jeudi 19 juillet 2012

Le poète du caillou

[A la manière des célèbres "portraits" du journal Libération, le magazine Zapoï a décidé de proposer à ses lecteurs des portraits définitifs d'artistes méconnus ou incompris. Aujourd'hui, pointons notre focale sur Henri Gendron, admirable sculpteur que nos amis d'Orléans connaissent peut-être, mais ce sont bien les seuls...]

Il ne paye pas de mine avec sa taille modeste, son sourire timide et son pantalon de velours côtelé abîmé par les ans. L’air du grand-père qu’on a tous connu, qui joue aux boules le dimanche, qui fait « chabrot » dans les repas de famille et qui se contente, pour toute lecture, de la page « obsèques » du journal local…

Pourtant, regardez-le plus attentivement. Oubliez les mains calleuses et les larges épaules du travailleur manuel, ou plutôt, considérez-les en y ajoutant la flamme étincelante qui anime ce beau regard bleu azur : vous y verrez l’âme d’un poète.

Né en 1925, Henri Gendron a fêté le mois dernier ses quatre-vingt-sept ans, en compagnie de ses cinq enfants, de ses douze petits-enfants et de ses trois arrière-petits-enfants. Grand-père, il l’est donc, et plusieurs fois. Travailleur manuel, il l’a été aussi, de l’âge de quatorze ans jusqu’à sa retraite, en 1985. « Riton », comme l’appellent tous ses amis, était conducteur de chantier des Ponts et Chaussées – ce qu’on appelait encore, lorsqu’il a commencé en 1939, un « cantonnier ». Un vrai travail de forçat, et qui laisse peu de loisirs. Pourtant, c’est sur les routes et les sentiers du Loiret, son pays natal, que le jeune homme, trop tôt retiré des bancs de l’école, sans doute, s’est éveillé à l’art et à la poésie. La route, n’est-ce pas l’endroit idéal pour voyager, même mentalement ? Il commença par remplir des cahiers d’écolier, de sa belle écriture appliquée, de poèmes certes maladroits, mais où pointait déjà une volonté d’exprimer des « choses du dedans », comme il le dit dans un sourire. Malheureusement, ces cahiers ont disparu pendant la guerre, quand notre « Riton » a dû quitter le domicile familial pour partir travailler en Allemagne, pour le compte du S.T.O.

Est-ce la condition, encore plus rude, du travail dans les camps allemands ? Le fait est qu’à son retour à Orléans, où il épouse en 1946 Colette Moulin, Henri Gendron n’écrit plus. Chaque soir, il rentre de son travail les poches pleines de gravier, au grand dam de sa femme. Et le peu de temps libre que lui laisse son travail, il le passe à coller minutieusement ces petits cailloux les uns aux autres. C’est ainsi qu’il représente en miniature la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans, puis une Jeanne d’Arc à cheval, pour son seul plaisir. Mais il fabrique aussi des jouets pour ses enfants : un palais de conte de fées à la petite Marie-Pierre, et au petit Pierre – que de pierres dans cette famille ! – un château-fort pour ses petits soldats.

Timide et peu sûr de lui, Henri Gendron garde d’abord ses petites créations pour lui. De son point de vue, d’ailleurs, il ne s’agit que d’un passe-temps ! D’autres aiment les puzzles, ou les maquettes de bateau… Ce n’est qu’au début des années cinquante que ses œuvres, qui s’accumulent petit à petit dans le grenier de sa maison de Marigny-les-Usages, commencent à interpeler les élus de la région. Il est temps de mettre en avant cet artiste local si discret !

