samedi 17 avril 2010

Comment je ne suis pas allé à Florence

"Un homme voyage pour sentir et pour vivre. A mesure qu'il voit du pays, c'est lui-même qui vaut mieux la peine d'être vu. Il se fait chaque jour plus riche de tout ce qu'il découvre. Voilà pourquoi le voyage est si beau, quand on l'a derrière soi : il n'est plus, et l'on demeure ! C'est le moment où il se dépouille. Le souvenir le décante de toute médiocrité. Et le voyageur, penché sur sa toison d'or, oublie toutes les ruses de la route, tous les ennuis et peut-être même qu'il a épousé Médée."

André Suarès, Voyage du Condottière.


Je connaissais l'expression "se coucher à quatre heures et demie du matin", mais aussi loin que je me souvienne, je crois bien n'avoir jamais eu à employer sa soeur : "se lever à quatre heures et demie du matin". Avant aujourd'hui, évidemment... Tout est un peu bizarre, à cette heure-là : je suis presque certain d'être le seul de l'immeuble à avoir les yeux ouverts, et à m'apprêter à sortir. Je mets la dernière main à mes bagages : après la douche, je récupère tout ce qui est nécessaire à ma toilette, l'ajoute à mon linge plié plus ou moins soigneusement et fais mentalement un ultime bilan de ce que je dois emporter pour ne manquer de rien ces neuf prochains jours où je serai sur les bords de l'Arno, à Florence.

Bon, je crois n'avoir rien oublié d'essentiel. Afin de voyager léger, j'ai prévu deux livres seulement (si l'on excepte l'indispensable guide Lonely Planet) : le Voyage du Condottière de Suarès en édition de poche, et L'Italie à la paresseuse d'Henri Calet. Je ferme mon appartement et avance dans la nuit, sac à dos à l'épaule et valise à roulettes traînée derrière moi.

Mon train pour Paris part à 6 h 39. En traînant ma valise, un doute me prend : peut-être que j'aurais dû racheter des chaussures. Mes semelles me paraissent un peu fatiguées, et la marche dans les rues de Florence pourrait finir par les percer... l'accident bête... Je croise un éboueur qui pousse deux conteneurs à ordures dans une petite rue - un compagnon de réveils nocturnes. Mais lui, c'est son métier qui veut ça.

J'essaie de ne pas trop penser que ce voyage vers Paris risque de s'avérer inutile, et que je n'irai pas plus loin - mais lorsque j'arrive à la gare de Laval, la marchande de journaux est justement occupée à ouvrir le Relais H, et à apporter les paquets de journaux vers leurs présentoirs respectifs. Et bien sûr, la nouvelle qui avait fait la "une" du journal télévisé hier soir a éclaboussé les premières pages de tous les quotidiens du matin : "Un nuage de cendres paralyse le trafic aérien" (Ouest-France), "L'espace aérien européen paralysé par un nuage volcanique" (Le Figaro), "Le volcan qui paralyse l'Europe" (Aujourd'hui en France)... Depuis hier soir, tous les aéroports du nord de l'Europe ont été obligés d'annuler leurs vols, Roissy l'a fait également, précisant que le trafic ne reprendrait pas au minimum avant dix heures. Mon avion doit décoller à 12 h 05. Je sais qu'il ne partira pas à l'heure, mais j'imagine encore que si le vent se met de mon côté, peut-être qu'un départ en fin de journée est encore envisageable... Je m'imagine déjà passant ma journée à Roissy, les heures s'écoulant lentement, dans une pagaille monstrueuse et vaguement angoissante, touristes incrédules, familles éplorées, étudiant à guitare sèche persuadé que pour détendre l'atmosphère générale, il faut chanter "Tout le bonheur du monde" ou (comique de situation) "Envole-moi" et à qui tout le monde a envie de faire avaler sa six-cordes... Mais bizarrement, je me sens détendu face à cette perspective. C'est qu'en apprenant la nouvelle hier, une fois la surprise passée, j'ai immédiatement songé qu'au pire, si mon voyage à Florence tombait à l'eau, ça me ferait toujours de l'écrit.

C'est tout moi, ça. Je peux être assez facilement sujet à l'angoisse, je fuis généralement les situations qui me paraissent compliquées, je déteste l'improvisation de dernière minute, j'ai horreur de la foule et de l'attente vaine, en cas de coup dur je ne suis absolument pas débrouillard... mais il suffit que je prenne un peu de recul, que j'analyse la situation et que je projette d'en faire un récit détaillé, et voilà que mon regard change totalement, je peux même m'amuser, comme si je n'étais pas plongé dans le marasme, comme si ça ne me concernait plus, que je n'étais qu'un témoin extérieur à la scène...

Alors, attendant mon train sur le quai de la gare, mes bagages autour de moi, je souris un peu en pensant à la situation. J'ai prévu du linge pour neuf jours, il a fallu que je fasse de sérieuses économies sur mon salaire minable de travailleur à mi-temps (554 euros par mois, les lecteurs veulent des chiffres), mon appareil photo est prêt à fonctionner, j'ai prévu des guides sur Florence et même un guide de conversation en italien (j'y ai notamment appris qu'au revoir se disait arrivederci et non pas va fanculo, ce qui est toujours bon à savoir quand on veut éviter les malentendus), bref: je suis fin prêt pour passer un peu plus d'une semaine à Florence - et finalement, pour l'instant, tout ce que je peux dire, c'est que je vais à Paris. Ensuite, c'est un peu plus compliqué.

Dans le train, je suis déjà prêt à écrire, professionnel à mort, je sors mon carnet, mon stylo, et je commence : "Je connaissais l'expression "se coucher à quatre heures et demie du matin"..." - mais le train est constamment secoué, je dois m'interrompre à chaque léger virage, alors j'abandonne. Du coup, je dormirais bien un peu, mais le couple d'à côté n'arrête pas de parler. La femme, surtout, a un débit impressionnant. Moi qui suis plutôt taiseux, je réalise en l'écoutant qu'on n'est vraiment pas égaux devant la parole. Au moment de mourir, il y a ceux qui auront passé leur vie à bavarder, à discourir sans cesse ; et ceux qui n'en auront pas dit beaucoup plus que ce qu'ils jugeaient absolument nécessaire de dire. Et de ces deux-là, ce sont sans doute encore les premiers qui jugeront, dans leurs derniers instants, qu'ils avaient encore des choses à dire ! Bref, elle est intarissable, alors je regarde le jour se lever en diagonale à travers les fenêtres du TGV. Le matin est brumeux, mais je sais qu'il faut attendre d'avoir quitté la Sarthe pour espérer voir disparaître le brouillard, qui est l'état permanent du département...

Bien sûr, je réfléchis encore à la situation. Toute la semaine, des éléments ont paru se dresser devant moi pour compromettre mon voyage. A cause des grèves de la SNCF, il m'a fallu batailler pour réserver mes billets de train, j'avais commandé une carte bleue à ma banque et celle-ci ne m'est pas parvenue à temps (je transporte donc trois cents euros en liquide dans mes bagages), l'ami que j'allais rejoindre à Florence ne m'avait pas précisé l'adresse de l'hôtel où j'étais censé le retrouver... Des petits détails, certes, mais j'ai tendance à considérer le simple fait de sortir de chez moi comme une aventure. Même le quotidien n'est pas facile, pour moi : c'est à peine si je sais lacer mes chaussures tout seul ! Alors quand il me faut "quitter le territoire", comme vous dites, j'ai besoin de me sentir rassuré. Et pour me sentir rassuré, il ne faut pas laisser place à l'improvisation. Mais finalement, toutes ces zones d'ombres avaient fini par s'estomper une à une dans la journée de jeudi, et j'avais retrouvé la sérénité : j'allais prendre l'avion, je serais à Florence en début d'après-midi ce vendredi, tout était prêt... Jusqu'à ce moment, donc, où j'ai regardé les infos.

Le plus drôle, c'est que j'aime ça, moi, les volcans. Par exemple, je suis un grand admirateur du Krakatoa, pour l'ensemble de son oeuvre. J'aurais sans doute été beaucoup plus révolté - bien que je ne sois pas l'homme des grands emportements - si l'annulation des vols étaient dûs à des mouvements sociaux, à des pannes à répétition ou à des menaces terroristes. Mais je m'incline devant la majesté du volcan islandais. L'expression même, "volcan islandais", est d'un exotisme qui me donne des frissons. Et le nom du glacier qui le recouvre : Eyjafjallajökull ! Et son nom, à lui : Eyjafjöll ! C'est pas mignon ? On se croirait dans une chanson de Björk...

Descendu à la gare Montparnasse, je continue de traîner mes bagages, le long du quai, dans la salle des pas perdus, d'un escalator à l'autre jusqu'aux portillons du métro. Il est 8 h 20, ce n'est pas encore la cohue, je m'efforce de ne penser à rien, me retourne sur les jambes des femmes - je suis presque heureux d'être simplement à Paris... J'emprunte la ligne 6 du métro jusqu'à Denfert, et de là je monte immédiatement dans le RER B qui s'apprête à partir. Et qui part. C'est là, je crois, que je commence à me dire que la plaisanterie est un peu longuette. Il n'y a plus de place où s'asseoir, je suis encombré de mes bagages et je considère avec effroi le nombre de stations qui me séparent de l'aéroport Charles-de-Gaulle, et la lenteur avec laquelle nous passons d'une station à une autre.

