De même qu’il n’existe plus de bons enfants rue des Bons-Enfants, ni de
lilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il ne fleurit
plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères.
Emmanuel Bove.
On dirait bien que la ville est une invention
d’écrivain. C’est trop beau, ce cadeau : des rues pleines d’histoires, des
faits divers sur chaque trottoir, des rencontres, des séparations, des
portes-cochères et des portières qui claquent, des autobus qu’on rate et des
taxis qui se traînent… Notre ami l’écrivain n’a qu’à se pencher à sa fenêtre, ou
s’asseoir à une terrasse, et regarder son roman se dérouler sous ses yeux.
Il existe pourtant des écrivains de la campagne.
On se demande bien comment ils font. Sans parler de cette aberration qu’est le « roman
du terroir » ! Non mais sérieusement, qu’est-ce qu’on peut bien
écrire entre un tracteur et deux plants de vigne ? Ceux qui parviennent à
trouver des histoires à raconter au beau milieu d’un bocage ont toute mon
admiration. Vraiment, les mecs, je sais pas comment vous faites, moi je
pourrais pas.
L’écrivain des champs est généralement rougeaud,
un peu rustre, porte des vestes de velours côtelé et aime le vin de pays, qu’il
consomme sans aucune modération. L’écrivain des villes, lui, est généralement
blême, neurasthénique, divorcé, porte une écharpe en toute occasion et consomme
tout ce que le milieu littéraire peut lui fournir d’alcools forts et de drogues
diverses – là encore sans aucune modération.
La ville attire l’écrivain comme la pourriture
les mouches. Il s’agit de chanter le béton, le verre et l’acier, la pollution
de l’air, le capharnaüm des moteurs, des klaxons, des cris, des musiques qui
s’entremêlent, les déjections canines (ou humaines), la misère, le polychlorure
de vinyle, les gaz d’échappement, les ruelles. Chanter l’homme des foules, le
corps qui se fond dans la masse indistincte, la fusion des corps, des
individualités, dans un tout sans visage – la grande Disparition dans un
maelström anonyme.
La ville est séduisante parce qu’il est aussi
facile de s’y perdre que de s’y trouver. De trouver quelque chose. Combien de
graals à conquérir parmi le dédale des rues ? (« Dédale des
rues » : cliché à proscrire si vous voulez avoir l’air d’un écrivain
sérieux !) Et pourtant, on ne peut pas dire que les romans arthuriens
fassent grand cas des villes ! Ce n’était pas la mode, à l’époque, visiblement.
James Joyce, lui, a eu la bonne idée de transformer Ulysse, symbole du grand
voyageur ayant parcouru toutes les mers du globe, en citadin. Pas besoin de
mers, pas besoin du globe : un plan de Dublin suffit pour partir à
l’aventure. Aventure intérieure, chez Joyce, évidemment : la ville est le
nombril de tout homme. Cartographier la ville, c’est se cartographier soi-même.
Et je vous laisse vous amuser avec les mots qui appartiennent aussi bien au
lexique de la ville qu’à celui de l’anatomie humaine : artères,
circulation, le cœur de la cité (le centre-ville), son poumon (un simple jardin
public fera l’affaire), etc. La ville est un corps, et la ville a une âme. Son
âme, ce sont ses habitants. L’écrivain se fera un devoir d’étudier en
profondeur l’âme de la ville. D’aller au plus près de ses habitants. Car
l’écrivain aime les gens.
La ville est si vaste, si foisonnante, qu’elle
peut aussi bien se décrire par le vide. Pas de bruyères à Bécon-les-Bruyères,
pas de métro pour Zazie dans le métro.
Ville inhumaine ! Ville broyeuse
d’hommes ! Ville-Lumière ! Ville pleine de vies ! Ville pleine
de quartiers pleins de vies ! Ville-village, ô gentil clocher de mon enfance !
Ville pourrie, dirty old town, ville
dépotoir de souvenirs ! Fourmilière ! Nécropole ! Ventre
chaud ! Bouillonnement ! Grouillement ! Sexe béant !
Ville-martyr ! Ville-matrice ! Ville à vendre ! Ville
imaginaire ! Paris ! New York ! Venise ! Sarajevo !
Noirceur-sur-la-Lys ! Metropolis ! Laval ! La ville tentaculaire
attire à elle les points d’exclamation comme les fêtards du vendredi soir
attirent les plaintes pour tapage nocturne. Elle est vulgaire, elle est
gueularde, elle est belle la nuit, toute enguirlandée de lumières, comme une
poule de luxe croulant sous les paillettes. La ville s’offre et l’écrivain la
prend : pas besoin qu’on le lui dise deux fois.
Mais de quoi pouvait-on bien causer avant
Haussmann ?
1 commentaire:
L'écrivain est un égout qui transporte tout au champ d'épandage littéraire ... même les taxes et la mort !
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