jeudi 5 février 2015

De l'hommage à l'outrage : figures de la mère dans le rock

[Cet article aurait dû paraître dans PILC Magazine.]



Le 5 juillet 1954, un jeune homme de dix-neuf ans pousse la chansonnette dans le studio de Sam Phillips, à Memphis, Tennessee. Il y a quelques temps déjà que le gamin essaie de poser sa voix sur microsillon. D’ailleurs, il a déjà produit une galette avec les studios Sun, un seul exemplaire… qu’il a offert à sa mère, Gladys. Personne n’est vraiment convaincu, mais on lui trouve une voix intéressante : il ferait un bon chanteur de ballades. Sam Phillips, lui, attend de voir. La chanson qu’il est venu enregistrer, accompagné par Scotty Moore à la guitare et Bill Black à la contrebasse, une romance country, n’impressionne pas vraiment le producteur. Ni les musiciens, d’ailleurs. Le môme lui-même n’est pas franchement satisfait. À la fin de la séance, ça cause blues, country, hillbilly… On évoque Arthur Crudup, et le gosse se met à improviser sur un de ses morceaux : That’s All Right Mama. Là, il se passe quelque chose : depuis le temps que Phillips recherchait un Blanc capable de swinguer comme un Noir ! Ce gamin-là vient tout simplement de transformer un vieux blues en quelque chose de nouveau – en un morceau de rock’n’roll.
That’s All Right Mama, rebaptisée That’s All Right, sort en 45 tours le 19 juillet, avec en face B Blue Moon of Kentucky. Il s’agit du premier disque enregistré par Elvis Presley – autant dire du premier disque rock de tous les temps.

Les fils à maman

            Dans le rock comme ailleurs, la mère est donc à l’origine de tout. C’est le premier amour, le seul qui n’a jamais déçu. On enregistre son premier disque pour elle, rien que pour elle, on veut qu’elle soit fière de son fils. Elle le sera : c’est une mère. Et même lorsqu’elle s’oppose à nos choix, on veut encore la rassurer. Tout va bien, maman. Tu n’aimes pas cette fille ? Tout va bien. Je vais quitter la ville, je ne vais plus t’embêter, tout va bien. Voilà ce que raconte That’s All Right. La mère, même si on la quitte, c’est sans haine, ne t’inquiète pas. Et quand Little Richard chante True Fine Mama, c’est à la mère consolatrice qu’il s’adresse. Des années plus tard, Ian Curtis, le tragique chanteur de Joy Division, cherchera auprès de la sienne le pardon pour toutes les erreurs commises, les démissions et les échecs, dans Interzone :

            Mother I’ve tried, please believe me
            I’m doing the best that I can

            Dès qu’on parle du rock, il y a des images qui s’imposent. La posture de l’adolescent en rébellion contre l’autorité parentale en est une. N’oublions pas que le Rock Around The Clock de Bill Haley constitue le générique de Blackboard Jungle (Graine de violence), ce film de Richard Brooks qui montre des adolescents en opposition violente avec leurs professeurs… Alors, le rock comme révolte contre les parents ? Visiblement, ce n’est pas si simple. Si le père est souvent représenté comme dominateur, alcoolique ou simplement absent, la mère, elle, protège son enfant, le nourrit, l’habille. Tout est résumé en quelques mots dans The House of the Rising Sun, ce blues immortalisé par The Animals en 1964 :

My mother was a tailor
She sewed my new bluejeans
My father was a gamblin’ man
Down in New Orleans

Papa joue, maman coud.

La vérité, bien souvent, c’est que les parents feraient tout pour leur enfant. Et d’ailleurs, qui lui a offert sa première guitare ? Qui l’a entendu casser ses premières cordes dans sa chambre en criant comme un chat qu’on égorge, et il appelait ça chanter ? Qui l’emmenait à ses premiers concerts quand il n’avait pas encore l’âge de passer le permis ? Il pouvait bien alors gueuler dans le micro toute sa révolte contre le vieux monde de papa et maman, les principaux intéressés savaient bien, eux, que c’était un bon fils, bien content que papa et maman soient aussi cool… « Mon Dieu que c’est triste / D’avoir des parents twist ! » chantait la jeune Stella, future madame Christian Vander, en 1963. Eh oui, c’est triste : on les préférerait de la vieille école, bien autoritaires et remplis de traditions – ça nous ferait au moins une bonne raison de nous opposer à eux… Que peut-on imaginer de plus déchirant que cette histoire, racontée plus que chantée par Johnny Cash, d’un jeune homme amoureux qui arrache le cœur de sa mère pour l’offrir à sa petite amie et, dans son empressement, trébuche, tombe, lâche le cœur… et le coeur se met à crier : « Mon fils, t’es-tu fait mal en tombant ? » (Mother’s Love, 1968).

Ma mère me rend folle !

