jeudi 30 juin 2011

Cioran, la consolation d'être né


"Se débarrasser de la vie, c'est se priver du bonheur de s'en moquer. Unique réponse possible à quelqu'un qui vous annonce son intention d'en finir."
Cioran, Aveux et anathèmes.

Le 5 juin 1997, je traînais dans le rayon philosophie de la FNAC du Mans sans rien chercher de précis. J'étais là pour rendre les clés du logement dans lequel je restais terré entre deux cours à la fac. Et un livre m'a figé sur place. Son titre, surtout : De l'inconvénient d'être né. Tout de suite, la certitude d'avoir trouvé un miroir - un livre qui me parle de moi. Je l'ai ouvert : une suite d'aphorismes très brefs, de vérités cinglantes, et toutes plus bouleversantes les unes que les autres : "Ce n'est pas la peine de se tuer, puisqu'on se tue toujours trop tard" ; "Qu'est-ce qu'une crucifixion unique auprès de celle, quotidienne, qu'endure l'insomniaque ?" ; "Si le dégoût du monde conférait à lui seul la sainteté, je ne vois pas comment je pourrais éviter la canonisation" ; "Une existence constamment transfigurée par l'échec" ; "Nous avons perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant. Tout" ; "Tristesse automatique : un robot élégiaque" ; "Chacun expie son premier instant"...

J'aurais pu me mettre à pleurer, au milieu des clients, dans ce recoin du magasin. Toutes les phrases de Cioran me transperçaient - j'ai acheté le livre et par la suite, il m'a fallu lire tous les autres, aux titres aussi admirables : Sur les cimes du désespoir, Syllogismes de l'amertume, Précis de décomposition, Bréviaire des vaincus, Ecartèlement, La Tentation d'exister, Le Livre des leurres... Découvrir Cioran à vingt ans ! Il y avait donc quelqu'un qui avait réussi à mettre des mots sur mes vertiges, sur mes angoisses, sur mon inaptitude à vivre ? Un complice, un frère en dévastation... Avec lui, comme lui, j'allais désormais pouvoir avancer en arborant mon désespoir sur la poitrine, comme une décoration. Vaincu, je pouvais relever la tête et répondre à la compassion par le sarcasme.

"Que faites-vous du matin au soir?
- Je me subis."

J'ignorais encore tout de Cioran. Ce n'est que petit à petit que j'allais découvrir qu'il était né en Roumanie en 1911 et mort à Paris en 1995, deux ans seulement avant que je ne le découvre. L'exil (d'un pays et d'une langue), la chute, et surtout ce combat quotidien, au corps à corps, contre soi, contre le monde, contre la vie... Et cette autre découverte : ainsi, on peut passer toute son existence avec un colt sur la tempe, un colt mental, et ne mourir qu'à quatre-vingt cinq ans ? Ainsi, la tentation du suicide conserve ? "Je ne vis que parce qu'il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l'idée du suicide, je me serais tué depuis toujours."

Je vois mal comment parler de Cioran objectivement, en me laissant de côté. Cioran est l'écrivain qui vous donne la clé pour descendre en vous-même. Et qui vous montre que cette immersion peut être drôle - qu'on peut rire de ses propres ténèbres ! L'humour de Cioran est ravageur : il n'y a bien que les désespérés qui peuvent rire aux larmes comme ça... Quoi de plus jouissif qu'une telle déclaration : "Ma mission est de tuer le temps et la sienne de me tuer à son tour. On est tout à fait à l'aise entre assassins" ? Ou : "J'ai perdu au contact des hommes toute la fraîcheur de mes névroses" ? Ou encore : "Depuis deux mille ans, Jésus se venge sur nous de n'être pas mort sur un canapé" ? Ou pour finir : "Au plus fort de l'Incuriosité, on pense à une bonne crise d'épilepsie comme à une terre promise" ?