Heureusement, à Châtelet, beaucoup de gens descendent et peu montent. Je peux m'asseoir sur un strapontin et lire un peu. Je sors de mon sac le Figaro littéraire acheté la veille et lis les commentaires de Simon Leys sur l'ultime roman de Nabokov, que le fils du romancier a choisi de publier, contre l'avis de l'auteur et celui de Vera Nabokov. Je m'intéresse aussi à l'histoire de cette photo de Rimbaud adulte qui vient d'être retrouvée par hasard. Dingue, cette histoire, non ? Le RER est sorti de terre, nous traversons des banlieues tristes. De La Courneuve à Aulnay-sous-Bois, on se demande bien ce qui peut animer ces cités. Bien sûr, je n'en distingue que les abords des stations du RER, toutes plus ou moins en travaux, toutes couvertes de tags, toutes désertes et froides sous le soleil qui fait ce qu'il peut pour donner de la couleur au désastre...
Il m'aura fallu une bonne heure pour atteindre le terminal 2 de Roissy, terminus de la ligne B. A travers les vitres du RER, j'ai vu des bouts d'avions, la queue souvent, dépassant derrière les bâtiments de l'aéroport, tous en ligne, bien rangés sous l'ombre des tours de contrôle. Il n'y a personne dans cette gare... Je remonte à l'air libre par les escaliers et j'ai à peine posé le pied sur le bitume que la navette arrive pour faire le tour des terminaux : 2B, 2C, 2D, 2E, 2F, 2G... Ma feuille de réservation indique le terminal 2G, le dernier de la liste. Le bus nous emporte, moi et une poignée de voyageurs (où vont-ils ? sont-ils au courant de ce qui se trame ?), d'un terminal à l'autre. L'aéroport est plongé dans le silence. A chaque station, une voix synthétique nous informe : "2B !... 2C!..." Un écran dans le véhicule indique même les minutes qui nous séparent de la prochaine station et l'heure d'arrivée prévue. Pourtant, rien ne presse. J'arrive enfin au terminal 2G, deux heures avant l'horaire prévu pour mon embarquement - comme les compagnies aériennes nous conseillent habituellement de le faire.

Eh bien ! Pour l'atmosphère surchauffée, la pagaille monstrueuse, les touristes incrédules, les familles éplorées et les étudiants à guitare, je repasserai ! Nous sommes très exactement trois à sortir du bus (j'ai compté) et à entrer dans ce terminal ridiculement petit. Une femme brune en jupe, belles longues jambes, qui s'en va tout de suite vers la gauche lorsque les portes mécaniques s'ouvrent, et un homme qui a disparu je ne sais où puisque je suivais les jambes de la femme. Tous les guichets d'embarquements ont les stores baissés, mais des hôtesses d'accueil en habit sont tout de même installées à proximité. Je m'approche des rubans qui délimitent la file d'attente (j'ai de fortes chances de passer en premier), et un employé m'arrête poliment :

"Bonjour, monsieur. On peut vous renseigner ?"

J'explique que voilà, j'avais un vol prévu à midi cinq pour l'Italie, et que je voulais juste savoir s'il était possible d'envisager qu'il y ait des départs dans la journée, même en soirée...

"Alors pour l'Italie, monsieur, je préfère être clair : il faut pas espérer partir avant 48 heures, voire 72 heures. Voilà ce que je peux dire pour l'instant. On n'a encore jamais vu ça. On sait pas du tout comment ça va évoluer. Moi, le seul conseil que je peux vous donner, c'est de reporter votre voyage..."

Je le remercie, c'est ce que je vais faire alors, je préfère aussi qu'il soit clair, au moins je suis fixé. Pendant qu'il m'expliquait les choses, l'une des hôtesses s'est rapprochée de nous, très belle, des yeux très verts, à croire qu'elle a été choisie dans une agence de mannequins. Je vais tout de même soulager ma vessie dans les toilettes de l'aéroport, histoire de ne pas être venu pour rien, et quitte le bâtiment. Je remonte dans la navette, et nous voilà repartis en direction de la gare. Le bus repasse d'un terminal à l'autre, récitant l'alphabet à l'envers : 2F, 2E... Le long des bâtiments, je vois des camionnettes de M6, de France Info, de TV5, et j'imagine que c'est là, dans ces terminaux beaucoup plus vastes, que j'aurais pu croiser des voyageurs en détresse, des étrangers désespérés de ne pouvoir rentrer chez eux, enfin bref, des trucs à raconter, quoi... Non seulement je n'irai pas à Florence, mais en plus, mon super reportage dans l'enfer de Roissy est foutu. Je m'imaginais dans la peau d'Albert Londres, je suis tout juste un pauvre Arthur Manchester, un loser quoi...


Retour dans le RER, je reprends la banlieue à rebrousse-poil, il est quelque chose comme dix heures et demie du matin et ma journée n'a plus vraiment de but. Le train replonge sous terre comme un rat. Retour à Denfert, ligne 6, retour à la gare Montparnasse. A force de traîner ma valise, j'ai l'impression que mon bras droit s'est allongé d'au moins trois mètres.

Il ne me reste plus qu'à échanger mon billet de retour : j'étais censé prendre le train à mon retour d'Italie, le 25 avril, je vais le prendre aujourd'hui. Histoire de ne pas avoir tout perdu, je choisis de partir en fin de journée. Ce serait vraiment bête d'être coincé à Paris et de ne pas en profiter ! Seulement...

Seulement, il est bientôt midi, et il y a toujours des grèves à la SNCF. La plupart des guichets sont clos, il faut faire la queue pour obtenir ses billets. Après avoir traversé des endroits déserts, je suis découragé à l'avance d'attendre au milieu de la foule, dans le vacarme de la gare... Mais je prends ma place dans la file et mon mal en patience, mes bagages autour de moi, avançant comme un escargot. Mon nouvel horaire de train : 16 h 30. A cette heure-là, je devrais déjà être à Florence, me reposant sans doute de la fatigue du voyage dans ma chambre d'hôtel.

A 12 h 05, au moment où mon avion aurait dû décoller, je piétine dans une autre file d'attente, pour racheter des tickets de métro. Devant moi, un jeune couple. La fille est une blonde aux yeux bleus dont le jean, extrêmement serré, semble avoir été cousu directement sur ses jambes fines. La belle fille dans toute sa splendeur : pas vraiment mon genre. Je les aime bien avec quelques défauts, je crois... Le mec, lui, a un air de petite frappe. La fatigue commence à se faire sentir, je ne trouve plus du tout les gens sympathiques. J'aurais peut-être dû, finalement, prendre le premier train pour Laval.

Le métro me crache devant l'église Saint-Eustache. Après avoir un peu traîné dans les rues ensoleillées, j'ai décidé qu'en fait de profiter de cette après-midi parisienne, je me contenterai d'une visite à la FNAC des Halles. A 14 h 05, au moment où mon avion aurait dû atterrir, j'hésite devant les bacs de vinyles entre le Trout Mask Replica de Captain Beefheart et un album des Cramps, Look Mom No Head ! Ce sont ces derniers qui remportent le match, uniquement parce que leur disque était le moins cher.

Je n'en peux plus de traîner cette valise, surtout sur la moquette de la FNAC, dans le désordre des clients, entre les livres et les disques... Il suffirait que j'aie un peu les mains libres, et j'irais avec plaisir traîner du rayon littérature au rayon histoire, je passerais même un bon moment dans le coin des DVD - mais là, chaque pas supplémentaire me coûte. Allez, je passe aux caisses et retourne dans le métro.

Avec tout ça, je n'ai pas déjeuné. Alors que je devrais être en train de me retourner sur les Italiennes autour de la piazza della Stazione, je me retrouve une fois de plus à Montparnasse, assis à une table de la "pizzeria" Enzo, avec un maxi pain au chocolat et un cappuccino tout juste passable. Aucune envie de me plonger dans le Voyage du Condottière - d'ailleurs, qu'on ne me parle plus de voyages ! Alors je feuillette l'édition du Monde qui vient de paraître. "Le volcan qui paralyse le ciel européen. Des milliers de vols annulés, une situation sans précédent depuis le 11 septembre 2001." Bon, okay : c'est quand même la classe. C'est un peu aussi de moi qu'on parle, dans les journaux...

La journée, elle, ne passe pas. Je lorgne du coin de l'oeil les femmes en jupe qui montent et descendent les marches qui mènent au quai, espérant un peu voir ce qui se cache là-dessous. Mais c'est vraiment pour m'occuper, rien de plus : la fatigue m'est tombée dessus et je n'ai qu'une envie - dormir. Il y a des jours où il ne faudrait pas se lever, surtout à quatre heures et demie du matin.

Je me demande quel scrupule a retenu mes parents de m'appeler Ironie du Sort. C'est pourtant un nom qui m'aurait parfaitement convenu. Quand arrive enfin l'heure du départ, les mouvements de grève de la SNCF, qui m'avaient un peu épargné jusqu'à présent, ont provoqué un retard d'environ vingt minutes sur mon train. Le plus ennuyeux, c'est que je sais d'avance qu'il sera bondé, et que je devrai me contenter, au mieux, d'un strapontin près de la porte. Si je veux un peu fermer les yeux, ce n'est pas l'idéal. Quand le TGV est enfin prêt, c'est une cavalcade sur le quai, entre chariots, valises, sacs, cris et bousculades. Quand j'atteins ma voiture, je pousse un soupir de soulagement : il n'y a pas encore trop de monde, je vais pouvoir m'asseoir, ce que je fais.

