jeudi 5 juin 2014

La nuit

On apprend plus dans une nuit blanche que dans une année de sommeil. Autant dire que le passage à tabac est autrement plus instructif que la sieste.
Cioran.


            Quand le Créateur a séparé la lumière d’avec les ténèbres, qu’Il a appelé la première « Jour » et les autres « Nuit » (là où n’importe qui se serait contenté de dire on/off, mais que voulez-vous, tout le monde n’est pas Dieu), aucun Livre ne nous précise s’Il a ajouté quelque chose après. Un mode d’emploi, des consignes de sécurité, un règlement intérieur, le genre de truc auquel toute structure un peu organisée pense immédiatement. On ne sait pas s’Il a dit, par exemple, quelque chose du genre : « Le Jour, l’honnête homme ira gagner son pain sans faire d’histoire, passera des heures dans les transports en commun à aimer son prochain comme lui-même et dépensera son argent durement gagné dans les produits manufacturés que J’aurai créé spécialement pour lui. La Nuit, l’honnête homme dormira pour être en forme le lendemain. La Nuit, c’est le refuge de l’homme malhonnête, de l’assassin, du violeur, du cambrioleur, de l’alcoolique mondain, du fainéant qu’on retrouve le lendemain au boulot avec les yeux rouges et un teint de fantôme qu’on aurait réveillé en sursaut pour faire une partie d’osselets. Et de l’écrivain, qui est un peu un patchwork de tous ces gens-là. »
            On ne sait pas s’Il l’a dit, mais on peut le supposer.
            La nuit, tous les écrivains sont aigris. Ils se sont levés tard, ils ont passé la journée au téléphone avec leur éditeur qui leur a réclamé pour la centième fois le manuscrit qu’ils étaient censés lui avoir remis il y a un mois mais qu’ils ont réellement commencé il y a deux semaines. Toute la journée, ils se sont encaféiné les veines dans les bars en griffonnant sur leur calepin des idées, des bribes de dialogues et des petits bonshommes pendus, mais ils n’ont rien écrit. Alors ils sont moroses, fatigués, ils en ont plein le dos : l’état idéal pour se mettre au travail. On s’assouplit les doigts, on se fait doucement craquer la nuque, et c’est parti, plus rien ne peut nous arrêter : la nuit nous appartient.
            La nuit, tous les écrivains se grisent. À l’heure où les êtres humains normaux vont se coucher et en profitent pour avoir des relations sexuelles avant de s’endormir, c’est toujours ça de gagné, l’homme de lettres se sent pousser du génie. À la lumière électrique, il fait crépiter son clavier, les mots s’alignent, le monde autour de lui est tapissé de silence. Même son chat somnole, s’il en a un. À l’aube, il ira rejoindre son lit épuisé et heureux, comme un boxeur après la victoire. Sans trop se soucier de sa femme, s’il en a une, qui se lèvera en faisant la gueule et en se disant qu’elle aurait mieux fait d’épouser un employé de bureau.
            Mais il existe aussi des écrivains du jour. Il faudrait d’ailleurs faire des listes comparatives des auteurs diurnes et des auteurs nocturnes. Je ne le ferai pas (sauf si on me paie). Mais enfin, ce qu’on peut dire, c’est qu’en règle général, l’écrivain de la nuit n’est pas sociable (sinon, pourquoi attendre que tout le monde se couche pour commencer sa journée ?) ; qu’il est très certainement insomniaque (ça aide) ; qu’il n’est absolument pas réceptif à la poésie du matin (le gazouillis des oiseaux, la lumière dorée du soleil qui se dessine à l’aquarelle sur l’horizon, les silhouettes des arbres dans la brume) ; et enfin, qu’il est célibataire ou qu’il a des problèmes de couple (voir plus haut).
Ce qui ne veut pas dire que l’écrivain du jour s’en sort mieux. Quand on arrive à se débrouiller avec l’existence, déjà, on fait un autre métier. Seulement, peut-être que l’écrivain du jour essaie tant bien que mal de se raccorder au monde qui l’entoure. Peut-être qu’il pense qu’en respectant les mêmes horaires que la majorité de la population, il augmente ses chances de rencontres, de découvertes, de coïts, enfin, bref, ce genre de choses. L’écrivain diurne est celui qui n’a pas encore tout à fait perdu espoir. Il lui reste encore du chemin à parcourir.


4 commentaires:

Pierre Driout et les lois de l'électromagnétisme littéraire a dit…

Quantité de photons rayonnés multipliée par quantité de conscience disponible égale méga-pixels sur le blog de Bartleby.

1ère loi de l'électromagnétisme littéraire.

PS : Tu sais que beaucoup d'écrivains aux XVIIIè, XIXème et au début du XXème étaient passionnés par le spiritisme et le magnétisme ? Casanova, Cazotte, Conan Doyle etc.

Pierre Driout vitaminé a dit…

Comme tu n'es pas aveugle je suppose que tu te nourris à la lumière malgré tout ... vive la vitamine d !

Raphaël Juldé a dit…

Figurez-vous que je suis un nocturne récemment converti à la lumière du jour, M. Driout ! Comme quoi il ne faut jamais désespérer...

Pierre Driout en alternatif a dit…

La foudre frappe où elle veut M. Juldé !