jeudi 28 avril 2016

Retour au Royaume des Sept Couronnes (partie 2)

Je crois qu'on a été coupés.


« Regardez-moi ! Stannis est un tueur. Les Lannister sont des tueurs. Votre père était un tueur. Votre frère est un tueur. Un jour, vos fils seront des tueurs. Le monde est façonné par les tueurs. Vous feriez mieux de vous habituer à les regarder. »
Sandor Clegane, à Sansa Stark.

Il y a toujours un problème, avec les séries à succès : assez vite, on les soupçonne d’occuper une place qu’elles ne méritent pas. Game of Thrones, la série de HBO, rencontre depuis sa création en 2011 un succès phénoménal qui ne s’est jamais démenti. C’est louche. Même certains fans de la première heure commencent à faire la fine bouche depuis la cinquième saison. Ils étaient « accros », mais ils commencent à montrer des signes de fatigue. Et puis la mort de Jon Snow à la fin de la saison cinq, c’est le pompon… Alors que la sixième saison approche, il est temps de rappeler un principe simple, définitif, indiscutable :
GAME OF THRONES EST LA MEILLEURE SÉRIE DU MONDE. Point barre.

Valar morghulis : de la mort et de son utilité

            « Une série racoleuse, qui se complait dans le sexe et la violence », diront certains. Ceux-là n’ont sans doute pas lu le Perlesvaus, roman arthurien du XIIIe siècle, dans lequel des demoiselles se promènent avec des têtes coupées de chevaliers, tandis que tortures et mutilations s’égrènent à un rythme ininterrompu tout au long de l’histoire… Alors, certes, rien ne nous est épargné dans la série de David Benioff et D.B. Weiss : décapitations, éventrations, démembrements en tous genres, personnages écorchés vifs, brûlés vifs… La caméra ne se détourne pas pudiquement lorsque le sang gicle ou que les intestins se répandent. Complaisance ? Perversité des scénaristes qui cherchent à satisfaire la perversité des spectateurs ?
            Non. La violence n’est jamais gratuite dans Game of Thrones, et le spectateur jamais du côté du tortionnaire. Lorsque dès le premier épisode de la première saison, Eddard Stark, seigneur de Winterfell et gardien du Nord, doit condamner à mort un déserteur de la Garde de Nuit, il enseigne à ses enfants que la sentence doit être exécutée par celui qui l’a proclamée. C’est ainsi qu’on fait dans le Nord : il faut avoir pleinement conscience de ce que cela signifie, de trancher la tête d’un homme.

Ramsay Snow entame sa carrière d'humoriste.

Chez George R. R. Martin, le sang coule à flots, certes, mais chaque crime pèse, et lorsque Ned Stark est à son tour décapité par le bourreau Ilyn Payne sur les ordres du roi Joffrey Baratheon, le spectateur est horrifié par la scène. La catharsis fonctionne aussi efficacement que dans un drame shakespearien : les camps du Bien et du Mal sont parfaitement définis, même lorsque la frontière entre les deux se fait plus floue. Jamais le spectateur ne va acclamer Joffrey pour sa cruauté, et s’il se met à haïr Theon Greyjoy lorsque celui-ci envahit Winterfell dans le but de faire la fierté de son père (c’est raté), il ne peut supporter de le voir torturé par ce sadique de Ramsay Snow. Eh oui, surprise : le spectateur n’est pas si bête. Quand Daenerys Targaryen, la mère des dragons, un personnage identifié depuis le début comme appartenant au camp du Bien (guillemets avec les genoux), refuse la grâce à un ancien esclave de Meereen et lui fait trancher la tête, on comprend qu’elle est dans l’erreur, qu’elle vient de faire un pas vers le côté obscur de la Force (comment ça, je me trompe de saga ?). La perversité des personnages ne fait pas du spectateur un pervers. Vous me copierez cent fois cette phrase.
            C’est vrai, à Westeros, ça meurt à tour de bras. Et surtout, personne ne semble à l’abri. Valar morghulis : « tous les hommes doivent mourir. » Cela devient une sorte de concours, avant chaque nouvelle saison : « Qui va y passer cette fois ? » Quand on voit la famille Stark se faire décimer petit à petit, on se dit que c’est le monde à l’envers, cette histoire où ce sont les héros qui cassent leur pipe ! Il vaut mieux éviter de s’attacher aux personnages si l’on ne veut pas souffrir (moi qui vous parle, je ne sais pas ce que je ferai si on me dézingue Arya Stark…).

Arya Stark, dans une belle imitation de Jon Snow.

