mercredi 9 juin 2010

Une aventure solitaire



J'étais déjà bien engagé sur la route de l'isolement et du silence quand j'ai découvert le punk. J'avais quatorze ou quinze ans, ce qui nous ramène au début des années 90. Le punk est entré dans ma vie sous la forme d'une cassette audio sur laquelle mon frère avait enregistré des groupes aussi divers que les Sex Pistols, Bérurier Noir, les Wampas, Tulaviok ou encore Chromosome 4. A vrai dire, il y avait peut-être plusieurs cassettes - peu importe. Mon frère avait deux ans de plus que moi et il avait ce que je n'avais pas : des copains. Des copains d'école et des copains de club de foot. Moi, je n'avais rien de tout ça : on ne se fait pas d'amis en lisant des livres à longueur de journée.

Après sa période punk, mon frère s'est mis à écouter beaucoup d'autres choses, de Bob Marley à Florent Pagny (ultime trahison). Moi, je ne m'en suis jamais remis.

C'était l'époque où je commençais tout juste à acheter mes propres cassettes (le vinyle était en voie d'extinction et je n'avais pas encore de lecteur CD). J'étais fan de Renaud, à l'époque. Je trouvais que personne n'était jamais allé aussi loin dans la colère et la dénonciation des injustices de notre société-tu-m'auras-pas. En plus, il disait des gros mots. Le punk a donné un grand coup de balai sur tout ça.

Putain, quel choc ! Je ne savais même pas qu'un truc comme ça pouvait exister. Je ne connaissais vraiment rien à rien. En ce qui concerne le rock, j'en étais resté à Elvis, Chuck Berry et Eddie Cochran - aux disques de mon père. Chez les Français, il y avait bien Johnny et Téléphone, mais rien à faire, ça ne passait pas: c'était mièvre, gnan-gnan, et les textes sentaient l'adolescent attardé.

Mais le punk ! Le punk ! Dès les premiers accords de guitare d'"Anarchy In The UK", on a compris la furie et l'urgence. Et la voix railleuse de Johnny Rotten, roulant d'irlandais "r" dans un cri hoquetant s'achevant en ricanement diabolique : "Rrrright! Nooowww... Ha! Ha! Ha! Ha! Ha! Ha!..." Pas besoin de comprendre les paroles, cette rage-là est universelle.

En plus, il disait des gros mots.

Je vous entends déjà : il nous fait marrer, avec son punk ! Tu parles d'une révolution ! Les Pistols, Clash et tout le reste n'ont rien inventé du tout ! Ils se sont contentés de reproduire ce que Chuck Berry faisait vingt ans auparavant ! Le punk-rock ? Deux accords et des poses ridicules, rien de plus. De la pop, tout simplement, avec le look et l'attitude en plus...

Ah ! Mais justement, c'était tout, ce look, cette attitude ! Moi qui me sentais moche comme un pou, à ma place nulle part, toujours vaguement honteux et mal à l'aise, j'ai été renversé par les premières photos que je voyais des groupes punk de Londres et de New York. Johnny Rotten était un nabot roux bossu, sale comme un peigne et habillé de résidus de vêtements maintenus ensemble par des épingles de sûreté ; Joey Ramone une sorte de girafe ratée, toute en hauteur comme un tuyau de poêle, avec une tête d'ahuri pâle et boutonneux qui aurait un pneu en guise de bouche et la moitié du visage cachée sous une montagne de cheveux. Ca allait être ça, mes héros, oui ! Des types qui avaient l'air aussi crétins que moi, mais qui le revendiquaient !

"One, two, three, four...
Cretins wanna hop some more !
Four, five, six, seven...
All good cretins go to Heaven !"
Avec le punk, je n'étais plus seul. Avec le punk, je pouvais envoyer chier tout le monde. Cette musique n'a jamais signifié pour moi sortir en bande, porter la crête, insulter le bourgeois , sniffer de la colle à rustine ni boire de la Valstar - c'était une révolte intime, une insurrection personnelle. Je n'ai jamais appartenu à aucun mouvement, je n'ai jamais suivi le moindre drapeau, pas même celui de l'anarchie, je n'ai jamais traîné avec les punks de Laval - trop timide, trop gentil pour rejoindre le maquis. Ce que le punk m'a appris, c'est qu'on était toujours seul, et qu'il fallait brandir son individualité comme un étendard. Chez les Sex Pistols, je ne connais pas de chanson plus violente ni plus radicale que "No Feelings" :

"I got no emotion for anybody else
You'd better understand I'm in love with myself

Myself !
My beautiful self !"


