jeudi 17 juillet 2014

La marche





La promenade (…) m’est indispensable pour me donner de la vivacité et maintenir mes liens avec le monde, sans l’expérience sensible duquel je ne pourrais ni écrire la moitié de la première lettre d’une ligne, ni rédiger un poème, en vers ou en prose. Sans la promenade, je serais mort et j’aurais été contraint depuis longtemps d’abandonner mon métier, que j’aime passionnément.
Robert Walser, La Promenade

           
Si on y réfléchit bien, l’écriture ressemble à la marche à pied.
            Je sais déjà que je ne deviendrai pas un maître incontesté de la phrase d’accroche avec cet article, mais tant pis. Après avoir parlé de foot pendant un mois, je me remets à la littérature doucement, sans forcer, comme après une convalescence.
            Promenade d’après-midi ou randonnée sportive, l’écrivain pose un mot après l’autre comme le marcheur pose un pied après l’autre, avançant pas à pas vers le bout du chemin ou la fin du livre. Et dans un livre comme dans une promenade, ce qui compte, ce n’est pas la destination, mais le déplacement.
            C’est bon, elle tient la route, ma comparaison ?
            On peut bien entendu faire le compte des écrivains marcheurs : on obtiendrait une liste assez considérable. Ce qui est le plus étonnant, c’est qu’ils ne soient pas plus nombreux. Peut-être même existe-t-il des écrivains qui détestent la marche ! Des écrivains qui n’aiment pas se promener, qui se contentent de se rendre d’un point à un autre avec le minimum d’effort possible ? Peut-être existe-t-il une littérature de taxi ? Certes, Jacques Roubaud a écrit une Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, mais c’est là aussi une œuvre de flâneur : c’est le Piéton de Paris de Léon-Paul Fargue qui est monté dans le bus ! Non, vraiment, un écrivain qui n’aime pas la marche me semble une aberration digne des phénomènes de la maison Barnum : femme-poisson, siamois des gencives et autres monstruosités…
            La marche, c’est la liberté. Et ça tombe bien, tous les écrivains vous le diront : ils sont épris de liberté. Sur leurs cahiers d’écolier, sur le sable sur la neige, la Liberté, ils écrivent son nom, à celle-là. C’est toujours ça d’écrit.
            Un bon moyen pour l’écrivain d’aller faire usage de sa liberté, c’est donc d’enfiler ses chaussures et de partir, sac au dos et cheveux au vent, à l’aventure sur les chemins, sans se soucier de son point d’arrivée. Arriver, c’est comme écrire le mot FIN à un roman : arriver, c’est mourir.
« Une randonnée à pied doit se faire seul, écrit Robert-Louis Stevenson, qui s’y connaît, car la liberté est essentielle ; parce que vous devez être libre de vous arrêter et de continuer, et de suivre ce chemin-ci ou cet autre, au gré de votre fantaisie ; et parce que vous devez marcher à votre allure, sans trotter comme un champion de la marche, ni musarder avec une fille. Et alors vous devez être accessible à toutes les impressions et laisser vos pensées prendre la couleur de ce que vous voyez. » De la même façon, une œuvre littéraire doit (devrait) s’écrire dans la solitude, sans se soucier de l’éditeur ni des lecteurs.
Qu’il parte du côté de Guermantes ou du côté de Méséglise, le promeneur ne sait jamais où il arrivera. Poussera-t-il plus loin que la veille sa balade quotidienne ? Se laissera-t-il surprendre par la tombée du soir ? Même la promenade la plus familière réserve des surprises : ici, la lumière a changé, les arbres bruissent différemment lorsque le vent se lève, et le promeneur suit soudain des idées toutes neuves, venues d’on ne sait où, du mouvement même de la marche, et voilà que son univers intérieur colore ce chemin archi connu de teintes inattendues. « Il y a en fait une sorte d’harmonie qui se peut découvrir entre les possibilités du paysage, à l’intérieur d’un cercle d’un rayon de dix miles, en d’autres termes les limites d’un après-midi de marche, et les quelques soixante-dix années d’une existence humaine. Cela ne vous deviendra jamais chose familière. » (H.D. Thoreau, De la marche.)
De même, l’écrivain qui suit son plan préétabli se laisse aller parfois à bifurquer, à voir les choses très différemment sur le territoire, autrement dit pendant la rédaction, qu’elles lui étaient apparues sur la carte. Il se promène dans les mots. Plus tard, ayant acquis suffisamment de technique, il saura, peut-être, rester sur le droit chemin, celui qui est bien tracé, avec le panneau « Arrivée » au bout. Mais alors, ce ne sera plus un flâneur : plutôt un marathonien, un professionnel de la marche, avec les chaussures et le bâton télescopique en fibres de carbone, et le sac Décathlon au rangement optimum (gain de place, poids équitablement réparti sur les deux épaules). Aucune raison de marcher, dans ces cas-là : un tapis roulant ferait l’affaire…
Jean-Jacques se promène. Jean-Jacques écrit : « La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées ; je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. » Supplice de Tantale de l’écrivain marcheur : les idées lui viennent en rafale, plus vite qu’il ne peut les saisir. Il faudrait tenir un carnet, un journal scrupuleux de ses flâneries – mais alors, on marcherait pour écrire, ce qui reviendrait à tenir sa liberté en laisse. Il faut accepter d’en laisser échapper. Ce qui compte, c’est le mouvement de la pensée, et le mouvement des pas – pas leur aboutissement. Le carnet de notes, c’est bon pour le café, autre lieu de la promenade. Le café, c’est l’étape, le bivouac, et nous en avons déjà parlé ici. Là, le promeneur peut rassembler ses idées, ses impressions, celles qu’il aura réussi à conserver, et les coucher par écrit. C’est toujours ça d’écrit. Sur les sentiers éveillés, sur les routes déployées, j’écris ton nom, Promenade.


1 commentaire:

Pierre Driout et Madame Soleil a dit…

On peut être un écrivain manchot comme Pierre Mac Orlan, mais un écrivain cul-de-jatte comme Scarron c'est exagérer !

En fait il n'était pas tout à fait cul-de-jatte mais encombré de Françoise d'Aubigné qui deviendra sa veuve puis Madame Soleil.