jeudi 21 août 2014

La fiction


Diverses sont les formes de la littérature – au nombre, au moins, de trois. Mais sa première affaire, et la plus naturelle, reste de raconter des histoires.
Robert Louis Stevenson

            Vous me connaissez, je ne suis pas du genre à vérifier mes informations. La précision, ce n’est pas mon fort. Je pars sur une idée, une impression que j’ai, comme ça, et je ne cherche pas vraiment à savoir si ce que je dis est exact. Ce n’est pas très malin, et sans doute qu’à une autre époque, on m’aurait pendu pour ça. Mais je ne prends pas assez la vie au sérieux pour m’inquiéter de la véracité de mes propos. Je peux affirmer quelque chose, ça ne veut pas dire que c’est vrai, et rien ne m’empêche de changer d’avis dans une heure. Mettez-moi le nez dans mon caca, prouvez-moi que je suis dans l’erreur, et je ferai amende honorable. Au fond, je ne tiens pas plus que ça à mes convictions.
            L’impression que j’ai, en ce moment, c’est qu’en France, on ne sait plus écrire de fiction. Je dis ça alors que je lis assez peu les écrivains français actuels. C’est vous dire à quel point je suis de bonne foi. Quand je parle des écrivains, je parle des écrivains français « sérieux », des écrivains qui font dans la « grande Littérature ». Le grand sujet, pour eux, c’est eux. C’est le Moi, le Moi omniprésent. La grande question de la littérature depuis que l’Homme sait tenir un stylobille dans le bon sens, c’est le Moi, oui, d’accord, mais un Moi universel, un Moi générique, un Moi qui devenait un Nous ! Et jadis, les auteurs savaient encore camoufler cette question du Moi derrière des histoires imaginaires. Flaubert, c’était Madame Bovary (et non pas le contraire) ! Et Madame Bovary, c’était moi (et non pas Flaubert) ! On pouvait s’amuser à traquer le « vrai » Stendhal sous les traits de Fabrice ou de Julien Sorel, au moins ça faisait passer le temps pendant les cours de français… Et derrière Fabrice et Julien, c’était nous qu’on retrouvait ! À côté d’Henri Beyle, il y avait encore de la place.
            Aujourd’hui, on ne se soucie même plus d’inventer une histoire. On nage dans l’autofiction. Il n’est même plus question de chercher l’auteur derrière la figure du personnage principal : au contraire, ce qu’on voudrait, ce serait enfin un personnage qui fasse disparaître l’auteur !
            La fiction, la vraie fiction, on ne la trouve plus guère que dans la littérature populaire, de nos jours, ou chez les auteurs étrangers. Et la littérature populaire, évidemment, pour le Grand Écrivain, c’est le Mal. Inventer des histoires, voyons, mais vous n’y pensez pas ? C’est bon pour le polar ou la « littératurejeunesse » ! Vous voulez pas qu’on vous ponde du Harry Potter, non plus ?
            Vraiment, plus ça va, plus j’ai l’impression qu’il n’y a que les Américains qui sachent encore écrire de vrais romans. Et je dis ça parce que je connais mal la littérature scandinave, évidemment…
            Pourquoi l’invention de personnages fictifs, voire d’un monde entièrement imaginaire, un Westeros ou une Terre du Milieu, ne devraient-ils être que l’apanage de la littérature populaire ? Et surtout, pourquoi faut-il que la littérature populaire soit aussi déconsidérée en France ? S’ils n’avaient pas mieux à faire de leur éternité, Jules Verne, Stevenson, Dumas, Dickens ou Hugo se retourneraient dans leurs tombes…
            Tolkien ou Philip K. Dick ont été « réhabilités » avec le temps. On les a admis « à l’ancienneté » dans le cercle des grands écrivains… mais bon, à avouer qu’on lit Le Seigneur des Anneaux, on prend encore le risque de se faire traiter de geek, de nos jours. Les Américains – toujours eux – ne font pas une telle différence entre la Littérature avec un grand L et le roman populaire. Du coup, les grands écrivains américains sont avant tout de grands romanciers. Hemingway, Faulkner, Twain, Salinger, Pynchon… Le roman, en France, on le prend avec des pincettes. La fiction, oui, d’accord, mais on n’ose jamais imaginer trop loin. Le Nouveau Roman nous a castré : à force de vouloir faire des romans sur rien, autrement dit des romans sur Moi, il n’y a plus que ça : rien.
            Alors bon, je ne sais pas : on pourrait peut-être raconter les aventures du Moi au pays des Merveilles, ou quelque chose comme ça, qu’est-ce que vous en pensez ?


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