jeudi 1 mai 2014

La mélancolie


Je suis le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Gérard de Nerval, El Desdichado

            Les portières automatiques se sont refermées, la machine doucement s’ébranle, des gens vous bousculent mais vous n’y faites pas attention, vous demeurez planté sur le quai à regarder le train imperceptiblement s’éloigner, peut-être que d’une fenêtre un visage aimé vous regarde tristement, puis d’autres fenêtres passent devant vos yeux, puis c’est l’arrière du train qui s’éloigne, vous n’avez jamais été aussi seul, quelque chose dans votre poitrine s’est serré, vous avez froid. Vous êtes l’incarnation parfaite de la mélancolie.
            La mélancolie est ce sentiment diffus, vague, qui vous prend devant le spectacle de la nature indomptée : écume s’abattant sur le récif breton, sauvage majesté des paysages de montagne, nous sommes bien peu de chose… Un sentiment qui vous enveloppe, venu de nulle part, qui semble même avoir toujours été là, un état qui vous a précédé – qui n’attendait que vous. Pas encore ce désespoir qui vous donnerait envie de combler votre dent creuse avec du calibre 9 mm, mais une douce tristesse, presque agréable parfois, dont vous ignorez l’origine. Vous ne l’ignorez pas vraiment, vous avez toutes les raisons du monde d’être malheureux, évidemment, il suffit de chercher un peu. Mais la mélancolie s’accompagne généralement d’une forme de paresse de l’âme qui incite à ne pas se poser trop de questions. On se prend le menton dans la main, on fait une mine un peu boudeuse, on lève les yeux au ciel et le vent agite une mèche de nos cheveux : la mélancolie est une tristesse élégante, poseuse – une tristesse de dandy.
            La mélancolie est aristocratique. Rien de plus classe que de broyer des idées noires alangui devant sa piscine privée, un verre de mojito à la main. Elle touche certes également l’artiste incompris, désargenté, qui hante la bohème plus ou moins galante de Paris ; mais c’est une affection pour lettrés – un désespoir d’élite. Ne vous y trompez pas : le paysan du Malawi n’a pas les moyens d’être mélancolique. Son malheur est nettement plus concret, et puis il n’a pas de récifs bretons à disposition pour s’abîmer dans la contemplation muette du sublime océan blablabla.
            Il ne faut pas confondre, ce n’est pas le « Soleil noir de la Mélancolie » qui a poussé Gérard de Nerval à se pendre à une grille d’égout de la rue de la Vieille-Lanterne, un soir de l’hiver 1855, mais la misère. La mélancolie est une tristesse présentable, un vague malaise en gants blancs. La misère, c’est de la tristesse qui ne rigole plus.
            Si la mélancolie a des accointances avec la mort, c’est que l’angoisse du temps qui passe et de la faucheuse qui vient est une excellente raison de se morfondre. La mort dans l’âme, l’acédique se torture l’esprit à regarder sa vie s’écouler comme du sable, les aiguilles tourner tic-tac tic-tac inexorablement, pendant que lui ne fait rien. Car la mélancolie est un travail à plein temps, mais allez expliquer ça aux – justement – Assedic…
            Le dix-neuvième siècle a été celui où la mélancolie est devenue une star. Tout le monde en voulait un morceau, tout le monde voulait se la taper. Victor Hugo parlait du « bonheur d’être triste », et certes, pour qu’elle ait autant de succès, il faut bien qu’elle apporte un peu de plaisir. D’abord, la mélancolie donne souvent de belles pages de littérature, bien douloureuses, dont l’écriture présente le double avantage de ne pas être très difficile (la tristesse est bien plus aisée à faire partager que la joie) et de soulager leur auteur. Et puis c’est un sujet tout trouvé, il suffit de se laisser porter vers ses sentiments les plus sombres : un super plan pour l’écrivain paresseux qui cherche un bon moyen de tirer au flanc sans que ça se voit trop…
            L’écrivain mélancolique possède en lui, sinon le remède à son mal, du moins le palliatif adéquat : sa littérature. Le mélancolique qui se suicide est un artiste raté : il n’a pas réussi à sublimer sa dépression. Ou un véritable artiste, mais qui a commis l’erreur de se prendre un peu trop au sérieux. Son idée fixe, il en aura usé jusqu’à la corde. La mélancolie est une souffrance morale passée au tamis de la littérature. En psychanalyse, elle se transforme en psychose maniaco-dépressive – c’est déjà moins gentil. On sent la camisole pas loin, et les électrochocs. L’écrivain prudent préférera ravaler sa bile noire et continuer son chemin : il ne manquerait plus que des médecins le débarrassent de son gagne-pain !


1 commentaire:

Pierre Driout fils de personne a dit…

Gérard était fou ... déjà fils de médecin c'est grave ! Alors en plus si on est littérateur ...

La mélancolie distinguée c'est Lord Byron qui est allé noyer son taedium vitae dans la cause grecque.