Le plus étrange, c’est qu’en éliminant certains des principaux protagonistes, George R. R. Martin ne craint pas d’éliminer en même temps des éléments narratifs potentiels importants. Le meilleur exemple concerne Jon Snow, le bâtard. La mort de Jon Snow, d’une certaine façon, rappelle une fois de plus au lecteur étourdi qu’ici, tout le monde peut mourir. Comme le disait Nietzsche : « Si Jon Snow est mort, alors tout est permis. » On peut – on doit – trembler pour Daenerys, pour Tyrion, pour Arya (non, s’il vous plaît…). Personne n’est à l’abri. Mais avec Jon Snow, il y a un problème : il meurt avant qu’on sache d’où il vient. Lorsqu’il quitte Ned Stark avant de rejoindre le Mur, celui-ci lui dit qu’à leur prochaine rencontre, il lui parlera de sa mère. Ned meurt, le mystère reste entier... et maintenant que Jon Snow est mort à son tour, nous n’avons pas eu de réponse sur sa filiation et l’intérêt même de cette question semble avoir disparu avec lui. Or, il y a une règle implicite de la fiction qui veut que toute question finisse par trouver sa réponse. Ou alors, il faudrait considérer que Martin est le genre d’auteur qui, plutôt que de résoudre une intrigue, préfère encore supprimer tous les personnages qui sont liés à cette intrigue. Mais il s’agirait là d’un travail d’écrivaillon, d’une imposture, et Martin n’est pas un imposteur. Non, cette saga a un sens, elle se dirige vers un dénouement, quel qu’il soit, et l’auteur sait très bien où il nous emmène. Faites-moi confiance.
Alors, pourquoi créer un personnage de bâtard, et faire autant de mystère sur ses origines, si celles-ci n’ont pas un rôle déterminant à jouer dans la suite de l’histoire ?  Il est évident que la mère de Jon Snow n’est pas une simple fille de rencontre que Ned aurait engrossée après une bataille – sans quoi il aurait dit son nom une bonne fois pour toutes, vu le peu d’intérêt de la question. Il est évident, d’ailleurs (à condition d’être un petit peu attentif) que Ned Stark n’est pas le père de Jon. Seulement, encore une fois, si ce dernier est mort, que nous chaut ? Un cadavre n’a pas pour habitude de revendiquer un héritage… Simple réflexion personnelle qui m’amène à penser que Jon Snow fera son come back, d’une manière ou d’une autre. Après tout, Renaud a bien ressorti un album !
            En effet, si l’on meurt beaucoup dans Game of Thrones, on y ressuscite aussi pas mal. Si Béric Dondarrion et Gregor Clegane, la Montagne, ont pu être ramenés du royaume des morts (et je n’évoque là que les ressuscités de la série télé), pourquoi pas Jon Snow ? Maintenant que la série s’achemine vers la fin et qu’à peu près tout le monde est mort, la question que se pose le fan à l’orée d’une nouvelle saison n’est plus « qui va mourir ? », mais « qui va revenir ? » Parce que bon, valar morghulis d’accord, mais valar dohaerys d’abord : « tous les hommes doivent servir. »

Tombe la neige, impassible manège...

           
Bâtards, infirmes et choses brisées

             Des bâtards, il y en a un paquet dans le Royaume des Sept Couronnes. Chaque région nomme les siens différemment. Au nord, ils reçoivent le nom de Snow, à Hautjardin, ils sont baptisés Flowers, dans le Val, Stone, à Dorne, Sand, etc. Tyrion Lannister, lorsqu’il offre à Bran une selle adaptée à son handicap, exprime un sentiment de bienveillance envers « les bâtards, les infirmes et les choses brisées ». Il a une bonne raison pour cela : son statut de nain l’a habitué à subir rejet et mépris. « Tous les nains sont des bâtards aux yeux de leur père », dit-il à Jon Snow.
            D’ailleurs, regardez-les bien, tous les personnages de Game of Thrones… Vous en voyez beaucoup qui ne soient pas estropiés, bâtards ou plus ou moins rejetés pour une raison ou pour une autre ? De Varys l’eunuque à Sandor Clegane, le « Limier », et sa face brûlée ; de Hodor (Hodor !) à Theon Greyjoy qui finit en kit ; de Jon à Ramsay Snow, ou du bâtard des Stark au bâtard de Bolton ; de Samwell Tarly, l’obèse protecteur du Mur qui avoue sa lâcheté (et se montrera d’un courage exemplaire en temps voulu) à Mestre Aemon l’aveugle ; d’Arya Stark à Brienne de Tarth, les filles qui préfèrent l’escrime au tricot – et qui pourraient bien s’entendre avec Cersei Lannister sur ce sujet, d’ailleurs… Oui, la nature est taquine, le destin est farceur, et chacun traîne son pied-bot en essayant de rester digne. Certains s’en sortent mieux que d’autres : les enfants de Cersei aussi sont des bâtards, et des bâtards nés d’un inceste (cumul des outrages !), mais tout va bien tant que le Royaume fait semblant d’ignorer ce détail. Notre bon roi Joffrey aura même le bonheur de mourir sans avoir rien compris à son ascendance.