            Le rock a porté les cheveux courts et gominés, le pantalon cintré et la cravate ficelle : élégance, bonne humeur, bal le samedi soir et église le dimanche. On remuait le bassin pour affoler les filles, et on rentrait gentiment chez sa mère avec l’argent des recettes. Et puis le rock s’est habillé de cuir noir, les bananes ont poussé, aussi longues que les santiags en peau de lézard, le déhanché s’est accentué, la voix a pris des hoquets terrifiants… La wild thing chantée par les Troggs s’est matérialisée sur scène dans ces torsions bestiales du corps – et les bons pères de famille n’ont plus reconnu leurs enfants. À quel moment nos chérubins ont-ils pu se transformer en ces créatures diaboliques nommées Screamin’ Jay Hawkins ou Jerry Lee Lewis ?
            La rupture est consommée : il est désormais établi que les gamins ne pensent qu’à s’amuser, rouler dans de belles voitures et draguer tout ce qui bouge, et que leurs parents, heureusement, sont là pour leur rappeler la dure réalité. En 1958, Eddie Cochran le chante de sa voix légèrement éraillée, dans Summertime Blues :

            Oh well my mom and dad told me
            Son you gotta make some money
If you wanna get the car to go ridin’ next Sunday...

Avec C’mon Everybody, il est encore assez gentil : on attend que papa et maman aient vidé les lieux avant de faire venir les potes : « Now the house is empty and my folks are gone… Ooh ! C’mon everybody ! »

Que les relations conflictuelles entre parents et enfants soient réelles ou imaginaires, au fond, peu importe : le rockeur a définitivement adopté cette image du mauvais garçon qui par son énergie de jeune chien fou électrique est prêt à dynamiter le vieux monde des « croulants ». Que le rock se fasse pousser cheveux et barbes ou qu’il les rase, qu’il les porte hérissés, décolorés ou à l’iroquoise, il est désormais établi que le teenager et ses parents vivent dans deux mondes séparés. Il n’y a pas incompatibilité totale, on peut même discuter à l’occasion, mais bon, on n’a plus les mêmes centres d’intérêt.
En France, nous avons eu Antoine, ses Problèmes et ses Élucubrations (1966) :

Ma mère m’a dit : Antoine, fais-toi couper les ch’veux
Je lui ai dit : Ma mère, dans vingt ans si tu veux !

Mais en France, on est à la traîne. On en est encore à la crise d’adolescence guillerette, la révolte capillaire. On lève le poing discrètement, avec dix ans de retard. En Angleterre, les Who ont débarqué, ils sont violemment agités, ils prennent des acides, ils sont… bègues ?!? Des types qui chantent en bégayant, on aura tout entendu ! Et ils nous imposent leur g-g-g-génération chevelue, grimaçante, briseuse de guitares. Au revoir, maman et papa : vos lois ne sont plus les nôtres… Le garage rock débarque aux États-Unis, ça ne rigole plus, une mèche vient de s’enflammer qui fera exploser la dynamite punk dix ans plus tard.
Bien des années après, en 1998, Didier Wampas, chanteur dont les influences formeraient à elles seules une honorable encyclopédie du rock, fait écho aussi bien à la petite insubordination solitaire d’Eddie Cochran qu’aux Élucubrations d’Antoine avec Ma mère me rend folle. Voix criarde, texte volontairement enfantin, c’est une révolte pour rire : « Mais un beau jour elle va bien voir / Qu’je partirai où ça me plaît… »

L’amour maternel, pourtant, n’est-ce pas tout ce qui compte ? Frank Zappa et ses Mothers of Invention (les mères sont partout, on vous dit !) l’ont déclaré une fois pour toutes dans Motherly Love :

            Forget about
            The brotherly and otherly love
            Motherly love
            Is just the thing for you
            You know your mother gonna love ya
            Till ya don’t know what to do

Zappa l’a dit, oui, mais la chanson est un pied-de-nez ! Les mères en question sont les Mothers of Invention, et… t’as beau n’avoir que dix-huit ans, tu sais que j’ai de l’amour maternel pour toi, chérie ! Voilà les mamans et leur amour si pur ridiculisés à grand renfort de kazoo et d’allusions salaces ! Plus aucun respect. Nous sommes en 1966, et deux ans plus tard, la figure maternelle réapparaît dans une insulte crachée sur une scène de Detroit par Rob Tyner, le chanteur du MC5 : « Kick out the jams, motherfuckers ! » Une insulte immortalisée par l’album live du groupe, sorti en 1969, et qu’on n’a pas fini d’entendre. Ça ne rigole plus.

