jeudi 19 février 2015

Les fous


Le cercle n’est autre chose qu’une ligne droite réunie par les deux bouts.
Pierre Roux, La Science de Dieu.

            On aurait tendance à penser qu’ils le sont tous, fous, les écrivains. Que c’est une marque de fabrique, une option offerte avec le pack de départ. De toute façon, pour remplir des tonnes de papier, tout seul, sans avoir la moindre certitude qu’un quelconque éditeur sera intéressé par votre prose, il faut en tenir une sacrée couche.
            Et pourtant, parmi ces fous d’écrivains, il s’en trouve quelques-uns qui, ayant fait le mur de l’asile d’aliénés, se sont mis en tête d’en trouver de plus dérangés qu’eux. Un besoin, bien compréhensible, de se rassurer et de se trouver une tribu. Ayant réussi à dénicher ces dingues parmi les dingues, ces modèles dans le pétage de fusibles, ils les ont tout simplement appelés les « fous littéraires ».
            Ça a commencé avec les surréalistes. Évidemment, dès qu’il est question de folie, les surréalistes ne sont jamais loin. Eux qui sont nés pour ainsi dire avec la psychanalyse, qui ne juraient que par l’écriture automatique et les rêves, ne pouvaient que s’intéresser à des auteurs que les médecins avaient jugés irrationnels.
            Pour les surréalistes, ça ne faisait pas de doute : la folie était l’autre nom du génie. Les fous étaient des poètes, et réciproquement. Pour appuyer leur thèse, ils ne manquaient pas d’ouvrages érudits sur la question, à commencer par celui de Charles Nodier, publié en 1835, De quelques livres excentriques. Dans L’Homme de génie (1877), Cesare Lombroso prétend notamment que l’inspiration artistique et scientifique sont liées à l’épilepsie, et entend démontrer l’aliénation mentale de trente-six « génies » parmi lesquels on trouve Baudelaire, Newton, Nerval, Rousseau, Schopenhauer… Pour lui, ce n’est pas tant que les fous sont des génies : ce qui est sûr, c’est que les génies sont des fous. Rappelons tout de même que c’est le même Lombroso, médecin légiste, qui prétendait qu’il existait des criminels-nés, que l’on pouvait reconnaître à certaines caractéristiques physiques les rapprochant de la bestialité : déformations crâniennes, bras démesurément longs, etc. Ses thèses concernant les génies sont rapidement contestées, mais les liens entre la création et la folie continuent à intéresser les chercheurs et produit une abondante littérature : Talent poétique chez les dégénérés de Vigen (1904), Poésie et folie d’Antheaume et Dromard (1908)…
Au début des années 30, le jeune Raymond Queneau, ayant quitté le groupe d’André Breton, décide d’approfondir ses connaissances des « fous littéraires » découverts avec les surréalistes, tels que Pierre Roux, Joseph Lacomme ou Jean-Pierre Brisset. Il se lance dans un travail d’érudition de plusieurs années, étudiant quantité d’ouvrages, ceux de ces excentriques, ainsi que des livres de psychiatrie, et entamant lui-même une psychanalyse. Il en sort un manuscrit de sept cent pages, qu’il parvient à réduire de moitié pour le proposer aux éditeurs dans le courant de l’année 1934. L’ouvrage, finalement intitulé Aux confins des ténèbres, sera successivement refusé par Gallimard puis par Denoël.
Queneau décide donc d’intégrer son essai à l’intérieur d’un roman, Les Enfants du limon, dans lequel un proviseur, Chambernac, prétend constituer une Encyclopédie des sciences inexactes, sous-titrée Aux confins des ténèbres et divisée en quatre parties dont les titres sont ceux du manuscrit initial de l’auteur : « Le Cercle », « Le Monde », « Le Verbe », « Le Temps ».
Et qui sont-ils, ces « fous littéraires » ?
Raymond Queneau, qui s’avoue peu satisfait de ce terme (et lui préférera plus tard celui d’« hétéroclites »), en identifie de deux sortes : ceux qui soutiennent des thèses scientifiques extravagantes (quadrature du cercle, système du monde, origines du langage) et les « persécutés », « messies » et autres « prophètes ». Mais finalement, il doit confesser sa déception d’avoir trouvé parmi ces « fous » bien peu de véritables poètes : « N’étaient guère exhumés que des paranoïaques réactionnaires et des bavards gâteux. »
En 1982, André Blavier a repris et prolongé le projet de Queneau dans une somme monumentale, Les Fous littéraires. On y retrouve les mêmes : le linguiste Jean-Pierre Brisset qui, analysant le langage sur la base du calembour, prétendait démontrer que l’homme descend de la grenouille ; Pierre Roux et sa théorie sur la nature excrémentielle et satanique du soleil ; Charbonnel et son Histoire d’un fou qui s’est guéri deux fois malgré les médecins et une troisième fois sans eux (1837) ; et des centaines d’autres prophètes, quadrateurs, persécutés et « faiseurs d’histoire(s) »…
On dit souvent que dans les hôpitaux psychiatriques, il n’est pas toujours évident de différencier les médecins des malades. Edgar Poe y a trouvé la trame d’une nouvelle, Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume. On peut se poser la même question : entre tous ces « fous littéraires », et ceux qui ont choisi de passer plusieurs années de leur vie à les recenser et à se faire les exégètes de leurs délires, lesquels sont les plus dérangés ?


3 commentaires:

Pierre Driout le druide moraliste a dit…

Sir Arthur Conan Doyle était-il fou ? Comme Allan Kardec il croyait au spiritisme ... en tout cas moi je suis le seul druide de Rueil-Malmaison qui fréquente ton blog, cela j'en suis sûr !
Non en fait je crois que la seule manière authentique d'être un fou littéraire c'est d'être un moraliste.

Pierre Driout comment j'ai écrit certains de mes messages a dit…

Le reste n’est que folie commune … à la Raymond Roussel !

Pierre Driout et son syndrome du miroir a dit…

Suis-je un bon lecteur miroir de Juldé ? That is the problem ..