C'est que le désespoir de Cioran n'est pas déprimant. Il n'est pas lourd, il ne vous terrasse pas. L'Ennui, chez Cioran, se change en exaltation. C'est en ce sens qu'il est salvateur. Cioran vous détourne du suicide plus sûrement que n'importe quel écrivain optimiste qui répète à longueur de chapitre que la vie est merveilleuse. "Il ne s'agit pas d'être plus ou moins abattu, expliquait-il dans un entretien avec François Bondy, il faut être mélancolique jusqu'à l'excès, extrêmement triste. C'est alors que se produit une réaction biologique salutaire. Entre l'horreur et l'extase, je pratique une tristesse active."

Oui, la lecture de Cioran est vivifiante. Rien de plus rassurant, au fond, qu'un auteur qui vous enseigne que la conscience de notre mort, si elle nous paralyse, nous libère aussi de la nécessité de "faire" quelque chose de notre vie - de la tyrannie du but. A quoi bon trouver un sens à son existence, quand la mort est là pour y mettre un terme et réduire à néant tout ce qu'on aura passé sa vie à bâtir ? Il faut au contraire apprendre à se retirer, à prendre du recul, à méditer - et il devient alors agréable de regarder les humains s'agiter autour de nous, les saisons poursuivre leur cycle, presque sans nous. Le "paléontologue d'occasion" prendrait presque des allures de moine zen : il faut revenir à la vie contemplative. "On ne découvre une saveur aux jours que lorsqu'on se dérobe à l'obligation d'avoir un destin."

Apôtre du renoncement, Cioran a même renoncé à sa propre langue, le roumain, pour s'enfermer dans le français, cette langue rigide qu'il lui a fallu domestiquer. "Parce que le roumain, c'est un mélange de slave et de latin, c'est une langue extrêmement élastique. On peut en faire ce qu'on veut, c'est une langue qui n'est pas cristallisée. Le français, lui, est une langue arrêtée", explique-t-il à Jean-François Duval. Comme Céline qui noircissait des milliers de pages pour arriver à cette musique éclatée, ces phrases fracassées, cette mitraille de mots, Cioran a dû travailler la langue française avec acharnement pour aboutir à ce style fragmentaire, en apparence si simple, où chaque sentence renferme un monde. "Pour un écrivain, changer de langue, c'est écrire une lettre d'amour avec un dictionnaire."

Fils de pope, il a très jeune perdu la foi, et c'est sur ce vide qu'il va fonder sa philosophie. Sans foi mais pas sans mystique, Cioran ne cesse de mesurer sa solitude à celle de Dieu. Comme Job se mettant à parler d'homme à homme avec son Créateur, il sait que les larmes sont le véhicule le plus sûr pour rejoindre la sainteté. Et que si Dieu a laissé place au Néant, Il en est aussi affecté que Sa créature... "Avec un peu d'empressement, nous aurions pu rendre Dieu plus heureux. Mais nous l'avons abandonné, et il est maintenant plus seul qu'avant le commencement du monde." (Des Larmes et des saints) Aussi seul que le plus seul d'entre nous.

La Presse littéraire, juin 2011.

3 commentaires:

iPidiblue meuble le blog a dit…

Ô la vie ... on finit par s'y habituer ! C'est comme tout ... c'est d'ailleurs à ce moment-là qu'on doit la quitter !

Je n'ai pas essayé la métempsycose, il faudra que je demande à la énième incarnation de Cioran de me rencarder sur le sujet !

iPidiblue et l'année du réac a dit…

Tu vois Raphaël, tu n'es pas cité dans les dandys réacs eh bien, j'aime mieux cela ! J'avais peur qu'on dise que tu prends la pose quand on est juste là ... je préfère que tu sois un vrai de vrai casse-burne plutôt qu'un avantageux remueur de soupe à la mord-moi-le-noeud comme dit l'autre !

http://www.lemonde.fr/politique/article/2011/07/04/dandys-reacs-ricaneurs-les-hussards-bruns-du-web_1544702_823448.html

PS Ne le dis pas à Papa Goux mais j'ai piqué ce lien chez lui !

iPidiblue et le répondeur rose a dit…

J'ai essayé de te téléphoner, je suis tombé sur ton répondeur ou bien est-ce toi qui imitait ton répondeur ?