Psychés, punks et autres motherfuckers

            Entre l’amour maternel de Frank Zappa et le glapissement sauvage du MC5, il y a eu en 1967, les Doors et la chanson The End. Bande sonore idéale à n’importe quelle apocalypse (Coppola ne s’y est pas trompé), le morceau s’étend sur plus de onze minutes d’une rythmique lente et tendue sur laquelle la voix de Jim Morrison semble improviser des paroles de plus en plus inquiétantes, la chanson vire à l’expérience chamanique, on y croise un tueur qui se lève avant l’aube… et tout explose en une crise œdipienne qui s’achève en rugissements :

            Father ? – Yes, son ?
            ‒ I want to kill you.
            Mother, I want to...

            Inutile de hurler la suite, tout le monde a compris quels outrages allait subir la malheureuse génitrice. That’s not quite all right, Mama

            En quelques années, le rock est devenu adulte, et son émancipation ne s’est pas faite sans douleur. Comme les enfants qui finissent par avoir honte que leur mère les accompagne jusqu’au portail de l’école et les embrasse ostensiblement devant les copains, les musiciens en ont eu assez d’être de gentils garçons, polis et bien peignés. Les parents sont définitivement passés à l’ennemi, la famille est une plaie, un carcan dont il faut se libérer. Image d’une famille « heureuse » en 1977 :

            Daddy’s telling lies
            Baby’s eating  flies
            Mommy’s on pills
            Baby’s got the chills
            (Ramones, We’re A Happy Family)
           
            Les punks ayant pour credo de ne plus accepter d’ordres de quiconque, la mère n’est plus guère pour eux, au pire qu’une figure autoritaire et possessive, au mieux qu’une ombre délavée, inconsistante et sous sédatif. Le modèle plus ou moins avoué du punk, comme celui du chanteur de hard-rock, est le délinquant juvénile, le fouteur de merde. Rien d’étonnant à ce que deux groupes, AC/DC et The Damned, en cette même année 77, aient tous deux composé un morceau intitulé Problem Child ! En 1989, un groupe français, Les Rats, enregistrera sa propre version, Enfant à problèmes. Quelques années auparavant, un autre groupe punk français, BB Doc, a fait une remarquable synthèse de la situation :

            Ton père par ci, ta mère par là
            Y’en a plein l’cul d’tout ça !
            La seule famille qu’on veut
            Elle n’a qu’un nom, c’est oï ! oï !

            Il serait fastidieux – voire titanesque – de recenser les occurrences de l’expression motherfucker (et de ses équivalents dans la langue de Ribéry) parmi toute la production rock de ces soixante dernières années. En 1977 toujours, Johnny Thunders et les Heartbreakers en font le titre d’un album mythique, L.A.M.F., autrement dit Like a Motherfucker. En 1992, Prince utilise les mêmes initiales maudites pour son single Sexy MF, qui marque les esprits. Même au Top 50, désormais, on crache au visage de maman. C’est donc officiel, l’insulte n’est plus réservée à la sphère underground, au vinyle indé que seuls les connaisseurs sauront dénicher chez leur disquaire. Elle passe en boucle à la télévision, elle est reprise en chœur dans les cours de récré… Et, comme toute révolte, elle perd tout son sens à se voir institutionnalisée. Heureusement, la même année, le groupe Nirvana sort un album intitulé Incesticide – les œdipes mal résolus ont encore de beaux jours devant eux…

            Mais les années 90 voient aussi la scène hip-hop prendre son envol, et c’est dans le flow des MC que les motherfucker et autre nique ta mère vont jaillir. Le rock a pris un coup de vieux, mais derrière leurs tables de mixage, d’autres jeunes ont repris le flambeau. La figure de la mère, elle, n’est toujours pas réhabilitée. On est bien loin de Gladys Presley recevant émue, des mains de son fils, l’exemplaire unique de son tout premier enregistrement. Le rock a voulu grandir, il a voulu qu’on enlève les petites roues de son tricycle, puis il en a eu marre qu’on lui demande de faire ses devoirs, de mettre son col correctement et de bien se laver derrière les oreilles. Il fallait en passer par là. Maintenant, maman, si tu pouvais me foutre la paix… Il ne reste plus qu’à conclure avec les sales gosses de Green Day qui, dans leur chanson Brat (1994), résument assez bien l’aspect pratique des parents :

            I’ll just wait for Mom and Dad to die
            And got my inheritance

            Penser à l’avenir, c’est important, et ça les enfants, votre mère vous l’a souvent dit.


3 commentaires:

Pierre Driout jour sans rock a dit…

Ouais ! évidemment si tu écris des articles longs comme des encyclopédies sans pain c'est pas top !

Pierre Driout le 45 tours et moi a dit…

On t'a dit little boy : 3 minutes ! c'est ça la durée d'une face de 45 tours ...

Unknown a dit…

Bel article et bien documenté Raphaël,
Je retiens le "papa joue, maman coud"
J'aime beacoup toutes tes photos d'archive. Tu pourrais en faire un bouquin ;-)