« Un poète ayant rimé,
IMPRIMÉ
Vit sa Muse dépourvue
De marraine, et presque nue :
Pas le plus petit morceau
De vers… ou de vermisseau. »
Tristan Corbière, À
Marcelle.
Je
dois vous avouer quelque chose : cette semaine, j’ai bien failli ne pas
vous donner votre dose hebdomadaire de bavardages littéraires. Je n’avais
aucune idée de sujet, ou vaguement, et ceux auxquels je pensais ne
m’emballaient pas plus que ça… J’écris généralement cette chronique le
mercredi, mais d’habitude, j’ai décidé de son thème dès le lundi ou le mardi.
Cette fois, le mercredi à une heure de l’après-midi, je ne savais toujours pas
de quoi j’allais parler.
La
page blanche et l’« angoisse » qui l’accompagne font partie de la vie
de l’écrivain. Il doit fréquemment trouver des techniques pour combattre les
pannes d’inspiration. Beaucoup ont des petits « trucs » qui leur
permettent de déjouer les pièges de la sécheresse littéraire. Choisir pour
sujet d’une chronique cette page blanche est un truc comme un autre. Je n’ai
pas d’idées ? Écrivons sur notre manque d’idées : avec un peu de
chance, le lecteur n’aura rien remarqué.
Bon,
comme je joue cartes sur table avec vous et que je vous explique mes petits
trucs, vous l’avez évidemment remarqué. Mais faites comme si vous n’aviez rien
vu…
Comme
les magiciens, les écrivains n’aiment pas trop montrer leurs
« trucs ». La composition d’une œuvre doit rester un mystère, une
étrange mixture d’alchimiste impénétrable aux profanes… Je profite du fait
d’être encore un écrivain en herbe pour dévoiler certaines choses. Quand
j’aurai pondu cinq ou six Goncourt, faudra plus venir me demander quoi que ce
soit.
Le
thème de la page blanche et du procédé original pour la vaincre a d’ailleurs
nourri quelques ouvrages, dont le plus célèbre est sans doute celui de Raymond
Roussel, Comment j’ai écrit certains de
mes livres. Dans ce livre, l’auteur d’Impressions
d’Afrique juge utile d’expliquer sa technique de travail, « car j’ai l’impression que des
écrivains de l’avenir pourraient peut-être l’utiliser avec fruit. »
Cette technique, consistant à prendre deux mots presque identiques, comme billard et pillard, et à les mêler dans une phrase à des mots semblables mais
pris dans deux sens différents, lui permettait, pour relier la première phrase
à la dernière, de dresser un scénario qui constituerait alors un récit à part
entière.
« En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci :
1°
Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard…
2°
Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard.
Dans la première phrase,
« lettres » était pris dans le sens de « signes
typographiques », « blanc » dans le sens de « cube de
craie » et « bandes » dans le sens de « bordures ».
Dans la seconde,
« lettres » était pris dans le sens de « missives »,
« blanc » dans le sens d’« homme blanc » et
« bandes » dans le sens de « hordes guerrières ».
Les deux phrases
trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et
finir par la seconde. »
On connaît
aussi la fameuse recette de Tristan Tzara pour « faire un poème dadaïste » :
« Prenez un journal.
Prenez des ciseaux.
Choisissez dans ce
journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème.
Découpez l’article.
Découpez ensuite avec
soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-les dans un sac.
Le poème vous
ressemblera.
Et vous voilà un
écrivain infiniment original et d’une sensibilité charmante, encore
qu’incomprise du vulgaire. »
Bien
évidemment, ces « procédés », celui de Raymond Roussel comme celui de
Tristan Tzara, n’ont été utilisés que pour l’occasion. Raymond Roussel n’a
jamais eu besoin de choisir des mots phonétiquement proches et de les associer
à des mots semblables pris dans des sens différents pour écrire ses textes, à
l’exception précisément de ceux qu’il présente dans Comment j’ai écrit certains de mes livres. Et le seul poème
dadaïste que Tristan Tzara ait jamais écrit en découpant des mots dans un
journal est celui qui suit la recette citée plus haut.
Il
n’empêche que la contrainte est une méthode de création qui fera date,
notamment à l’OuLiPo, l’Ouvroir de Littérature Potentielle créé en 1960 par
Raymond Queneau et François Le Lionnais. Le lipogramme, qui consiste à écrire
un texte sans employer une lettre choisie au préalable (l’exemple le plus
célèbre étant La Disparition de
Georges Perec, roman écrit sans la lettre e) ; ou encore la méthode S + 7,
qui revient à remplacer chaque substantif par le septième qui le suit dans le
dictionnaire, La Cigale et la fourmi devenant
La Cimaise et la fraction, sont
autant de procédés utilisés par les oulipiens pour créer.
Il y en a des
dizaines d’autres, depuis l’abécédaire (« A
Brader : Cinq Danseuses En Froufrou (Grassouillettes), Huit Ingénues
(Joueuses) Kleptomanes Le Matin, Neuf (Onze Peut-être) Quadragénaires
Rabougries, Six Travailleuses, Une Valeureuse Walkyrie, X Yuppies
(Zélées) ») jusqu’au
palindrome, en passant par la littérature combinatoire, qui a permis à Raymond
Queneau d’écrire ses Cent mille milliards de poèmes…
La contrainte littéraire est une bonne façon
de remplir une page, et un exercice inévitable dans tout atelier d’écriture qui
se respecte.
Et voilà que cette chronique, censée traiter
de la page blanche et des affres de l’écrivain en panne d’inspiration, en est
venue à parler de la littérature à contraintes, ce qui m’a permis de faire d’une
pierre deux coups.
Pas mal, pour un texte qui m’est venu d’un
manque d’idée…
1 commentaire:
Je le savais qu'il y avait un truc !
Enregistrer un commentaire