Tout irait d'ailleurs pour le mieux, si ne s'était pas assise face à moi une grosse Noire portant sa fille sur le dos, gamine qu'elle nourrit et à qui j'ai eu le tort de sourire, puisqu'elle n'aura de cesse, ensuite, de vouloir me taper sur l'épaule, avec la main d'abord, avec son hochet ensuite. Heureusement, la mère lui confisque l'objet. Arrivé au Mans, je constate que j'ai passé le reste du voyage à dormir, et la fillette aussi (il me semble d'ailleurs que sa sieste était la condition nécessaire à la mienne). Mère et fille s'en vont, je me redresse un peu et ce sont deux jolies étudiantes, une brune et une blonde, qui montent dans le train et m'accompagneront jusqu'à Laval (elles descendent à Rennes), assises par terre, écoutant leur ipod d'une oreille chacune, partageant les mêmes écouteurs. Elles font une école de kiné, d'après ce que j'ai compris. Ca tombe bien, je suis un peu tendu, ces temps-ci.

"Vous êtes arrivé à Laval. Laval, deux minutes d'arrêt..."

Me revoilà chez moi, où personne ne m'attend. Que vais-je faire de cette semaine où j'aurais dû être en Italie ? Je suis dans ma ville comme un étranger, quelqu'un qu'on n'attend plus. Une sorte de colonel Chabert. De quoi j'aurai l'air, quand tous ceux à qui j'avais annoncé mon départ vont me croiser dans les rues lavalloises ? "Tiens, qu'est-ce que tu fous-là, toi ? Tu devais pas partir à Florence ?"

Oh, vous savez, Florence, on en a vite fait le tour...

dimanche 4 avril 2010

Les Pâques d'un mécréant


Lorsque viennent les gloires de Pâques, l'âme est saisie d'une tristesse particulière qui peut se traduire ainsi : "Je suis avec Jésus dans sa Résurrection, n'ayant pas été avec lui dans sa Mort. Je n'ai pas souffert avec lui, mon carême a été une dérision. C'est donc sans aucun droit que je me réjouis avec les Saints et ce serait à mourir de honte sans l'incompréhensible Pitié divine."
Léon Bloy, Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne.


Il y avait quelques jours que ça me trottait dans la tête. Peut-être bien depuis le début de la Semaine Sainte, d'ailleurs... Une idée comme ça : tiens, j'irais bien à la messe de Pâques... Par simple curiosité. Aussitôt, j'ai eu quelques scrupules : moi qui, dans mon adolescence liseuse de Charlie Hebdo, aurais plutôt craché dans les bénitiers, ne serais-je pas de trop dans cette cérémonie qui ne me concerne pas ?

Ah, mais précisément (m'objectai-je aussitôt), aujourd'hui je cracherais plutôt dans les pages centrales de Charlie si je daignais encore gaspiller ma salive - et puis je suis baptisé. Eh ! Ce n'est pas rien quand même : je ne suis pas un intrus, juste une brebis égarée... On ne va quand même pas me chasser alors que je regagne le troupeau de moi-même !

A vrai dire, j'ignore un peu ce qui me poussait vers l'Eglise en cette fin de carême... La curiosité, je l'ai déjà dit. Peut-être aussi le fait qu'il s'agisse de la Pâque de mes trente-trois ans. Et puis je crois surtout que j'étais énervé par les dernières insultes proférées contre les catholiques par ces athées ridicules (Dieu leur pardonne, ça leur apprendra !), qui ne voient dans les curés que des satyres en soutanes qui tripotent les enfants de choeur... A croire que la pédophilie n'existe pas hors des églises ! Athée moi-même (ou agnostique ? Je n'arrive jamais à faire la différence...), j'ai honte d'entendre ces abrutis répéter sans arrêt les mêmes foutaises. Dans un sens, en allant à la messe de Pâques, je m'en désolidarise. Pardonne-moi, mon Dieu, mais ils sont vraiment trop cons.

Bon. C'était donc décidé, j'irai à la messe. Restait à savoir laquelle. A Pâques, les messes, c'est pas ça qui manque. Celle du Vendredi Saint ? Euh... Je ne me voyais pas suivre le Chemin de Croix (je ne sais jamais où placer les majuscules, je les mets un peu au pif, désolé pour les puristes), je ne me voyais pas suivre le Chemin de Croix, donc, dans les rues de Laval, au risque de rencontrer des connaissances. Après, il aurait fallu trouver des explications : "C'est pas du tout c'que vous croyez !... Non, non, j'allais chercher mon pain, et je me suis retrouvé embarqué là-dedans... Je ne connais pas ces scouts, juré !... Jamais vu ce prêtre de ma vie !... Les enfants ? Quels enfants ?..." J'en connais qui se sont retrouvés crucifiés la tête en bas, pour ce genre de choses...

Restait au choix la vigile pascale ou la messe du dimanche matin. La messe du dimanche, bon, c'est une messe, quoi (me disais-je). J'en ai vu une poignée à la télé, déjà, j'ai assisté à quelques mariages, à quelques baptêmes, à des sépultures... Une messe est une messe est une messe. Mais la vigile pascale ? Une célébration nocturne, déjà, ça m'intéresse un peu plus. J'imaginais les choses, des cierges allumés autour d'un tombeau vide, ce genre de trucs. Un peu comme la crèche de Noël, mais en plus douloureux. Une piéta à la place de l'Enfant Jésus, quelque chose comme ça...

Et puis, me connaissant, je risquais de manquer de courage, le dimanche matin, pour me lever à temps pour l'office. En choisissant la vigile, je me disais que si j'arrivais en retard, au moins, plutôt que de pénétrer dans l'église au beau milieu de la messe et de faire se retourner tous les fidèles dans un bel unisson de crissements de chaises, je pouvais toujours remettre l'expérience au lendemain (et brancher mon réveil).

Oh, et sans vouloir faire le mystique, il y a eu quelques signes, dans cette journée du samedi, qui m'ont amené à penser que c'était bien aujourd'hui que les choses devaient se passer. D'abord, alors que j'étais allé en repérage dans l'après-midi (j'avais vérifié l'heure de la vigile à la porte de l'église, si vous voulez), j'ai croisé un vieillard flanqué d'une béquille et d'un coeur fatigué, qui m'a demandé si je pouvais porter son sac de provisions jusqu'à son logement, au bout de la rue du Hameau, là-bas. Et j'ai accepté. C'était donc un jour où j'avais l'âme généreuse. Je me sentais comme auréolé d'amour, ou j'sais pas quoi (pourvu que les copains ne me voient pas)...

L'autre signe est encore plus ridicule (je vous préviens tout de suite pour que vous ne soyez pas surpris) : en rentrant chez moi après l'épisode du boîteux, j'ai pu admirer un superbe arc-en-ciel depuis les hauteurs du quartier d'Hilard. Oui, évidemment, il n'y a rien d'étonnant à voir apparaître un arc-en-ciel quand le soleil brille pendant la pluie, mais bon, c'est joli, quoi, et il m'arrive parfois d'avoir des émotions de midinette (et je vous emmerde).



Donc, c'était décidé : j'assisterai, le soir-même, à la vigile pascale. A cause du boîteux et de l'arc-en-ciel, oui, parfaitement. J'avais donc repéré l'église dans l'après-midi. Pas l'église Saint-Paul d'Hilard, parce qu'elle est trop moche, moderne, toute en angles, et que je craignais qu'il n'y ait pas tant de monde que ça. C'est que je ne tenais pas à me faire remarquer, moi... Aussi, j'avais jeté mon dévolu sur l'église Saint-Vénérand, d'aspect majesteux (quoique austère), dans le vieux Laval, rue du Pont-de-Mayenne, pour ceux qui connaissent.

En m'y rendant, malgré tout, un doute m'a pris. Et si je croisais une connaissance ? C'est que la rue du Pont-de-Mayenne, pour ceux qui connaissent, est celle du bar des Artistes et du pub irlandais qui lui fait face, l'O'Regans. Le samedi soir, il y a toujours une faune interlope qui circule par là, et de cette faune, je connais certains spécimens, qui me connaissent bien aussi. Que se passerait-il si l'un d'eux, surgissant innocemment d'un de ces lieux de débauche, m'apercevait pénétrant tête baissée, comme un coupable, dans la maison du Seigneur ? Plus j'approchais de l'église, plus je me sentais oppressé et paranoïaque, comme un type qui entre dans un sex-shop en craignant d'être vu par son patron... Arrivé face à l'église, tête baissée donc, j'ai lancé un rapide coup d'oeil sur la droite, ça va, les terrasses des bars sont assez lointaines et il n'y a pas grand-monde dans les rues - allez, j'entre !

