Mesdames, messieurs,
Au
nom de toute l’équipe de Zapoï, je
suis heureux de vous accueillir chez Dany pour cette quatrième soirée. En cette
occasion, bien sûr, nous allons rire, nous allons boire (enfin, surtout vous),
nous allons faire des rencontres et peut-être même – qui sait ? –
commettre un attentat à la pudeur ou deux.
Avant
de nous laisser aller à la débauche, j’aimerais tout de même profiter de cette
occasion pour honorer la mémoire d’un homme. Vous le savez sûrement, à Zapoï, nous aimons les hommages. Nous
aimons les célébrations. Bon, déjà parce que ça nous permet de picoler, hein,
on va pas se mentir… Mais aussi parce qu’au fond, sous nos dehors bourrus, on
aime profondément les gens. Si, si. Surtout les anonymes, les gens de l’ombre,
ceux qui n’ont pas eu la chance d’avoir la « couverture médiatique »
qu’ils méritaient. Ceux à qui l’Histoire n’a pas donné leur place.
L’homme
à qui je veux rendre hommage ce soir fait partie de ces grands oubliés. Cet homme,
c’est Jean-Noël Gerboin, qui vient de nous quitter, terrassé par une crise
cardiaque dans sa soixante-troisième année.
Qui
était Jean-Noël Gerboin ? Qu’a-t-il fait ?
Eh
bien, mesdames, messieurs, Jean-Noël Gerboin a inventé quelque chose. Oh, rien
de gigantesque, et je dirais même rien de véritablement utile – et pourtant,
chaque semaine, partout en France, dans toutes les usines, toutes les
administrations, Jean-Noël Gerboin est volé. Pillé. Sacrifié sur l’autel de la
plaisanterie, du bon mot, de la petite phrase pour faire rigoler les collègues.
Mais
qu’a-t-il inventé, ce Jean-Noël Gerboin ? Vous vous interrogez, vous êtes
pendus à mes lèvres, vous en oubliez presque de boire ! Mesdames,
messieurs, Jean-Noël Gerboin fût tout simplement le premier, alors qu’un
collègue de travail lui demandait : « Comment ça va, ce
matin ? » à avoir répondu : « Comme un lundi. »
Comme
un lundi !
Voilà,
mesdames, messieurs, la trouvaille de Jean-Noël. Une toute petite chose.
C’était le lundi 14 octobre 1985. Retenez bien cette date : 14 octobre
1985. Ce jour-là, au bureau de poste de Sainte-Maur-de-Touraine, où il était
employé au tri, rien ne laissait supposer qu’une phrase historique, qui ferait
bientôt le tour de tous les bureaux, de toutes les usines du pays, allait être
prononcée.
Jean-Noël
raconte la scène, dans ses Mémoires
(dont aucun éditeur, jusqu’à présent, n’a jamais voulu).
« Lundi, comme d’habitude, je me pointe
avec un peu d’avance, le temps de boire un jus avant de me mettre au boulot.
Autour de la machine à café, je salue distraitement Geneviève et Michel.
Celui-ci, comme toujours, me dit : « Alors, Jeannot, comment ça
va ? » Et, comme toujours, je m’apprête à lui répondre :
« Ça va, et toi ? » Mais une inspiration subite me vient, et je
lâche : « Ben… Comme un lundi… » Michel est un peu décontenancé,
ne pige pas tout de suite, et se met à rire bêtement : « Ah ouais,
pas con. Comme un lundi. Ah c’est un bon, le Jeannot ! » Geneviève,
qui a compris tout de suite, elle, porte sur moi un regard intense, brûlant –
comme si elle me voyait pour la première fois… »
Fin de la
citation.
Le lendemain,
alors que le même Michel lui pose la même question, Jean-Noël Gerboin a l’idée
saugrenue de lui offrir la même réponse. Le lendemain. Un mardi. C’est très important :
non seulement, Jean-Noël Gerboin a inventé cette réplique que nous connaissons
tous, que nous employons tous régulièrement – mais il a aussi inventé la subversion de cette réplique : le
fait de répondre « comme un lundi » alors qu’on est mardi, ou même
vendredi…
Alors, une
question reste à poser : comment se transmettent les choses ? Les
petites phrases, les blagues de Toto, les chansons de Bali-Balo que l’on
connaît tous par cœur, sans être capable de citer le nom de leur auteur ?
Comment, après ce lundi 14 octobre 1985, date historique, mais que vous ne
trouverez dans aucun livre d’histoire – comment après ce lundi 14 octobre 1985
cette réplique s’est-elle répandue ? Selon quels réseaux, quels circuits
souterrains, de quelle bouche à quelle oreille ?
Le fait est
que notre Jean-Noël a longtemps cru que cette plaisanterie, qui lui valût une
popularité immédiate dans le petit bureau de poste de Sainte-Maur-de-Touraine
(et une liaison passionnée avec sa collègue Geneviève), ne circulait qu’en vase
clos. Qu’il n’y avait qu’ici, dans ce bureau de poste, que chaque semaine, le
même rituel se répétait :
‒ Comment ça
va ?
‒ Comme un
lundi !
Ce n’est que
le 6 avril 1992 que Jean-Noël s’est aperçu qu’il y avait un problème. Ce
jour-là, il commençait son travail dans un nouveau bureau de poste, avec une
nouvelle équipe, dans la ville de Saumur où il venait de s’installer. Il y
avait bien longtemps qu’il avait renoncé à sa petite plaisanterie, qui ne
faisait plus rire grand monde. Alors, quelle ne fût pas sa surprise lorsque,
demandant négligemment à l’un de ses nouveaux collègues comment il allait, il
entendit celui-ci répondre : « Comme un lundi ! »
Ce fût comme
un cauchemar. Incrédule, il se mit à creuser les choses, à s’informer auprès
d’amis qui travaillaient dans d’autres administrations – et bientôt, il
s’aperçut que tout le monde utilisait cette réplique. Cette réplique qu’il
avait inventée. Son bébé !
Mais comment
en revendiquer la paternité ? Il aurait fallu déposer cette phrase, signer
un copyright ! Comment aurait-il pu y songer ? Outrageusement pillé,
cambriolé au quotidien par tout ce que la France compte de salariés, Jean-Noël
Gerboin connut alors une descente aux enfers. Alcoolisme, divorce,
licenciement, rhume des foins… Rien ne lui fût épargné.
C’est dans la
misère, la solitude et la déprime que Jean-Noël Gerboin vécut les dernières
années de sa vie, de petit boulot en petit boulot, dans toutes les régions de
France. Et chaque fois, en entendant ses collègues prononcer cette fameuse
réplique, SA réplique, il serrait les poings, ravalait sa rancœur.
Jean-Noël
Gerboin est mort dans l’indifférence générale, oublié de tous. Alors mesdames,
messieurs, s’il vous plaît, en retournant au travail lundi, quand vos collègues
vous demanderont « Comment ça va ? », ayez une petite pensée
pour Jean-Noël Gerboin.
Je vous
remercie.
Texte lu à la soirée Zapoï,
le 28 juin 2013.
3 commentaires:
Les historiens sérieux contestent formellement cette version des faits ; certains disent que Laval est féconde en plaisantins de tous poils ...
P.S Ceci dit Gerboin aurait pu laver son honneur sur le pré à 6h du matin et mourir d'une belle mort pour défendre son copyright (TM).
J'ai encore plus ri en le lisant, à jeun...
"Ces zombies manquent de vie"
Nous dit Le Parisien au sujet du dernier opus de Brad Pitt ! Gerboin était-il un zombie sans le savoir ?
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