voyageur, pirate ou unijambiste, mais j'ai pris le parti le moins aventureux : bien calé dans mon fauteuil, je raconterai des histoires - ça me dispensera de les vivre.
Le plus drôle, c'est qu'à cet âge-là, je croyais que j'étais de la race de ceux qui agissent. Je pensais qu'il n'y avait qu'à attendre, que j'étais encore un peu jeune et trop timide, mais que moi aussi, je connaîtrais des passions amoureuses, que je voyagerais, que j'accomplierais de grandes choses. Comme n'importe qui de normalement constitué. Ah ! C'te bonne blague...
J'ai passé la scolarité la plus sage qui soit. Quand mes camarades de classe se retrouvaient après les cours pour traîner, draguer les filles, jouer au baby-foot ou sniffer de l'eau écarlate, quand tout le monde était invité à la boum de Ludo, devinez qui rentrait seul chez lui ? Oh, épargnez-moi vos larmes, hein ! Je n'avais aucune envie de traîner avec les gens de ma classe, qui me considéraient comme un crétin et recherchaient toujours des moyens faciles pour me ridiculiser. J'étais bien content de rentrer tout seul, c'était des ennuis en moins. Il y a juste que j'aurais bien aimé tenir la main d'une fille de temps en temps, sur le chemin - mais de toute façon, une fois de retour chez moi, je n'aurais pas su quoi en faire. Non, l'essentiel, c'était que chez moi, j'étais sûr de retrouver mon seul véritable ami, ma seule véritable maîtresse : mon journal intime.
Ce que je voulais, c'était pouvoir retrouver, à tout moment, tout ce que j'avais pu faire dans mon passé. Je n'ai jamais vraiment vécu au présent : j'écris mon journal pour pouvoir me relire dans le futur, et me souvenir - je vis donc dans le passé d'un moi illusoire qui me redécouvrirais grâce à ces cahiers. Mais pour me redécouvrir, il faudrait qu'entre-temps, j'aie quelque peu changé... et ça ne risque pas d'arriver, vu que je suis fossilisé ! Bien que je sois devenu aujourd'hui le Raphaël Juldé du futur pour lequel j'écrivais ce journal il y a vingt ans - je suis toujours ce même adolescent qui écrit à l'attention de la grande personne qu'il deviendra plus tard. Oui, mais voilà ; quand j'avais quinze ans, je n'osais pas parler aux filles de mon âge, de peur qu'elles se foutent de moi (ou de peur qu'elles acceptent mon invitation, qui sait ?), et aujourd'hui que j'en ai trente-deux, je suis un adolescent timide entouré d'adultes de son âge. Plus de connexion possible avec les filles du lycée (il ne s'agit pas de plaisanter avec ça, en ces temps de pédophilophobie généralisée), et les gens de mon âge me sont étrangers.
Très vite, ce que j'ai voulu fixer sur mon journal, ce sont les filles que je voyais au collège, au lycée, dans la rue... Comme je ne pouvais pas les aborder, il fallait bien que je les possède, d'une manière ou d'une autre. Alors, comme un coléoptériste, je me suis mis à les punaiser dans ma vitrine intime. Le temps que j'ai pu passer, en salle de classe, dans la cour du lycée, à la bibliothèque municipale, à l'université, à me retourner sur les épaules ou les mollets des filles, à capter un sourire et à vouloir le conserver à jamais en mémoire, à me brûler les rétines devant des regards océan... J'aurais dû être photographe, ou filmer ma vie : quand je feuillette d'anciens cahiers de mon journal, ce qui me manque, ce sont les images. J'aurai beau m'échiner sur mon stylo ou sur mon Packard Bell, je ne parviendrai jamais à retrouver l'émotion de l'instant.
Mon rêve aurait été de pouvoir dessiner ressemblant. Pouvoir, en trente seconde, immortaliser ma vision d'un simple griffonnage. C'est raté. Je ne vois pas vraiment à quoi me sert d'avoir un "bon coup de crayon", comme on dit, de savoir faire quelques petits dessins amusants - si je suis incapable de faire un véritable portrait. Je suis peut-être l'un des seuls voyeurs à ne pas savoir regarder.
Donc j'écris, j'écris, et les cahiers s'accumulent : j'en suis au trente-et-unième. Aujourd'hui, j'ai même compliqué l'exercice, puisque je continue de rédiger mon journal au stylo, pour ensuite le taper sur ordinateur. Je me suis même amusé à recopier tous mes anciens cahiers sous Word. Qui a dit "monomaniaque" ?
Vous voulez des chiffres ? Eh bien nous en sommes à 3373 pages de cahier, ou sur PC 3170 pages en Times New Roman corps 12, simple interligne.