Il fait noir, là-dedans... Heureusement, maintenant que je suis dans le Saint des Saints, je suis en sécurité. Pour qu'un type que je connais me voie, il faudrait qu'il assiste à la messe aussi. Or, il n'y a plus à rougir d'être vu en train d'acheter une cassette porno par un collègue quand lui-même a sous le bras le dernier numéro de Débutantes cochonnes... Sur la droite de l'autel, le choeur chante sur des accords monotones d'orgue. J'avance d'un pas décidé, en espérant avoir l'air du gars sûr de lui, qui en a vu d'autres, et je m'apprête à choisir ma chaise, sur laquelle est posée un cierge et le programme des réjouissances... quand une femme m'arrête en plein élan : "Non ! Ne touchez pas aux feuilles ni au cierge. Vous continuez tout droit et vous sortez par la porte du fond." Quoi ? Pardon ? Mais je viens d'arriver... Ca se voit tant que ça, que je ne suis pas croyant ? On me chasse ? On me repousse ? On juge sévèrement ma curiosité pourtant bienveillante ? Pourtant, il y a d'autres fidèles qui ont l'air de rester là, à proximité des chaises... Je ne comprends pas vraiment pourquoi je devrais sortir. Mais j'obéis sans discuter à la femme qui ne sait pas dire "s'il vous plaît", et continue de marcher en direction du choeur, essayant de chercher la porte qu'elle m'a indiquée (ne te fais pas remarquer, Raphaël, ne te fais pas remarquer). Je n'ai pas mes lunettes, et au-delà de l'autel, tout est plongé dans l'obscurité. Surtout, personne n'a l'air de me suivre. Du coup, je m'arrête au beau milieu du bas-côté, tout près des chanteurs, et je sens leurs yeux sur moi - interrogateurs, peut-être hostiles, hum... Ben voilà, je me suis fait remarquer, et maintenant je voudrais rétrécir, rétrécir jusqu'à me planquer sous une hostie...

Bon, finalement, le prêtre invite tous les fidèles à sortir de l'église par cette porte du fond, afin que la procession puisse commencer. Entretemps, j'ai chaussé mes lunettes, et je distingue effectivement un léger rai de lumière au fond à droite. Cette fois, j'y vais, d'autant plus que les célébrants arrivent avec leurs chasubles blanches (à moins que ce ne soient des aubes ?) et leurs cierges énormes.

Eh mais, attendez (me dis-je aussitôt)... Il a parlé de procession ? C'est-à-dire qu'il va falloir se promener dans les rues, en suivant le cortège, comme ça, devant tout le monde ? Mon estomac se recroqueville. Je sors dans la petite rue de l'Abbé Angot, qui longe l'église, et où il y a déjà un bel attroupement. Bon. Il n'y a pas vraiment de raison que des copains passent par cette rue, inutile d'angoisser, mais restons discret. C'est dans ces moments-là que je regrette de mesurer 1, 81 mètre.

Après nous avoir demandé de nous pousser pour ne pas gêner la procession quand celle-ci se mettra en marche (et on fait ce qu'on peut pour lui faire plaisir), le prêtre allume la vasque qui se trouve là, et voilà que tout le monde chante : "Dans nos obscuritééés, allume le feu qui ne s'éteint jamaaaiiis..." Le feu, en fait, ne prend pas vraiment. Le vent s'y oppose. Il lèche bien un peu les bûchettes du fond, mais c'est timide. Les célébrants s'affairent autour de la vasque pour arranger le coup, mais on comprend assez vite qu'il faudra se contenter de ça. Pourtant, on sent bien que les fidèles encouragent les flammes avec leur chant : "Dans nos obscuritééés, allume le feu qui ne s'éteint jamaaaiiis..." A côté de moi, une jeune fille a le hoquet.

Le cortège démarre. Bon, de deux choses l'une : soit il tourne à droite au bout de la rue de l'Abbé Angot, et ça laisse présager qu'on entrera tout simplement dans l'église par la grande porte, avec nos beaux cierges enflammés ("Joyeuse lumièèère, splendeur éternelleu du Pèèère... Saint et Bienheureux Jésus-Chriiist..."), soit il tourne à gauche, et là c'est la catastrophe, on passera entre les terrasses du bar des Artistes et de l'O'Regans, et il faudra que je plonge dans les fourrés. Mais en fait, il n'y a pas de fourrés, c'est une image. Pendant que le cortège avance, je piétine un peu, j'essaie d'évaluer les possibilités de repli en remarquant amèrement que je fais une tête de plus que les paroissiens qui m'entourent. Sauvé, on tourne à droite, le prêtre s'arrête devant les portes de l'église, fait quelques louanges que les fidèles ponctuent de chants. Moins fort, voyons ! Vous allez nous faire repérer ! Tant que je ne suis pas de nouveau à l'intérieur de l'église, je me sens terriblement exposé. Je connais plein de monde, par ici ! Si Bob me voit, par exemple, je dis quoi ? "J'ai vu la Lumière, alors je suis entré..."

Allez, on entre. Devant la porte, le pochtron du coin fait la manche en rigolant : "C'est pour Pascal !" Je ne peux rien pour lui, il n'a pas de béquilles.



Ca y est, je suis en sécurité à l'intérieur de l'église. Il faudra que je fasse attention en sortant, mais d'ici là, tout va bien. Nous sommes invités à nous munir chacun d'un cierge (ils nous attendaient sur nos chaises), et des enfants de choeur passent allumer ceux des fidèles qui sont en bout de rangée. Je suis en bout de rangée (pour pouvoir m'enfuir plus facilement si ça tourne mal), un enfant m'allume (et on s'étonnera, après...), et j'allume le cierge de mon voisin avec la mèche enflammée du mien. C'est beau, cet échange furtif. Mais moi, le feu, ça me stresse, et je ne peux pas suivre l'exultet : je suis obsédé par la flamme au bout de mon bâton de cire. Bon, je vois que tout le monde lève son cierge au moment du refrain, alors je fais pareil. C'est au moment des prières que je triche. Je fais du playback sur tous les amen, et pour le signe de croix, j'agite vaguement une main (parfois la mauvaise, réflexe de gaucher) entre mon front et ma poitrine.

Enfin, nous devons éteindre notre cierge et nous asseoir. A partir de là, il ne devrait pas y avoir de surprises : je n'aurai qu'à me lever quand les autres se lèveront, et baisser la tête d'un air pénétré quand ils réciteront le Notre Père.

Durant la liturgie, je sens un souffle froid caresser ma nuque. On ne la sent pas vraiment, la flamme de notre Seigneur, mais je suis tout de même surpris de voir devant moi deux adolescentes emmitouflées dans d'énormes écharpes, et qui agitent les jambes pour se réchauffer dès qu'elles doivent se lever. L'une d'elles, surtout, a l'air particulièrement frigorifiée, sa tête dépassant à peine d'un blouson fourré surmonté d'une grosse écharpe qui lui fait comme une collerette... Tout en suivant les étapes de la messe, je ne peux m'empêcher de jeter des coups d'oeil à ces gamines et un peu aussi, je dois bien l'avouer, à leurs fesses. Elles doivent avoir seize ans à tout casser, Seigneur, je devrais avoir honte... Mais même pas.

Pendant le sermon du prêtre, je me demande pourquoi tous les curés - ceux que j'ai vu oeuvrer en tout cas - ont toujours ce ton sirupeux, et cette manière de réciter comme s'ils n'avaient devant eux que des attardés mentaux. Le nôtre nous explique que Jésus est à la fois un personnage et une personne ; que le personnage, c'est le Jésus-Christ historique, celui qui est mort sur la Croix, et que la personne, c'est le Jésus-Christ de la Résurrection, de la Rédemption, celui à qui nous pouvons nous adresser dans la prière. Si je comprends bien ce qu'il nous explique, les louanges au Seigneur ne sont pas de simples chants en l'honneur d'un personnage imaginaire, mais des paroles adressées à une personne capable de les entendre. Il invite donc les fidèles à parler avec lui aussi naturellement que le fait Don Camillo dans les films (la comparaison est du prêtre lui-même, je n'invente rien), ce qui ne me semble pas une idée si idiote. Je ne trouverais pas plus ridicule de voir un homme parler au Christ en pleine rue que de voir tous ces gens qui causent à leur téléphone portable ! (Mais là, c'est moi qui suis peut-être un peu passéiste...)

On reprend nos cierges pour la liturgie du baptême, et d'autres enfants viennent nous les rallumer. Tiens, la fille qui avait le hoquet tout à l'heure remet ça. La fin de la messe sera ponctuée par les contractions de son diaphragme. Je ne peux que compatir : moi-même, je suis régulièrement sujet au hoquet, et comme elle, lorsque j'en ai souffert une fois dans une soirée, je peux être certain qu'après une accalmie passagère, il fera son retour. Un peu comme le Christ, tiens...

Un moment que je n'avais pas anticipé, c'est celui qui précède la communion, quand chacun doit embrasser son voisin ou lui serrer la main en annonçant "la paix du Christ". Je manque tout de même d'entraînement : j'avais oublié ce rituel-là. Du coup, je serre la main de mon voisin et c'est lui qui, en prononçant les paroles, me rappelle ce que je dois dire. Alors je chuchote aussi : "la paix du Christ", et puis à madame aussi, derrière : "la paix du Christ", et deux rangées devant moi, les adolescentes aux jolies fesses s'embrassent : "la paix du Christ".

J'ai l'habitude, dans les mariages et les sépultures, du moment de l'eucharistie, et je n'ai aucun scrupule à laisser les communiants aller manger l'hostie tandis que je reste à ma place. Seulement, dans ce genre de cérémonies, il est notoire que tous ceux qui assistent à la messe ne sont pas forcément croyants. A Pâques, en revanche, personne n'est censé avoir été traîné à la messe malgré un évident manque de foi... et je vois autour de moi tous les sièges se vider, et tout le monde, à la queue leu leu, rejoindre l'autel pour y prendre le corps du Christ. Je me sens un peu seul, soudain. Oh, il y en a bien eu quelques-uns qui n'ont pas communié non plus, mais pas de quoi former une équipe de foot... Enfin, tout le monde revient à sa place, et la messe s'achève.