« Le jour où on m’a proposé d’exposer mes petits machins dans le hall de l’hôtel de ville, j’ai cru à une blague ! », confesse « Riton », l’œil rieur. Ce n’en est pas une, mais les « petits machins » exposés, pourtant déjà impressionnants, ne rencontrent pas encore la gloire. À partir de ce jour, Henri Gendron gagne une réputation, certes : celle de la « curiosité » locale. « Il nous faisait marrer, à ramasser ses cailloux le long des chemins, nous dit François P., l’un de ses collègues. C’était comme le Petit Poucet, sauf que lui, il ramassait le gravier au lieu de le semer. On l’appelait le Grand Poucet, avec les copains ! »

La province est parfois bien cruelle avec ses enfants. Le « Grand Poucet » a continué à ramasser ses cailloux, inlassablement, et pas seulement le long des routes du Loiret. Ses œuvres témoignent aussi de ses différents voyages. Quand d’autres passent leurs congés payés à se baigner dans l’Atlantique ou en Méditerranée, lui poursuit son jeu de construction, et les « petits machins » se multiplient. Le viaduc de Morlaix (1954), le Mont Saint-Michel (1959), la Tour Saint-Jacques ou encore Notre-Dame (1967), les remparts de Carcassonne (1969) ne sont que quelques-unes des pièces qui viennent s’ajouter au monde imaginaire d’Henri Gendron. Car c’est bien cela, qu’on a sous les yeux, quand on contemple son œuvre : une sorte de cité miniature, imaginaire, composée d’éléments disparates piochés dans des villes au hasard. C’est la cathédrale de Saint-Pol-de-Léon qui côtoie le château de Chambord, le pont du Gard qui jouxte la Mosquée bleue d’Istanbul (parce qu’à partir des années 80, notre « Riton » a mis à profit sa retraite pour visiter d’autres contrées)… Ce poète du caillou, doux rêveur qui ne voyait dans ses créations qu’une façon de « s’amuser les doigts », selon ses propres termes, a longtemps dû se satisfaire de la condescendance polie de ses concitoyens. C’était un original, rien de plus. Lui-même, d’ailleurs, avec la modestie qui le caractérise, n’aurait jamais pensé que ses œuvres étaient dignes d’intérêt.

Il aura fallu toute la sagacité de Jean-Pierre Pernaud, et son regard aiguisé de professionnel, pour extraire enfin cet artiste méconnu de l’obscurité. Qui mieux que l’aimable présentateur du 13 heures de TF1, cet ami des humbles et des « vrais gens », aurait pu redonner à l’œuvre de « Riton », le « Grand Poucet », toute la lumière qu’elle méritait ? En effet, depuis son passage au journal télévisé au mois de mars dernier, la ville d’Orléans, qui avait oublié qu’elle cachait en son sein un homme si précieux, a organisé une nouvelle exposition des œuvres d’Henri Gendron, qui va devenir, à n’en pas douter, une véritable gloire locale. Qu’en pense l’intéressé ? « Ma foi, s’il y a des gens pour acheter mes petits machins, ça débarrassera le grenier… »

EN 8 DATES:
1925 Naissance à Marigny-les-Usages (Loiret).
1939 Apprenti cantonnier à Orléans (Loiret).
1943 Réquisitionné par le S.T.O. en Allemagne.
1945 De retour en France, reprend son emploi aux Ponts et Chaussées.
1946 Épouse Colette Moulin. Premières œuvres en gravier.
1953 Première exposition à Orléans.
2012 Enfin la reconnaissance tant méritée : passage au 13 heures de TF1, deuxième exposition à Orléans.

Zapoï n°2, juin 2012.

3 commentaires:

Jacques Étienne a dit…

Texte émouvant. La modestie du personnage culmine dans sa dernière phrase et me fait penser que moi aussi j'ai tout plein d’œuvres d'art diverses dans mon garage que je ferais bien de porter à la déchetterie.

Pierre Driout a dit…

C'est vrai que cela nous change de Batman, l'homme chauve-souris qui défouraille sur tout ce qui bouge dans les cinémas ... dans les cinémas !

Pierre Driout a dit…

Mon petit Juldé moi qui te connaît comme le fond de ma poche, je dirais qu'il n'y a pas que Columbine dans la vie ! J'ai toujours eu un faible pour le sanglant Fantômas de Souvestre et Allain ...