lundi 11 janvier 2010

Lhasa nous laisse l'hiver

Lhasa de Sela (1972-2010)


Alors, Lhasa est morte. Comme ça, pour commencer l'année. Je dois bien avouer que ni mon pessimisme ni mon humour noir n'avaient prévu ça. Au grand quizz annuel des personnalités qui ne passeront pas l'hiver, elle ne figurait même pas dans le classement.

Lhasa est morte. Ca m'a fait un sacré choc, ce lundi matin, 4 janvier, quand je me suis connecté sur Internet alors que le café chauffait dans la cuisine. D'abord, j'ai vu la photo : Lhasa en concert, ses beaux bras recourbés devant elle, dessinant des courbes, yeux fermés et bouche ouverte derrière le micro. Jusqu'ici, tout va bien : tiens, Lhasa fait la une d'orange.fr, super... Et puis le titre : "La chanteuse Lhasa est morte." Là, il m'a fallu un temps pour faire coïncider le texte et l'image.


Lhasa est morte. Première nouvelle de la semaine. J'aurais voulu me replonger sous les couvertures, m'y blottir, au fond de mon lit, en foetus, là où le monde ne pourrait pas m'atteindre... Mais la journée commençait, il fallait bien la vivre.

Lhasa est morte. A trente-sept ans. Cinq de plus que moi... C'est dans ces moments que je songe au ridicule de ma manière de vivre. Moi qui m'efforce de penser à la mort tous les jours, elle arrive encore à me surprendre quand elle frappe. Cioran écrit quelque part : "Il faudrait vivre, disiez-vous, comme si l'on ne devait jamais mourir. - Ne saviez-vous donc pas que tout le monde vit ainsi, y compris les obsédés de la Mort?" Pleurer sur un cadavre, c'est toujours pleurer sur soi. Lhasa, au moins, laisse derrière elle trois albums sublimes. Si je mourrais demain, moi, qu'est-ce que je laisserais ? A peine un brouillon de vie...
Lhasa est morte. Juste au moment où j'inaugurais cette série de chroniques sur les musiques de ma vie. J'ignore si je lui en aurais consacré une sans cet événement, ou si je l'aurais "oubliée"... En tout cas, me voilà maintenant à rédiger un hommage posthume. Une nécrologie. Je me sens charognard... Qu'est-ce qu'il fait froid, dans mon appartement !



Je l'avais découverte en 1997, à la sortie de son premier album, La Llorona, sur le label de Wagram Tôt ou Tard. Il s'agissait d'un petit CD quatre titres promotionnel présentant quatre artistes du label. De mémoire : Thomas Fersen, Joseph Racaille, Têtes Raides et Lhasa. Sous le soufflet d'un accordéon de bastringue, une voix chaude, légèrement rauque, chante une complainte en espagnol. "Mi corazon sufre..." - même si j'ai fait allemand en deuxième langue, je comprends. Je comprends que ce n'est pas un thème joyeux, malgré l'atmosphère balluche. Et ça, la mélancolie sur fond d'accordéon, c'était exactement ce que je recherchais à l'époque. Exactement ce qu'on pouvait retrouver chez les Têtes Raides ou chez Mano Solo. Mano Solo dont je viens d'apprendre la mort à l'instant, alors que j'écrivais ces lignes... Après la mort de quelqu'un, il est de coutume de dire : la vie continue. La vie continue, certes, mais la mort aussi.
Il y avait d'ailleurs beaucoup de points communs entre Mano Solo et Lhasa. Cette tristesse sur fond de rythmes entraînants, de guitares espagnoles, de percussions sud-américaines, cette colère salvatrice - ceux qui savent parler du désespoir ne vous y entraînent pas, bien au contraire : ce sont eux qui vous en extirpent ! Il y avait aussi leur amour de l'art pictural, ce besoin de concevoir jusqu'aux pochettes de leurs albums. La "pleureuse" peinte par Lhasa sur son premier album, par ses lignes et ses couleurs tourmentées, fait même un peu songer au tableau qui figure sur celui de Mano Solo, La Marmaille nue. Enfin, à chaque fin de concert, Mano criait : "Vive la révolution!", et les crédits de La Llorona s'achèvent par ces mots : "Viva la Evolucion !"

Mais il n'y a pas que de la tristesse, chez Lhasa. Si La Llorona ("la pleureuse", donc) s'ouvre sur le bruit de la pluie, que dire alors de "La Celestina", deuxième chanson de l'album, qui sur un rythme joyeux s'entend à remuer un peu une femme désespérée, amoureuse de son malheur : "Y en cuanto a tu corona de espinas / Te queda bien, pero la pagaras muy caro... / (...) Muy lista, pobre boba, a dedicarte / A la eterna diseccion de un pecadillo" ("Et pour ce qui est de ta couronne d'épine / Elle te va bien, mais tu vas la payer cher... / T'es prête, pauvre idiote, à te dédier / A l'éternelle dissection d'une pécadille."
Et puis il y a, dans ce morceau, le genre de renversements que j'affectionne : "Haz de tu puno algo carinoso / Haz de tu adios un ay mi amor / Y de tu ceno una sonrisita / Y de tu fuga un ya voy! ya voy llegando!" ("Fais de ton poing quelque chose de tendre / Fais de ton adieu un "ô mon amour" / Et de tes grimaces un petit sourire / Et de ta fuite un "J'y vais ! J'arrive !"") Renversements qu'on retrouve dans "El desierto" ou dans "Por eso me quedo" : "Queriendo que me ames / Para mi soledad" ("Je veux que tu m'aimes / Pour ma solitude"). Et enfin, comment un esprit aussi tordu que le mien pourrait résister à l'ironie de cette "confession" chantée en français sur l'album The Living Road (2003) ?
"Je me sens coupable
Parce que j'ai l'habitude
C'est la seule chose que je peux faire
Avec une certaine certitude
C'est rassurant de penser
Que je suis sûre de ne pas me tromper
Quand il s'agit de la question
De ma grande culpabilité..."