Alors que je lui tends mon cierge éteint pour qu'il le fasse circuler jusqu'au bout de la rangée, mon voisin m'offre un sourire bienveillant. Je me rends compte soudain que mes craintes de mal faire les gestes rituels, ma sensation de ne pas être à ma place, étaient parfaitement ridicules, puisque l'essentiel était que je sois là, avec mes maladresses, mes doutes et tout le reste. D'ailleurs, je n'en mettrais pas ma main au feu, mais je suis presque sûr qu'au moment de la quête, mon voisin a fait semblant de jeter une pièce dans le plateau tendu par une femme. Alors que moi, bon, je n'ai pas donné un centime, mais au moins je n'ai pas fait semblant. Sur le chemin du Paradis, il est possible que je lui sois passé devant, à cet instant précis...

Je quitte l'église et m'en éloigne avec hâte, sans me retourner, avec un petit sourire en coin. Je ne sais toujours pas pourquoi je suis venu assister à cette messe, peut-être que je m'attendais à ce que la réponse s'impose à moi pendant l'office. Ca n'a plus vraiment d'importance, puisque c'est fait. Je ne sais pas si ça m'a apporté quelque chose. Je n'ai toujours pas la foi, ça c'est sûr. Mais bon, c'est l'idée, quoi. J'aime bien l'idée.

lundi 1 mars 2010

Encore cette histoire de chien !

[Ce texte a été écrit à l'occasion de la "sortie" du nouvel EP de DJ Zukry sur qod lab°l. On l'applaudit bien fort.]

C'était devenu une habitude, avec le gros Max. Un genre de rituel. Ca nous permettait de mesurer sans trop se planter à quel stade de l'ivresse il était arrivé. Il racontait beaucoup de conneries, Max, mais quand il nous ressortait son histoire de clébard, on savait qu'il était mûr. A la fin, moi, je l'écoutais plus. Quand il s'y mettait, je comprenais que c'était le moment de mettre les voiles. Pour que je reste, il fallait vraiment que quelqu'un paie sa tournée. Ou que ce soit un jour de RMI.


Le pire, c'est qu'il ne la racontait jamais de la même façon. "Vous me croirez si vous voulez", c'était sa phrase. Nous, c'est pas tellement qu'on voulait pas, mais pour qu'on le croie, il aurait fallu qu'il soit un peu plus constant dans son récit... Je vous la fais courte : en gros, c'est l'histoire d'un type qui prenait tous les jours le bus à la même heure, pour partir et rentrer du boulot. Et tous les matins, son chien l'accompagnait jusqu'à l'arrêt, regardait le bus partir en emportait son maître, et retournait tout seul à la maison. On sent déjà le chien vachement évolué, vous voyez. Et chaque soir, il ressortait et allait attendre son maître à l'arrêt de bus, pile à l'heure. Jusqu'au jour où le type claque. Eh bien vous me croirez si vous voulez, mais ce putain de clébard, une fois son maître crevé, continuait, matin et soir, à faire le trajet jusqu'au bus pour l'attendre, et rentrait ensuite à la maison, tête basse, triste à pleurer. Et pour finir, il se laissait crever sous l'abribus, en gémissant comme un chien.


C'était ça, l'histoire du gros Max, et il nous la racontait des sanglots dans la voix. Mais parfois, le mec en question était le chauffeur du bus, parfois c'était un gars qu'il avait connu à l'armée, voire un cousin, enfin bref : il était incapable de s'en tenir à un récit définitif. Et puis alors, si vous le coupiez pour lui demander comment le chien pouvait rentrer comme ça chez lui, est-ce que ça voulait dire que le gars ne fermait jamais sa porte à clé (oui, parce que évidemment, il vivait tout seul avec son chien, vous l'aviez compris, j'espère ?) ; ou si vous vouliez savoir comment c'était possible qu'après la mort de son maître, le chien ne soit pas recueilli par la SPA, alors là, le récit pouvait prendre des embranchements et des déviations monstrueuses. Le simple fait de montrer que vous vous intéressiez à l'histoire, que vous vouliez en savoir plus, bien en comprendre tous les éléments, alors ça, vous vous en faisiez un ami, du Max, et il ne vous lâchait plus.


La conclusion qu'il en tirait, Max, s'il était encore capable de tirer quoi que ce soit après ça, c'était que le chien était un ami super fidèle, tu vois, c'est pas comme les bonnes femmes. Je vous la fais courte. Ca faisait bien deux coupes du monde que la femme de Max s'était barrée avec un ingénieur des eaux et forêts, et il ne s'en était toujours pas remis. Salope. Il picolait comme un trou pour soigner son alcoolisme, au cas où elle reviendrait. Mais comme sa femme n'était pas un chien et que Max n'était pas un arrêt de bus, c'était pas gagné.


A la fin, il venait plus au bar, Max. On n'avait plus droit à l'histoire du chien. Quelque part, ça nous manquait un peu. Et puis on a appris qu'il s'était pendu. C'est les flics qui l'ont trouvé accroché au lustre, au bout d'un mois. Les voisins se plaignaient de l'odeur. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, mais le jour de son enterrement, sa concierge a adopté un clebs !

vendredi 29 janvier 2010

Spiral Scratch

Evidemment, maintenant, tout le monde est habitué à mes promesses non tenues, à mes désistements et à mes désertions... J'avais promis un texte par semaine, et j'ai à peine tenu quinze jours. Et je ne vais pas vraiment changer la donne aujourd'hui, puisque je réédite un extrait du livre England's dreaming, de Jon Savage, que j'avais publié il y a trois ans sur mon "blog punk". L'extrait en question concerne le premier 45 tours des Buzzcocks, Spiral Scratch, sorti le 29 janvier 1977, soit le jour même de ma naissance.
http://www.deezer.com/listen-3356635

En fébrier, les Buzzcocks sortaient leur premier disque, "Spiral Scratch", sur leur propre label, New Hormones. "Il n'y avait aucun label en activité à Manchester à ce moment-là", dit Howard Devoto, "c'est une simple question d'ambition. Beaucoup de gens dans notre situation auraient pensé : 'tiens, il se passe quelque chose.' Mais nous avions d'autres ressources, comme emprunter de l'argent au père de Pete [Shelley], réserver un studio et enregistrer nos disques".

La pochette de "Spiral Scratch" montre les quatre membres du groupe serrés les uns contre les autres pour tenir sur la photo, comme si c'était leur dernière. "Dans le groupe, on avait le sentiment que le disque parviendrait à refléter dans son ensemble la polémique culturelle du "faites-le vous-mêmes", qui s'était développée entre tenants de la photocopie et de la culture officielle", raconte Boon. "J'ai pris la photo de la pochette avec un polaroïd, debout sur le socle d'une statue quelconque à Manchester Picadilly, ce qui était une vraie plaisanterie, un truc très Walter Benjamin, le genre de blague art-à-l'époque-de-sa-reproductibilité-technique. C'était rejouer instantanément la scène."

Les circonstances de l'enregistrement étaient consignées sur la pochette. "Tout ce qui était écrit au dos était vrai, précise Devoto, j'ai fait les voix en live, et on a fait un overdub sur deux d'entre elles. Ca a pris à peu près trois heures, plus deux heures pour le mixage." Produites avec une touche d'ambiance apportée par Martin Hannett, les quatre chansons (en dépit des réserves au sejuet de sa voix "Mickey-Mouse faussement cockney" de Devoto) résumaient la nouvelle esthétique en des termes qui faisaient penser à des aigus distordus de guitare jaillissant d'une enceinte.

"I'm living in this movie, but it doesn't move me", articulait Devoto avec dégoût. Les Buzzcocks parlaient de la vie comme d'une démangeaison persistante, de ces "lamentations de salle à manger", d'amis qui "leur faisaient pisser l'adrénaline". Le mot-clé "boredom" (l'ennui) avait été re-situé dans l'Angleterre de la récession : "Now I can stand austerity but it gets a little much, when there's all those livid things you can never get to touch."

"Je trouvais les paroles d'Howard très drôles", dit Boon. "La période des Buzzcocks avec Howard était difficile à digérer pour les gens parce qu'il y avait une grande confusion dans les idées. L'humour dans le punk s'était perdu. "Boredom" était une satire, se foutant de la gueule de toute la scène punk. C'était une chanson trompeuse. L'ennui avait été un sentiment qui avait cours, jusqu'à ce qu'il devienne un mot à la mode."

Cependant, dans l'enthousiasme que mettaient les Buzzcocks à trouver leur voie, la plaisanterie se changeait en libération. "Boredom" était coupé en deux par le son de sirène d'un parfait solo de guitare sur deux notes. "Je me contentais de jouer les deux notes et on se retenait tous d'éclater de rire, alors on l'a gardé", se souvient Pete Shelley. "J'avais fait partie de ces groupes de sous-heavy metal avant, alors je peux dire en toute connaissance de cause que le punk est ce que donne un sous-heavy metal mal joué. C'est ce que c'était, riffs rapides et chant limite."

Les implications de "Spiral Scratch" furent énormes. Il y avait toujours eu des compagnies de disques indépendantes, comme Triumph de Joe Meek ou Immediate d'Andrew Loog Oldham, mais elles étaient en fin de compte des petites compagnies essayant de devenir grandes, comme Island ou Virgin. Chiswick et Stiff sortaient des disques qui s'apparentaient au punk, mais comme en restant extérieurs à la chose: ce qui était si génial avec le disque des Buzzcocks, c'était que son esthétique était parfaitement en adéquation avec les moyens de la production.