Sandor Clegane, un visage intéressant.

            Mais alors, quoi ? Y a-t-il des personnages « normaux » dans Game of Thrones ? Eh bien, pas tant que ça, si on y réfléchit bien. À part peut-être Sansa Stark, fille aînée de Ned, et qui tient à la perfection son rôle de fille aînée d’une grande maison. Autant dire que cette « normalité » ne joue pas en sa faveur, d’ailleurs. Même Ned est un puîné ! Tywin Lannister, avec sa rigidité et son sens de l’honneur, ferait un beau candidat à la normalité, mais il a quand même écopé de deux jumeaux incestueux et d’un nabot qui, en naissant, l’a rendu veuf ! Pas de quoi pavoiser…
            Et Daenerys, alors ? La belle Daenerys du Typhon, l’Imbrûlée, reine de Meereen, des Andals, des Rhoynars et des Premiers Hommes, Khaleesi de la Grande Mer d’Herbe, Briseuse des fers et Mère des Dragons (mais vous pouvez l’appeler Dany, c’est plus simple) ? Bâtarde, elle aussi ? Certainement pas. Infirme, alors ? Non plus. Mais chose brisée, en revanche… On sait que Daenerys est née durant une tempête d’une extrême violence (d’où la mention « du Typhon » ou « Typhon-Née », Stormborn en V.O.) et que sa mère est morte en la mettant au monde. On sait que depuis sa naissance, elle n’a connu que l’exil – et l’exil à côté d’un frère particulièrement crétin ! Elle est la descendante d’Aerys II Targaryen, et avec son armée dothraki et ses dragons, elle est censée reprendre le Trône de Fer à l’Usurpateur Baratheon. Seulement ça, c’était le rêve de son frère Viserys, le roi-gueux, qui finit avec une belle couronne d’or bien méritée. Daenerys, elle, la déracinée, n’a jamais connu Westeros. Plus elle voyage à travers les vastes plaines d’Essos, moins elle semble prête à traverser le Détroit pour se réapproprier le siège de son père. Au fond, sa place est ici, à Meereen, avec son peuple – ce peuple qu’elle a libéré des chaînes, comme elle l’a fait à Astapor et à Yunkaï, et qui la considère comme une mère (mhysa). Mais l’exercice du pouvoir n’étant pas chose aisée et ses dragons, en grandissant, lui posant quelques problèmes, son règne à Meereen est compromis, ce qui pourrait bien, finalement, l’inciter à revenir vers le Trône de Fer, voire à unifier les deux continents… Les dieux et George R.R. Martin seuls le savent !

Daenerys & fils.

            Bâtards, infirmes et choses brisées sont légion au Mur, dans la Garde de Nuit, réceptacle de tous ceux dont le Royaume ne veut plus : voleurs, violeurs, félons, puînés, tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont la honte de la famille. Mais au sud du Mur, ils ne sont pas moins nombreux : beaucoup se cachent avec plus ou moins de talent – et certains parviennent même à cacher leur bâtardise à la tête du Royaume, le cul vissé sur le Trône.
            Heureusement qu’il y a la mort pour mettre un peu d’ordre dans tout ça ! Martin s’amuse beaucoup à réserver à ses personnages les morts les moins réjouissantes possible (si tant est qu’une mort puisse l’être). Ned Stark, l’honnêteté faite homme, est décapité après s’être trahi lui-même en s’arrachant une « confession » dans laquelle il nomme Joffrey Baratheon seul roi légitime. Le juste meurt dans l’indignité. Catelyn et Robb Stark sont assassinés de façon atroce, coincés dans un traquenard. Joffrey s’écroule dans des étouffements et des convulsions grotesques (à ce propos : qui a jamais filmé de manière aussi réaliste les effets d’une mort par empoisonnement ?). Tywin Lannister crève transpercé de carreaux d’arbalète sur ses chiottes… Étrangement (tiens donc ?), c’est encore le bâtard Jon Snow, devenu lord commandeur de la Garde de Nuit, qui s’en sort presque le mieux, avec cette mort à la César : piégé, certes, lui aussi, comme son demi-frère Robb – mais comment ne pas voir une forme d’hommage dans chacun de ces coups de couteau assénés « pour la Garde » ?


(A suivre)


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