Bien sûr, je n'étais pas insensible à l'aspect politique, "engagé" du punk. A quinze ans, on est romantique et donc un peu con, on a encore quelques idéaux... Je vibrais aux riffs rageurs de"White Riot" ou de "London's Burning" qui me donnaient envie de balancer des bombes. Tombé dans le rock alternatif français en même temps que dans le punk "old school" de Kings Road, j'essayais de m'enflammer au son des refrains politiques des Bérus qui nous racontaient les malheurs du Pakistan, du Vietnam, de la Palestine, de la Chine communiste ou des "Mineurs en danger". Mais si je serrais les poings dans ma chambre en beuglant les paroles engagées de la "raya" bérurière, je ne suis jamais allé libérer le Tibet. Les Bérus, dans leur colère, restaient utopistes, persuadés que la solidarité sauverait le monde - c'étaient des hippies, en quelque sorte. Ils chantaient :

"Salut à toi ô mon frère
Salut à toi peuple khmer
Salut à toi l'Algérien
Salut à toi le Tunisien
Salut à toi le Bengladesh
Salut à toi peuple grec
Salut à toi petit Indien
Salut à toi punk iranien..."
Et il y a comme ça toute une smala de peuples cités les uns après les autres, tout cela très kouchnérien, très droit-d'ingérencesque... Pour me rendre compte que ce n'était vraiment pas ma tasse de thé, cette espèce de conscience collective des souffrances humaines, il a fallu que je découvre un autre groupe français : les Cadavres. Ah ! Enfin un vrai groupe qui chantait le désespoir, le dégoût de vivre, l'individualisme forcené :

"Je marche dans la foule mais je suis seul
Je n'vois que moi, je n'pense qu'à ma gueule
Je suis celui dont on ne parle pas
Toutes vos ambitions ne m'intéressent pas !"
Avec les Cadavres, j'étais violemment renvoyé à moi-même, dans ma peau. Je retrouvais avec ce groupe le punk que j'aimais vraiment, et je ne le comprenais qu'alors : celui des Sex Pistols, des Damned, des Buzzcocks : une description clinique, froide, de l'époque. Sans espoir imbécile, sans message de paix, sans fleur dans les cheveux. Le vrai punk ressemble à un type qui reviendrait irradié de Tchernobyl et exhiberait ses métastases : "Regardez ce que vous avez fait de moi !" Et surtout, le punk est une aventure solitaire. Ca, c'est sûr. Ne vous laissez pas abuser par ces images de jeunes Anglais traînant en bande avec les cheveux hérissés et les fringues pleines de slogans : ils sont ensemble, mais seuls. Croyez-moi, je sais ce que je dis. Le punk, c'est moi tout seul contre le reste du monde. Une forme d'autisme. On pourra me dire n'importe quoi : le punk, c'est ce que je veux. Exactement ce qu'il me fallait à quinze, seize ans quand, de retour du lycée, je m'enfermais dans ma chambre et faisais gueuler pour moi seul et les murs mon pauvre lecteur CD (j'avais fini par m'en faire offrir un), braillant les paroles en sautant en l'air dans un pogo égoïste. Plus besoin de bombe ni d'idéaux politiques : j'avais mon désespoir et mon orgueil - suffisamment de haine en moi pour faire sauter le monde. Le monde n'a pas sauté, j'en suis le premier surpris. J'ai sans doute mal évalué la charge. Tant pis.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Ca me rappelle des souvenirs tout ça...même si j'ai pas adhéré à tout le rock alternatif devenu rapidement objet de rebellitude pour postado...j'aime encore écouter cette musique que je qualifie de "crade"...elle détend je trouve...elle t'explose de l'intérieur...on se sent bien...comme après être sorti d'un pogo, lessivé...on se sent vivant.

Jugurta

Anonyme a dit…

Quand je pense que je croyais que Juldé - le grand Juldé - préférait la Petite Musique de Nuit !

iPidiblue Eine KleinnachtMusik

AnA a dit…

Juldé,
tu as une crâte qui a poussé vers l'interieur, même ça ils ne l'auront pas.
Surtout ne couvre jamais ton propre chef.

et à demain tiens.