"C'était le premier disque indépendant que les gens attendaient vraiment", se souvient Geoff Travis de Rough Trade. "On a dû en commander des centaines, et c'est pour ça qu'on s'est dit qu'on devrait devenir distributeur. Je trouvais que le côté arnaque des Sex Pistols signant chez EMI était génial, mais l'idée romantique que je me faisais de donner forme à ma propre utopie me poussait à complètement éviter l'industrie du disque. Avec la notoriété des Sex Pistols ou des Clash, ils auraient vendu des disques même à l'arrière d'un camion. Ils avaient pas besoin d'être distribués par les majors."

lundi 11 janvier 2010

Lhasa nous laisse l'hiver

Lhasa de Sela (1972-2010)


Alors, Lhasa est morte. Comme ça, pour commencer l'année. Je dois bien avouer que ni mon pessimisme ni mon humour noir n'avaient prévu ça. Au grand quizz annuel des personnalités qui ne passeront pas l'hiver, elle ne figurait même pas dans le classement.

Lhasa est morte. Ca m'a fait un sacré choc, ce lundi matin, 4 janvier, quand je me suis connecté sur Internet alors que le café chauffait dans la cuisine. D'abord, j'ai vu la photo : Lhasa en concert, ses beaux bras recourbés devant elle, dessinant des courbes, yeux fermés et bouche ouverte derrière le micro. Jusqu'ici, tout va bien : tiens, Lhasa fait la une d'orange.fr, super... Et puis le titre : "La chanteuse Lhasa est morte." Là, il m'a fallu un temps pour faire coïncider le texte et l'image.


Lhasa est morte. Première nouvelle de la semaine. J'aurais voulu me replonger sous les couvertures, m'y blottir, au fond de mon lit, en foetus, là où le monde ne pourrait pas m'atteindre... Mais la journée commençait, il fallait bien la vivre.

Lhasa est morte. A trente-sept ans. Cinq de plus que moi... C'est dans ces moments que je songe au ridicule de ma manière de vivre. Moi qui m'efforce de penser à la mort tous les jours, elle arrive encore à me surprendre quand elle frappe. Cioran écrit quelque part : "Il faudrait vivre, disiez-vous, comme si l'on ne devait jamais mourir. - Ne saviez-vous donc pas que tout le monde vit ainsi, y compris les obsédés de la Mort?" Pleurer sur un cadavre, c'est toujours pleurer sur soi. Lhasa, au moins, laisse derrière elle trois albums sublimes. Si je mourrais demain, moi, qu'est-ce que je laisserais ? A peine un brouillon de vie...
Lhasa est morte. Juste au moment où j'inaugurais cette série de chroniques sur les musiques de ma vie. J'ignore si je lui en aurais consacré une sans cet événement, ou si je l'aurais "oubliée"... En tout cas, me voilà maintenant à rédiger un hommage posthume. Une nécrologie. Je me sens charognard... Qu'est-ce qu'il fait froid, dans mon appartement !



Je l'avais découverte en 1997, à la sortie de son premier album, La Llorona, sur le label de Wagram Tôt ou Tard. Il s'agissait d'un petit CD quatre titres promotionnel présentant quatre artistes du label. De mémoire : Thomas Fersen, Joseph Racaille, Têtes Raides et Lhasa. Sous le soufflet d'un accordéon de bastringue, une voix chaude, légèrement rauque, chante une complainte en espagnol. "Mi corazon sufre..." - même si j'ai fait allemand en deuxième langue, je comprends. Je comprends que ce n'est pas un thème joyeux, malgré l'atmosphère balluche. Et ça, la mélancolie sur fond d'accordéon, c'était exactement ce que je recherchais à l'époque. Exactement ce qu'on pouvait retrouver chez les Têtes Raides ou chez Mano Solo. Mano Solo dont je viens d'apprendre la mort à l'instant, alors que j'écrivais ces lignes... Après la mort de quelqu'un, il est de coutume de dire : la vie continue. La vie continue, certes, mais la mort aussi.
Il y avait d'ailleurs beaucoup de points communs entre Mano Solo et Lhasa. Cette tristesse sur fond de rythmes entraînants, de guitares espagnoles, de percussions sud-américaines, cette colère salvatrice - ceux qui savent parler du désespoir ne vous y entraînent pas, bien au contraire : ce sont eux qui vous en extirpent ! Il y avait aussi leur amour de l'art pictural, ce besoin de concevoir jusqu'aux pochettes de leurs albums. La "pleureuse" peinte par Lhasa sur son premier album, par ses lignes et ses couleurs tourmentées, fait même un peu songer au tableau qui figure sur celui de Mano Solo, La Marmaille nue. Enfin, à chaque fin de concert, Mano criait : "Vive la révolution!", et les crédits de La Llorona s'achèvent par ces mots : "Viva la Evolucion !"

Mais il n'y a pas que de la tristesse, chez Lhasa. Si La Llorona ("la pleureuse", donc) s'ouvre sur le bruit de la pluie, que dire alors de "La Celestina", deuxième chanson de l'album, qui sur un rythme joyeux s'entend à remuer un peu une femme désespérée, amoureuse de son malheur : "Y en cuanto a tu corona de espinas / Te queda bien, pero la pagaras muy caro... / (...) Muy lista, pobre boba, a dedicarte / A la eterna diseccion de un pecadillo" ("Et pour ce qui est de ta couronne d'épine / Elle te va bien, mais tu vas la payer cher... / T'es prête, pauvre idiote, à te dédier / A l'éternelle dissection d'une pécadille."
Et puis il y a, dans ce morceau, le genre de renversements que j'affectionne : "Haz de tu puno algo carinoso / Haz de tu adios un ay mi amor / Y de tu ceno una sonrisita / Y de tu fuga un ya voy! ya voy llegando!" ("Fais de ton poing quelque chose de tendre / Fais de ton adieu un "ô mon amour" / Et de tes grimaces un petit sourire / Et de ta fuite un "J'y vais ! J'arrive !"") Renversements qu'on retrouve dans "El desierto" ou dans "Por eso me quedo" : "Queriendo que me ames / Para mi soledad" ("Je veux que tu m'aimes / Pour ma solitude"). Et enfin, comment un esprit aussi tordu que le mien pourrait résister à l'ironie de cette "confession" chantée en français sur l'album The Living Road (2003) ?
"Je me sens coupable
Parce que j'ai l'habitude
C'est la seule chose que je peux faire
Avec une certaine certitude
C'est rassurant de penser
Que je suis sûre de ne pas me tromper
Quand il s'agit de la question
De ma grande culpabilité..."


Après un premier album entièrement en espagnol (j'ai d'ailleurs longtemps cru qu'elle était espagnole, on est naïf quand on est jeune), Lhasa revient six ans plus tard avec cette "route vivante", chantée en espagnol, en anglais et en français. Si l'on pense avec Cioran (encore lui ?) qu' "on n'habite pas un pays, mais une langue", alors voilà un album d'exil et d'errance. Née d'un père mexicain et d'une mère américaine, brinqueballée toute son enfance dans un bus avec ses neuf frères et soeurs, Lhasa connaît la route par coeur, le déracinement, les villes qu'on quitte et celles où on arrive, la nécessité de faire de chacune de ces villes un abri, une identité, une possession. "I live in this country now / I'm called by this name / I speak this language / It's not quite the same / For no other reason / Than this it's my home / And the places I used to be / Far from are gone." ("Maintenant j'habite ce pays / On m'appelle par ce nom / Je parle ce langage / Ce n'est pas tout à fait pareil / Et seulement pour ces raisons / Ici c'est chez moi / Et les lieux desquels j'étais / Loin ont disparu.").
Plus encore que dans La Llorona se mêlent dans The Living Road "ranchera" mexicaine, blues, gospel et autres styles, toujours soutenus par cette voix envoûtante qui alterne douceur et gravité, force et fragilité - une voix d'ici et d'ailleurs, universelle et millénaire, qui vous remue jusqu'aux os. Son atmosphère intimiste, la pureté et la sobriété des musiques et des paroles (ô la perfection de chansons comme "La marée haute" ou "Pa' llegar a tu lado" !) pénètrent l'âme comme des forets de joie.
Ses albums se faisaient attendre. Il lui aura fallu six ans pour sortir le deuxième, et encore six ans pour le troisième. Combien de fois j'ai pu vérifier dans les bacs des disquaires si par hasard la belle ne nous avait pas offert une nouvelle galette... Mais quand c'était le cas, la patience était récompensée.

