jeudi 5 décembre 2013

La ville

De même qu’il n’existe plus de bons enfants rue des Bons-Enfants, ni de lilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il ne fleurit plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères.
Emmanuel Bove.

On dirait bien que la ville est une invention d’écrivain. C’est trop beau, ce cadeau : des rues pleines d’histoires, des faits divers sur chaque trottoir, des rencontres, des séparations, des portes-cochères et des portières qui claquent, des autobus qu’on rate et des taxis qui se traînent… Notre ami l’écrivain n’a qu’à se pencher à sa fenêtre, ou s’asseoir à une terrasse, et regarder son roman se dérouler sous ses yeux.
Il existe pourtant des écrivains de la campagne. On se demande bien comment ils font. Sans parler de cette aberration qu’est le « roman du terroir » ! Non mais sérieusement, qu’est-ce qu’on peut bien écrire entre un tracteur et deux plants de vigne ? Ceux qui parviennent à trouver des histoires à raconter au beau milieu d’un bocage ont toute mon admiration. Vraiment, les mecs, je sais pas comment vous faites, moi je pourrais pas.
L’écrivain des champs est généralement rougeaud, un peu rustre, porte des vestes de velours côtelé et aime le vin de pays, qu’il consomme sans aucune modération. L’écrivain des villes, lui, est généralement blême, neurasthénique, divorcé, porte une écharpe en toute occasion et consomme tout ce que le milieu littéraire peut lui fournir d’alcools forts et de drogues diverses – là encore sans aucune modération.
La ville attire l’écrivain comme la pourriture les mouches. Il s’agit de chanter le béton, le verre et l’acier, la pollution de l’air, le capharnaüm des moteurs, des klaxons, des cris, des musiques qui s’entremêlent, les déjections canines (ou humaines), la misère, le polychlorure de vinyle, les gaz d’échappement, les ruelles. Chanter l’homme des foules, le corps qui se fond dans la masse indistincte, la fusion des corps, des individualités, dans un tout sans visage – la grande Disparition dans un maelström anonyme.
La ville est séduisante parce qu’il est aussi facile de s’y perdre que de s’y trouver. De trouver quelque chose. Combien de graals à conquérir parmi le dédale des rues ? (« Dédale des rues » : cliché à proscrire si vous voulez avoir l’air d’un écrivain sérieux !) Et pourtant, on ne peut pas dire que les romans arthuriens fassent grand cas des villes ! Ce n’était pas la mode, à l’époque, visiblement. James Joyce, lui, a eu la bonne idée de transformer Ulysse, symbole du grand voyageur ayant parcouru toutes les mers du globe, en citadin. Pas besoin de mers, pas besoin du globe : un plan de Dublin suffit pour partir à l’aventure. Aventure intérieure, chez Joyce, évidemment : la ville est le nombril de tout homme. Cartographier la ville, c’est se cartographier soi-même. Et je vous laisse vous amuser avec les mots qui appartiennent aussi bien au lexique de la ville qu’à celui de l’anatomie humaine : artères, circulation, le cœur de la cité (le centre-ville), son poumon (un simple jardin public fera l’affaire), etc. La ville est un corps, et la ville a une âme. Son âme, ce sont ses habitants. L’écrivain se fera un devoir d’étudier en profondeur l’âme de la ville. D’aller au plus près de ses habitants. Car l’écrivain aime les gens.
La ville est si vaste, si foisonnante, qu’elle peut aussi bien se décrire par le vide. Pas de bruyères à Bécon-les-Bruyères, pas de métro pour Zazie dans le métro.
Ville inhumaine ! Ville broyeuse d’hommes ! Ville-Lumière ! Ville pleine de vies ! Ville pleine de quartiers pleins de vies ! Ville-village, ô gentil clocher de mon enfance ! Ville pourrie, dirty old town, ville dépotoir de souvenirs ! Fourmilière ! Nécropole ! Ventre chaud ! Bouillonnement ! Grouillement ! Sexe béant ! Ville-martyr ! Ville-matrice ! Ville à vendre ! Ville imaginaire ! Paris ! New York ! Venise ! Sarajevo ! Noirceur-sur-la-Lys ! Metropolis ! Laval ! La ville tentaculaire attire à elle les points d’exclamation comme les fêtards du vendredi soir attirent les plaintes pour tapage nocturne. Elle est vulgaire, elle est gueularde, elle est belle la nuit, toute enguirlandée de lumières, comme une poule de luxe croulant sous les paillettes. La ville s’offre et l’écrivain la prend : pas besoin qu’on le lui dise deux fois.
Mais de quoi pouvait-on bien causer avant Haussmann ?


1 commentaire:

Pierre Driout et les Grands Travaux littéraires a dit…

L'écrivain est un égout qui transporte tout au champ d'épandage littéraire ... même les taxes et la mort !