Après un premier album entièrement en espagnol (j'ai d'ailleurs longtemps cru qu'elle était espagnole, on est naïf quand on est jeune), Lhasa revient six ans plus tard avec cette "route vivante", chantée en espagnol, en anglais et en français. Si l'on pense avec Cioran (encore lui ?) qu' "on n'habite pas un pays, mais une langue", alors voilà un album d'exil et d'errance. Née d'un père mexicain et d'une mère américaine, brinqueballée toute son enfance dans un bus avec ses neuf frères et soeurs, Lhasa connaît la route par coeur, le déracinement, les villes qu'on quitte et celles où on arrive, la nécessité de faire de chacune de ces villes un abri, une identité, une possession. "I live in this country now / I'm called by this name / I speak this language / It's not quite the same / For no other reason / Than this it's my home / And the places I used to be / Far from are gone." ("Maintenant j'habite ce pays / On m'appelle par ce nom / Je parle ce langage / Ce n'est pas tout à fait pareil / Et seulement pour ces raisons / Ici c'est chez moi / Et les lieux desquels j'étais / Loin ont disparu.").
Plus encore que dans La Llorona se mêlent dans The Living Road "ranchera" mexicaine, blues, gospel et autres styles, toujours soutenus par cette voix envoûtante qui alterne douceur et gravité, force et fragilité - une voix d'ici et d'ailleurs, universelle et millénaire, qui vous remue jusqu'aux os. Son atmosphère intimiste, la pureté et la sobriété des musiques et des paroles (ô la perfection de chansons comme "La marée haute" ou "Pa' llegar a tu lado" !) pénètrent l'âme comme des forets de joie.
Ses albums se faisaient attendre. Il lui aura fallu six ans pour sortir le deuxième, et encore six ans pour le troisième. Combien de fois j'ai pu vérifier dans les bacs des disquaires si par hasard la belle ne nous avait pas offert une nouvelle galette... Mais quand c'était le cas, la patience était récompensée.

C'est sans hésitation que j'ai acheté le troisième, sobrement intitulé Lhasa, il n'y a même pas un an. Je ne me serais pas douté une seconde que celui-ci serait le dernier. Ironie encore, au verso de la pochette : l'annonce de sa tournée en France à l'automne 2009. Cette même tournée que le cancer l'a forcée à annuler. Je n'aurai jamais vu Lhasa sur scène. Je pourrais faire comme ça une collection de mes regrets, à la manière des Je me souviens de Pérec...
Ce dernier album, entièrement en anglais - vraiment le dernier, cette fois, donc - est enregistré live, en analogique, et Lhasa peut s'y exprimer en liberté dans les ruptures de rythmes et les changements d'intensité, sans métronome. Dans les mélodies lentes, la voix prend son temps, soutenue par la harpe et les guitares. Cet album éthéré, aérien, mélancolique, aurait pu, pourtant, nous mettre la puce à l'oreille : "When my lifetime had just ended / And my death had just begun / I told you I'd never leave you / But I knew this day would come", chante-t-elle dans "I'm going in" ("Au moment où ma vie a pris fin / Et où ma mort a commencé / Je t'ai dit que je ne te quitterai jamais / Mais je savais que ce jour viendrait.")
Allons, Lhasa est morte. La route ne chante plus. Il nous reste sa voix, bien sûr... Mais je voudrais me terrer quelque part où le chagrin n'irait pas me dénicher. La retrouver en chair et en os, avec son doux visage aux yeux légèrement bridés, aux pommettes saillantes, qu'elle me parle encore des poissons qui boivent en voyant naître Dieu, de l'arbre de l'oubli, de la fin du monde ou du nouvel an, de l'araignée solitaire ou des cloches qui sonnent, qu'elle me chante encore sa petite chanson. Lhasa est morte et me laisse comme un con, à retenir mes larmes... Sur son site officiel, un communiqué précise : "Il a neigé plus de 40 heures à Montréal depuis son départ."
Lhasa est morte. Il nous reste l'hiver.


5 commentaires:

Anonyme a dit…

J'ai l'impression que Mano Solo, ce vieux (un mois de moins que moi) aura droit à moins de mots émus ! C'est curieux mais on va finir par croire que tu es hétérosexuel ...

Et Grégory Lemarchal tu t'en es foutu je suis sûr ! sans coeur le Juldé ...

iPidiblue vieux pédé mal chantant

Raphaël Juldé a dit…

C'est surtout que si j'écris un hommage à Mano Solo (qui a été très important pour moi entre 17 et 20 ans, disons - eh oui, je n'ai peut-être pas de coeur, mais il y a quand même quelque chose qui bat là-dedans), j'ai peur que l'hiver fasse un nouveau cadavre...

Pierre, couvrez-vous, par pitié ! (ou insrcivez-moi sur votre testament, au moins...)

Anonyme a dit…

1 texte par semaine, n'est-ce-pas ?

Raphaël Juldé a dit…

Pas vu le temps passer.

Anonyme a dit…

C'est pas les morts qui manquent pourtant !
Roger Pierre, tiens au hasard, chevelure moins flamboyante que Lhasa mais quelle allure néanmoins !

iPidiblue poète prends ton luth !