C'est sans hésitation que j'ai acheté le troisième, sobrement intitulé Lhasa, il n'y a même pas un an. Je ne me serais pas douté une seconde que celui-ci serait le dernier. Ironie encore, au verso de la pochette : l'annonce de sa tournée en France à l'automne 2009. Cette même tournée que le cancer l'a forcée à annuler. Je n'aurai jamais vu Lhasa sur scène. Je pourrais faire comme ça une collection de mes regrets, à la manière des Je me souviens de Pérec...
Ce dernier album, entièrement en anglais - vraiment le dernier, cette fois, donc - est enregistré live, en analogique, et Lhasa peut s'y exprimer en liberté dans les ruptures de rythmes et les changements d'intensité, sans métronome. Dans les mélodies lentes, la voix prend son temps, soutenue par la harpe et les guitares. Cet album éthéré, aérien, mélancolique, aurait pu, pourtant, nous mettre la puce à l'oreille : "When my lifetime had just ended / And my death had just begun / I told you I'd never leave you / But I knew this day would come", chante-t-elle dans "I'm going in" ("Au moment où ma vie a pris fin / Et où ma mort a commencé / Je t'ai dit que je ne te quitterai jamais / Mais je savais que ce jour viendrait.")
Allons, Lhasa est morte. La route ne chante plus. Il nous reste sa voix, bien sûr... Mais je voudrais me terrer quelque part où le chagrin n'irait pas me dénicher. La retrouver en chair et en os, avec son doux visage aux yeux légèrement bridés, aux pommettes saillantes, qu'elle me parle encore des poissons qui boivent en voyant naître Dieu, de l'arbre de l'oubli, de la fin du monde ou du nouvel an, de l'araignée solitaire ou des cloches qui sonnent, qu'elle me chante encore sa petite chanson. Lhasa est morte et me laisse comme un con, à retenir mes larmes... Sur son site officiel, un communiqué précise : "Il a neigé plus de 40 heures à Montréal depuis son départ."
Lhasa est morte. Il nous reste l'hiver.


lundi 4 janvier 2010

Le diable et Polly Jean

Trois billets seulement en 2009 ! Je dois avouer que j'ai un peu honte - même si je sais que ma capacité à disparaître fait partie de mon charme... Alors, pour me rattraper en 2010, j'inaugure une chronique que j'espère régulière, et qu'on pourrait appeler "La bande-son de ma vie". Chaque semaine (enfin, si le courage ne me manque pas en court de route), j'y parlerai d'une chanson, d'un album ou d'un groupe qui m'a marqué. Et pour commencer, honneur aux dames avec PJ Harvey...

PJ Harvey - To Bring You My Love (1995)

Il y a quelque chose de souterrain dans ce disque. Quelque chose d'enterré, d'utérin... A commencer par la pochette, sur laquelle la chanteuse, Ophélie en robe rouge, flotte comme un grand lys sur une eau verdâtre qui se confond avec la brume du ciel.


Entrer dans le monde de PJ Harvey par ce disque ! Ce riff de guitare, lent et répétitif, qui ouvre l'album : six notes qui traînent, qui semblent s'arracher à la terre avec peine, comme un marcheur harassé, à peine suivi d'une cymbale discrète, accrochée à ses pas comme son ombre. Et enfin, la voix de Polly Jean, rocailleuse, âpre et fatiguée... Une voix qui a marché, elle aussi, qui a traversé le monde pour arriver jusqu'à nous - une voix à bout de souffle, à bout de force : "I was born in the desert... I've been down for years... Jesus, come closer... I think my time is near..." Bon Dieu, d'où vient cette voix ? De quel désert a-t-elle été traînée jusqu'à nous ? C'est une voix qui revient de l'enfer, qui a tout subi, tout vécu. Elle se terre puis ressurgit sauvagement, passe du gémissement au cri : "I've laid with the devil... Cursed god above... Forsaken heaven... TO BRING YOU MY LOOOOVE !!!"

To Bring You My Love est sans doute l'album le plus cohérent "l'air de rien" que je connaisse. Ce n'est pas un opéra rock, l'auditeur n'est pas invité, a priori, à suivre la quête amoureuse effrénée d'une femme prête à se damner pour un homme... Et pourtant, chaque chanson tourne autour de ce thème, chaque "piste" nous ramène au même désir brûlant. Tout est cohérent : du visuel de la pochette (le rouge sang de cette robe !) à cette voix oscillant entre la suffocation et le hurlement, jusqu'aux instruments qui peuvent se faire aériens ou au contraire paraître engloutis. Un disque d'outre-tombe, une voix revenue d'entre les morts.

Et quand il faut affronter le monstre, la musique fait trembler le sol, démolit les bâtiments qui encombrent son passage, vrrramm ! blaaaam ! C'est Godzilla qui débarque dans "Meet Ze Monsta". C'en est presque caricatural, on se croirait dans une bande dessinée Marvel ! Et PJ Harvey, en Lara Croft surentraînée, qui fanfaronne aux pieds du géant vert : "I'm not jerking, I won't hide ! Yeah I'm ready, To meet ze monsta tonight !" Depuis le temps qu'elle la cherche, sa vilaine bestiole ! Elle a soulevé chaque pavé (de bonnes intentions) de l'enfer pour la trouver : elle compte bien en profiter, et si l'amour est un combat, elle est la mante religieuse qui terrassera son adversaire ! "What a monster ! What a night ! What a lover ! What a fight !" Et Godzilla, penaud, remonte son falzar et part sans demander son reste, désarmé pour un moment...

Quel contraste avec le morceau suivant ! Retour à l'enfouissement, à la demi-teinte... La voix est filtrée, elle chuchote... Nous sommes invités dans la tête de Polly Jean, dans ses ruminations nocturnes, dans ses prières. Car To Bring You My Love, avec sa violence, avec ses blasphèmes, peut aussi devenir pieux. "Get my strength from the man above. God of piston, god of steel. God is here behind my wheel." Tout est là : Dieu et la route. La foi et l'errance. Thèmes autour desquels Polly Jean ne cesse de danser, traversant cet album à pieds, en voiture, à genoux, en rampant , acharnée et suppliante, les mains jointes vers Dieu ou vers son amant, sans faire de distinction - elle a bien couché avec le diable, après tout...

Il n'y a plus aucune retenue, plus aucun orgueil dans "C'mon Billy", véritable cri d'amour accompagné de guitares au son très clair. Plus de filtre, plus d'obstacle à la parole : après l'errance, après l'épuisement, la voix retrouve son timbre, proche du cri : "Come home / Is my plea / Your home now / Is here with me !" mais retourne en bout de course à l'essoufflement, à l'imploration répétitive et désespérée, "Come along Billy, now come to me..." C'est encore raté, et "Teclo", avec ses clochettes lointaines, ces guitares et cette voix lancinantes, nous renvoient à la poussière, à la génuflexion, à la douleur - souffrance et piété. "I learn to beg / I learn to pray / Send me his love / Send him to me again..."

La voix de PJ Harvey ! Finalement, c'est elle, le personnage récurrent de cette love story sans espoir ! Et un personnage qui change continuellement de visage... On l'a découverte éraillée, au bord de l'extinction, implorante, gémissante, mais elle peut aussi se montrer pleine de violence : désir brutal, jouissance explosive. "You wanna hear my long snake... MOAN !!! You oughta see me crawl my... ROAR !!!" Puis la voix se fait murmure sur "Down By The Water" avant d'éclater à nouveau, claire et nue, avec cette légère rugosité dans le timbre, sur "Send His Love To Me", nouvelle prière, mais fièrement affirmée celle-là - la prière de la dernière chance.

Enfin ce sont d'autres cris, orgasme et volupté, lorsqu'enfin les prières sont exaucées. Et c'est sur les prières exaucées que l'on verse le plus de larmes, a dit Truman Capote. Alors, quand arrive ce "Dancer" tant attendu, il ne peut avoir que l'inquiétante beauté du diable : "He came riding fast like a phoenix out of fire flames / He came dressed in black with a cross bearing my name..." De la prière au blasphème, de la foi à la damnation, il n'y a qu'un pas - et l'amour, il faut le croire, ne se trouve que sous le soleil de Satan.

Oui, To Bring You My Love est un disque souterrain, un disque de reptation, un album diabolique et, pourtant, un hymne à l'amour - le Kama Sutra renversé par Helter Skelter.

[Alors que j'écrivais ce texte, j'ai appris tôt ce matin la mort de la chanteuse Lhasa de Sela. 2010 me fatigue déjà... Au moins, je sais de qui parlera mon prochain billet...]

mercredi 4 novembre 2009

Vingt ans d'autisme !


"Ce journal est un exutoire ; ma virilité s'évapore en sueur d'encre. Il m'a souvent dispensé d'ami et de femme, en un mot du prochain ; il me délivre encore de mon Moi actif. Tout mon être se résout en contemplation, en réflexion. Ce qui pour d'autres se condense et se concrète en oeuvres et en actes, ce qui devient ailleurs livre, famille, capital, gloire, vertu, se distille ici en phrases vaines, en sentences creuses, en formules stériles. J'ai quelquefois pensé que la rédaction de ces pages, était un remplaçant de la vie, était une variété de l'onanisme, une ruse de l'égoïsme couard, une manière d'échapper au devoir, de tromper la société et la Providence."

H.-F. Amiel, Journal intime, 13 juillet 1860.

Il y a vingt ans, jour pour jour, je commençais un journal intime. Moins d'une semaine plus tard, des Allemands abattaient une cloison - et on en fait encore tout un plat aujourd'hui. Moi, au contraire, discrètement, je construisais mon Mur, comme Bob Geldof dans le film de Pink Floyd.

Le samedi 4 novembre 1989, j'avais douze ans, un appareil dentaire et des parents en instance de divorce. Je venais de lire le Journal d'Anne Frank. J'aurais pu en concevoir une horreur farouche pour l'Allemagne nazie et la barbarie humaine, m'accrocher une main jaune "Touche pas à mon pote" - c'était encore la mode - et faire un exposé en classe sur la déportation des Juifs (j'aurais sûrement eu une bonne note), mais tout ce que cette lecture m'a apporté, c'est le désir d'avoir moi aussi un cahier pour y consigner ma petite vie. Anne Frank tenait un journal pour oublier qu'elle vivait recluse dans quelques mètres carrés ; moi qui aurais pu bénéficier de toute la liberté dont peut rêver un gamin de douze ans, je me suis caché dans mon journal. Comme un rat. J'étais à la fois la pauvre petite Juive terrifiée et le grand méchant nazi - le prisonnier et son geôlier.