Le plus vicieux là-dedans, c'est que je ne peux m'empêcher d'imaginer un jour publier ce journal, tout mal foutu soit-il. Tout inintéressant, vide, immature et obsessionnel soit-il. Et durant les cinq années où je l'ai mis en ligne sur Internet, la plupart des réactions que j'en ai reçu étaient favorables. Génial, cette vie de raté, de mec qui n'accomplit rien, qui n'y arrive tout simplement pas, quoi qu'il fasse - on dirait un personnage fictif ! Mais non, il existe bel et bien, et aucun détail de son quotidien ne vous est épargné. Ah ! Le succès que j'ai eu ! Et d'un autre côté, je me suis définitivement grillé auprès de quelques Lavalloises qui, si elles ignoraient jusque là avoir affaire à un voyeur, n'en ont plus douté une seconde par la suite. Gloire et déchéance/héros et paria : vie et mort d'un cancrelat qui rêvait d'humanité. Kafka avait imaginé un homme qui se réveillerait transformé en scarabée ; je suis un scarabée qui se prend pour un homme.
Donc : vingt ans, et puis quoi ? Qu'est-ce qu'on trouve dans ces milliers de feuillets, dans cette vingtaine d'années de vie ? Pas grand-chose, et surtout pas de la vie. L'histoire d'un gamin devenu adulte, et qui essaie pitoyablement d'être un peu en vie, comme tout le monde. Mais qui ne vit réellement que lorsqu'il est seul, face à sa page blanche, et qu'il écrit. Les contacts avec l'extérieur sont la plupart du temps voués à l'échec, ou à la déception. C'est mon autisme, ce journal.
Et les vingt ans à venir, alors, que raconteront-ils ? Sans doute pas grand-chose non plus, si je parviens à vivre sans vivre encore suffisamment longtemps. Ah, une petite piste, tout de même : nous sommes le mercredi 4 novembre 2009, j'ai trente-deux ans, une calvitie et des parents divorcés, et dans deux jours, mon premier livre sera publié. Modeste ouvrage d'histoire locale écrit en collaboration, mais qui marque une date, tout de même. Il va me falloir sortir de moi un peu, me sociabiliser quelque temps, peut-être faire face à une petite gloire locale, avant de revenir au silence. À moins que je ne prenne goût à la lumière, qui sait ?
"En attendant un peu de loisir et de délire, je me rabats sur ce carnet, qui n'a pas besoin, pour être continué, de l'approbation d'autrui et de la publicité. Il est ce que j'entretiens de plus efficace contre la désolation."
Henri Thomas, Carnets, 22 juillet 1936.
5 commentaires:
Cher Raphaël,
En tant que "Gribouillages" je m'arrêtais tous les soirs chez vous pour prendre un bol d'air lavallois, j'aimais retrouver ces silhouettes qui au fil des années étaient devenues celles de héros récurrents. La répétition de leur inanité leur conférait finalement une certaine épaisseur. Je m'étais attaché à quelques-unes comme Anne-Claude, par exemple. Votre style très quotidien, volontairement sans doute très plat, s'accordait pleinement à ce que je j'imagine de votre univers régional. J'ai déploré que vous ayiez arrêté la publication de votre journal car vous accomplissiez une oeuvre, à la fois littéraire et ethnologique.
Littéraire, oui, car si elle était banale, votre plume servait parfaitement le sujet, banal aussi. Quant à l'intérêt scientifique, j'imagine sans mal un Levis Strauss du XXIIe siècle débarquant à Laval muni de votre journal téléchargé dans sa liseuse électronique.
En tant que "Mémoire des Stands", je n'ai guère voix au chapître de la prose diariste, mes lecteurs ne comprendraient pas que je les trompasse avec autre chose qu'un angle de châsse ou un temps au Ring, mais je déplore que la vôtre, de prose diariste, ne soit plus à sa place.
Bon anniversaire à ton journal, Raphaël ! Moi aussi, il me manque. En fait, je me demandais si celui-ci avait évolué depuis que tu ne le mettais plus en ligne. Ton écriture privée serait-elle la même que ton écriture publique ? Non, oui, et pourquoi ?
A très bientôt !
ce que je cherchais, merci
Ce qui serait dramatique c'est que tu fasses comme Cormary que tu publies des articles de 150 pages tous les week-end et qu'ensuite tu te prennes pour le phare de l'univers ! Victor Hugo nous a déjà fait ce coup-là et tu as vu où cela l'a mené : au Panthéon dans une crypte sombre et morne !
Non, j'ai confiance en ton esprit raisonneur, tu prends de l'avance sur les imbéciles qui croient en l'immortalité tout de suite, tu prends date pour plus tard, très tard, le plus tard possible, le mieux serait d'enterrer ton journal dans ton jardin pour que les Indiana Jones de l'an 5000 le redécouvrent !
Quelle émotion ! Le Codex Juldé enfin découvert ce sera encore mieux que le Da Vinci Code !
Il faut soigner tes effets, pas te découvrir tout de suite.
Je m'inquiète un peu de ta participation à cet ouvrage d'histoire locale, est-ce que ce n'est pas se galvauder un peu ?
J'espère que tu uses d'un pseudo pour ces rogatons de ton grand oeuvre.
A bientôt.
PS Je te dirais bien à l'an trois mille malheureusement je n'ai pas comme toi l'espoir de survivre à notre funeste présent.
Il semble que vous soyez un expert dans ce domaine, vos remarques sont tres interessantes, merci.
- Daniel
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