Je suis le ténébreux, – le veuf, –
l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour
abolie :
Ma seule étoile est
morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de
la Mélancolie.
Gérard de Nerval, El Desdichado
Les
portières automatiques se sont refermées, la machine doucement s’ébranle, des
gens vous bousculent mais vous n’y faites pas attention, vous demeurez planté
sur le quai à regarder le train imperceptiblement s’éloigner, peut-être que
d’une fenêtre un visage aimé vous regarde tristement, puis d’autres fenêtres
passent devant vos yeux, puis c’est l’arrière du train qui s’éloigne, vous
n’avez jamais été aussi seul, quelque chose dans votre poitrine s’est serré,
vous avez froid. Vous êtes l’incarnation parfaite de la mélancolie.
La
mélancolie est ce sentiment diffus, vague, qui vous prend devant le spectacle
de la nature indomptée : écume s’abattant sur le récif breton, sauvage
majesté des paysages de montagne, nous sommes bien peu de chose… Un sentiment
qui vous enveloppe, venu de nulle part, qui semble même avoir toujours été là,
un état qui vous a précédé – qui n’attendait que vous. Pas encore ce désespoir
qui vous donnerait envie de combler votre dent creuse avec du calibre 9 mm,
mais une douce tristesse, presque agréable parfois, dont vous ignorez
l’origine. Vous ne l’ignorez pas vraiment, vous avez toutes les raisons du
monde d’être malheureux, évidemment, il suffit de chercher un peu. Mais la
mélancolie s’accompagne généralement d’une forme de paresse de l’âme qui incite
à ne pas se poser trop de questions. On se prend le menton dans la main, on
fait une mine un peu boudeuse, on lève les yeux au ciel et le vent agite une
mèche de nos cheveux : la mélancolie est une tristesse élégante, poseuse –
une tristesse de dandy.
La
mélancolie est aristocratique. Rien de plus classe que de broyer des idées
noires alangui devant sa piscine privée, un verre de mojito à la main. Elle
touche certes également l’artiste incompris, désargenté, qui hante la bohème
plus ou moins galante de Paris ; mais c’est une affection pour lettrés –
un désespoir d’élite. Ne vous y trompez pas : le paysan du Malawi n’a pas
les moyens d’être mélancolique. Son malheur est nettement plus concret, et puis
il n’a pas de récifs bretons à disposition pour s’abîmer dans la contemplation muette
du sublime océan blablabla.
Il
ne faut pas confondre, ce n’est pas le « Soleil noir de la Mélancolie »
qui a poussé Gérard de Nerval à se pendre à une grille d’égout de la rue de la
Vieille-Lanterne, un soir de l’hiver 1855, mais la misère. La mélancolie est
une tristesse présentable, un vague malaise en gants blancs. La misère, c’est
de la tristesse qui ne rigole plus.
Si
la mélancolie a des accointances avec la mort, c’est que l’angoisse du temps
qui passe et de la faucheuse qui vient est une excellente raison de se
morfondre. La mort dans l’âme, l’acédique se torture l’esprit à regarder sa vie
s’écouler comme du sable, les aiguilles tourner tic-tac tic-tac inexorablement,
pendant que lui ne fait rien. Car la mélancolie est un travail à plein temps,
mais allez expliquer ça aux – justement – Assedic…
Le
dix-neuvième siècle a été celui où la mélancolie est devenue une star. Tout le
monde en voulait un morceau, tout le monde voulait se la taper. Victor Hugo
parlait du « bonheur d’être triste », et certes, pour qu’elle ait
autant de succès, il faut bien qu’elle apporte un peu de plaisir. D’abord, la
mélancolie donne souvent de belles pages de littérature, bien douloureuses,
dont l’écriture présente le double avantage de ne pas être très difficile (la
tristesse est bien plus aisée à faire partager que la joie) et de soulager leur
auteur. Et puis c’est un sujet tout trouvé, il suffit de se laisser porter vers
ses sentiments les plus sombres : un super plan pour l’écrivain paresseux
qui cherche un bon moyen de tirer au flanc sans que ça se voit trop…
L’écrivain
mélancolique possède en lui, sinon le remède à son mal, du moins le palliatif
adéquat : sa littérature. Le mélancolique qui se suicide est un artiste
raté : il n’a pas réussi à sublimer sa dépression. Ou un véritable
artiste, mais qui a commis l’erreur de se prendre un peu trop au sérieux. Son
idée fixe, il en aura usé jusqu’à la corde. La mélancolie est une souffrance
morale passée au tamis de la littérature. En psychanalyse, elle se transforme
en psychose maniaco-dépressive –
c’est déjà moins gentil. On sent la camisole pas loin, et les électrochocs.
L’écrivain prudent préférera ravaler sa bile noire et continuer son
chemin : il ne manquerait plus que des médecins le débarrassent de son gagne-pain !
1 commentaire:
Gérard était fou ... déjà fils de médecin c'est grave ! Alors en plus si on est littérateur ...
La mélancolie distinguée c'est Lord Byron qui est allé noyer son taedium vitae dans la cause grecque.
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