jeudi 27 juin 2013

La page blanche



« Un poète ayant rimé,
             IMPRIMÉ
Vit sa Muse dépourvue
De marraine, et presque nue :
Pas le plus petit morceau
De vers… ou de vermisseau. »
Tristan Corbière, À Marcelle.


            Je dois vous avouer quelque chose : cette semaine, j’ai bien failli ne pas vous donner votre dose hebdomadaire de bavardages littéraires. Je n’avais aucune idée de sujet, ou vaguement, et ceux auxquels je pensais ne m’emballaient pas plus que ça… J’écris généralement cette chronique le mercredi, mais d’habitude, j’ai décidé de son thème dès le lundi ou le mardi. Cette fois, le mercredi à une heure de l’après-midi, je ne savais toujours pas de quoi j’allais parler.
            La page blanche et l’« angoisse » qui l’accompagne font partie de la vie de l’écrivain. Il doit fréquemment trouver des techniques pour combattre les pannes d’inspiration. Beaucoup ont des petits « trucs » qui leur permettent de déjouer les pièges de la sécheresse littéraire. Choisir pour sujet d’une chronique cette page blanche est un truc comme un autre. Je n’ai pas d’idées ? Écrivons sur notre manque d’idées : avec un peu de chance, le lecteur n’aura rien remarqué.
            Bon, comme je joue cartes sur table avec vous et que je vous explique mes petits trucs, vous l’avez évidemment remarqué. Mais faites comme si vous n’aviez rien vu…
            Comme les magiciens, les écrivains n’aiment pas trop montrer leurs « trucs ». La composition d’une œuvre doit rester un mystère, une étrange mixture d’alchimiste impénétrable aux profanes… Je profite du fait d’être encore un écrivain en herbe pour dévoiler certaines choses. Quand j’aurai pondu cinq ou six Goncourt, faudra plus venir me demander quoi que ce soit.
            Le thème de la page blanche et du procédé original pour la vaincre a d’ailleurs nourri quelques ouvrages, dont le plus célèbre est sans doute celui de Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres. Dans ce livre, l’auteur d’Impressions d’Afrique juge utile d’expliquer sa technique de travail, « car j’ai l’impression que des écrivains de l’avenir pourraient peut-être l’utiliser avec fruit. » Cette technique, consistant à prendre deux mots presque identiques, comme billard et pillard, et à les mêler dans une phrase à des mots semblables mais pris dans deux sens différents, lui permettait, pour relier la première phrase à la dernière, de dresser un scénario qui constituerait alors un récit à part entière.

            « En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci :
            1° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard…
            2° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard.
            Dans la première phrase, « lettres » était pris dans le sens de « signes typographiques », « blanc » dans le sens de « cube de craie » et « bandes » dans le sens de « bordures ».
            Dans la seconde, « lettres » était pris dans le sens de « missives », « blanc » dans le sens d’« homme blanc » et « bandes » dans le sens de « hordes guerrières ».
            Les deux phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde. »
           
On connaît aussi la fameuse recette de Tristan Tzara pour « faire un poème dadaïste » :

            « Prenez un journal.
            Prenez des ciseaux.
            Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème.
            Découpez l’article.
            Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-les dans un sac.
            Le poème vous ressemblera.
            Et vous voilà un écrivain infiniment original et d’une sensibilité charmante, encore qu’incomprise du vulgaire. »
           
            Bien évidemment, ces « procédés », celui de Raymond Roussel comme celui de Tristan Tzara, n’ont été utilisés que pour l’occasion. Raymond Roussel n’a jamais eu besoin de choisir des mots phonétiquement proches et de les associer à des mots semblables pris dans des sens différents pour écrire ses textes, à l’exception précisément de ceux qu’il présente dans Comment j’ai écrit certains de mes livres. Et le seul poème dadaïste que Tristan Tzara ait jamais écrit en découpant des mots dans un journal est celui qui suit la recette citée plus haut.
            Il n’empêche que la contrainte est une méthode de création qui fera date, notamment à l’OuLiPo, l’Ouvroir de Littérature Potentielle créé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais. Le lipogramme, qui consiste à écrire un texte sans employer une lettre choisie au préalable (l’exemple le plus célèbre étant La Disparition de Georges Perec, roman écrit sans la lettre e) ; ou encore la méthode S + 7, qui revient à remplacer chaque substantif par le septième qui le suit dans le dictionnaire, La Cigale et la fourmi devenant La Cimaise et la fraction, sont autant de procédés utilisés par les oulipiens pour créer.
Il y en a des dizaines d’autres, depuis l’abécédaire (« A Brader : Cinq Danseuses En Froufrou (Grassouillettes), Huit Ingénues (Joueuses) Kleptomanes Le Matin, Neuf (Onze Peut-être) Quadragénaires Rabougries, Six Travailleuses, Une Valeureuse Walkyrie, X Yuppies (Zélées) ») jusqu’au palindrome, en passant par la littérature combinatoire, qui a permis à Raymond Queneau d’écrire ses Cent mille milliards de poèmes
La contrainte littéraire est une bonne façon de remplir une page, et un exercice inévitable dans tout atelier d’écriture qui se respecte.
Et voilà que cette chronique, censée traiter de la page blanche et des affres de l’écrivain en panne d’inspiration, en est venue à parler de la littérature à contraintes, ce qui m’a permis de faire d’une pierre deux coups.
Pas mal, pour un texte qui m’est venu d’un manque d’idée…

1 commentaire:

Pierre Driout dit le charlatan a dit…

Je le savais qu'il y avait un truc !