Oh, les premiers temps, c'était encore la liberté surveillée : trop fainéant pour me contraindre à une tenue régulière de ce journal, j'en venais à l'oublier. De loin en loin, parce que je n'avais rien d'autre à faire, ou parce que je pensais que la journée que je venais de vivre en valait le coup, je revenais à mon cahier. Un week-end à Paris avec mes parents - à l'époque, c'était encore magique, pour un petit provincial, d'aller à Paris - ou la femme de ma vie (Rachel Gougeon, rousse flamboyante, classe de 5ème 204 au lycée Jacques-Monod) qui s'était retournée pendant le cours de maths pour me demander du Blanco : voilà le genre d'événements capitaux que je me devais de consigner soigneusement. Mais pour le reste, j'étais peu attentif. Je laissais filer les jours, tous semblables, et les semaines, et puis les mois aussi. Au cours de l'année 1991, mon activité de diariste m'est totalement sortie de la tête. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé pour que le jeudi 30 avril 1992, je m'empare d'un nouveau cahier (petit format, grands carreaux, 48 pages - je restais modeste) et que je revienne au journal intime sans plus jamais l'abandonner. Je veux dire, plus un seul jour. C'est peut-être la seule fois de ma vie où j'ai fait preuve de constance... et désormais, il n'y a rien à faire : je me traîne ce boulet au pied où que j'aille. 30 avril 92, je ne risque pas de l'oublier : ce jour-là, j'ai pris perpète.

Je ne sais pas à quoi je pensais, ni le 4 novembre 89, ni le 30 avril 92 - qu'est-ce que j'avais en tête, bon Dieu, quand j'ai commencé à raconter ma petite vie sur un cahier ? Un an auparavant, déjà, j'avais trouvé ma voie en lisant L'Île au trésor : je serai écrivain. J'aurais pu choisir grand voyageur, pirate ou unijambiste, mais j'ai pris le parti le moins aventureux : bien calé dans mon fauteuil, je raconterai des histoires - ça me dispensera de les vivre.

Le plus drôle, c'est qu'à cet âge-là, je croyais que j'étais de la race de ceux qui agissent. Je pensais qu'il n'y avait qu'à attendre, que j'étais encore un peu jeune et trop timide, mais que moi aussi, je connaîtrais des passions amoureuses, que je voyagerais, que j'accomplierais de grandes choses. Comme n'importe qui de normalement constitué. Ah ! C'te bonne blague...

J'ai passé la scolarité la plus sage qui soit. Quand mes camarades de classe se retrouvaient après les cours pour traîner, draguer les filles, jouer au baby-foot ou sniffer de l'eau écarlate, quand tout le monde était invité à la boum de Ludo, devinez qui rentrait seul chez lui ? Oh, épargnez-moi vos larmes, hein ! Je n'avais aucune envie de traîner avec les gens de ma classe, qui me considéraient comme un crétin et recherchaient toujours des moyens faciles pour me ridiculiser. J'étais bien content de rentrer tout seul, c'était des ennuis en moins. Il y a juste que j'aurais bien aimé tenir la main d'une fille de temps en temps, sur le chemin - mais de toute façon, une fois de retour chez moi, je n'aurais pas su quoi en faire. Non, l'essentiel, c'était que chez moi, j'étais sûr de retrouver mon seul véritable ami, ma seule véritable maîtresse : mon journal intime.

Ce que je voulais, c'était pouvoir retrouver, à tout moment, tout ce que j'avais pu faire dans mon passé. Je n'ai jamais vraiment vécu au présent : j'écris mon journal pour pouvoir me relire dans le futur, et me souvenir - je vis donc dans le passé d'un moi illusoire qui me redécouvrirais grâce à ces cahiers. Mais pour me redécouvrir, il faudrait qu'entre-temps, j'aie quelque peu changé... et ça ne risque pas d'arriver, vu que je suis fossilisé ! Bien que je sois devenu aujourd'hui le Raphaël Juldé du futur pour lequel j'écrivais ce journal il y a vingt ans - je suis toujours ce même adolescent qui écrit à l'attention de la grande personne qu'il deviendra plus tard. Oui, mais voilà ; quand j'avais quinze ans, je n'osais pas parler aux filles de mon âge, de peur qu'elles se foutent de moi (ou de peur qu'elles acceptent mon invitation, qui sait ?), et aujourd'hui que j'en ai trente-deux, je suis un adolescent timide entouré d'adultes de son âge. Plus de connexion possible avec les filles du lycée (il ne s'agit pas de plaisanter avec ça, en ces temps de pédophilophobie généralisée), et les gens de mon âge me sont étrangers.

Très vite, ce que j'ai voulu fixer sur mon journal, ce sont les filles que je voyais au collège, au lycée, dans la rue... Comme je ne pouvais pas les aborder, il fallait bien que je les possède, d'une manière ou d'une autre. Alors, comme un coléoptériste, je me suis mis à les punaiser dans ma vitrine intime. Le temps que j'ai pu passer, en salle de classe, dans la cour du lycée, à la bibliothèque municipale, à l'université, à me retourner sur les épaules ou les mollets des filles, à capter un sourire et à vouloir le conserver à jamais en mémoire, à me brûler les rétines devant des regards océan... J'aurais dû être photographe, ou filmer ma vie : quand je feuillette d'anciens cahiers de mon journal, ce qui me manque, ce sont les images. J'aurai beau m'échiner sur mon stylo ou sur mon Packard Bell, je ne parviendrai jamais à retrouver l'émotion de l'instant.

Mon rêve aurait été de pouvoir dessiner ressemblant. Pouvoir, en trente seconde, immortaliser ma vision d'un simple griffonnage. C'est raté. Je ne vois pas vraiment à quoi me sert d'avoir un "bon coup de crayon", comme on dit, de savoir faire quelques petits dessins amusants - si je suis incapable de faire un véritable portrait. Je suis peut-être l'un des seuls voyeurs à ne pas savoir regarder.

Donc j'écris, j'écris, et les cahiers s'accumulent : j'en suis au trente-et-unième. Aujourd'hui, j'ai même compliqué l'exercice, puisque je continue de rédiger mon journal au stylo, pour ensuite le taper sur ordinateur. Je me suis même amusé à recopier tous mes anciens cahiers sous Word. Qui a dit "monomaniaque" ?

Vous voulez des chiffres ? Eh bien nous en sommes à 3373 pages de cahier, ou sur PC 3170 pages en Times New Roman corps 12, simple interligne.

Le plus vicieux là-dedans, c'est que je ne peux m'empêcher d'imaginer un jour publier ce journal, tout mal foutu soit-il. Tout inintéressant, vide, immature et obsessionnel soit-il. Et durant les cinq années où je l'ai mis en ligne sur Internet, la plupart des réactions que j'en ai reçu étaient favorables. Génial, cette vie de raté, de mec qui n'accomplit rien, qui n'y arrive tout simplement pas, quoi qu'il fasse - on dirait un personnage fictif ! Mais non, il existe bel et bien, et aucun détail de son quotidien ne vous est épargné. Ah ! Le succès que j'ai eu ! Et d'un autre côté, je me suis définitivement grillé auprès de quelques Lavalloises qui, si elles ignoraient jusque là avoir affaire à un voyeur, n'en ont plus douté une seconde par la suite. Gloire et déchéance/héros et paria : vie et mort d'un cancrelat qui rêvait d'humanité. Kafka avait imaginé un homme qui se réveillerait transformé en scarabée ; je suis un scarabée qui se prend pour un homme.

Donc : vingt ans, et puis quoi ? Qu'est-ce qu'on trouve dans ces milliers de feuillets, dans cette vingtaine d'années de vie ? Pas grand-chose, et surtout pas de la vie. L'histoire d'un gamin devenu adulte, et qui essaie pitoyablement d'être un peu en vie, comme tout le monde. Mais qui ne vit réellement que lorsqu'il est seul, face à sa page blanche, et qu'il écrit. Les contacts avec l'extérieur sont la plupart du temps voués à l'échec, ou à la déception. C'est mon autisme, ce journal.

Et les vingt ans à venir, alors, que raconteront-ils ? Sans doute pas grand-chose non plus, si je parviens à vivre sans vivre encore suffisamment longtemps. Ah, une petite piste, tout de même : nous sommes le mercredi 4 novembre 2009, j'ai trente-deux ans, une calvitie et des parents divorcés, et dans deux jours, mon premier livre sera publié. Modeste ouvrage d'histoire locale écrit en collaboration, mais qui marque une date, tout de même. Il va me falloir sortir de moi un peu, me sociabiliser quelque temps, peut-être faire face à une petite gloire locale, avant de revenir au silence. À moins que je ne prenne goût à la lumière, qui sait ?



"En attendant un peu de loisir et de délire, je me rabats sur ce carnet, qui n'a pas besoin, pour être continué, de l'approbation d'autrui et de la publicité. Il est ce que j'entretiens de plus efficace contre la désolation."

Henri Thomas, Carnets, 22 juillet 1936.