« Shéhérazade,
en cet endroit, apercevant le jour, cessa de poursuivre son conte, qui avait si
bien piqué la curiosité du sultan, que ce prince voulant absolument en savoir
la fin, remit encore au lendemain la mort de la sultane. »
Anonyme, Les Mille
et une Nuits.
Vous
êtes nombreux, après ma dernière chronique, à m’avoir demandé :
« Mais alors ? Qu’est-ce qu’il se passe ensuite ? Comment diable
t’es-tu extirpé de ce fichu pétrin ? Grâce à quel stratagème, à quel deux ex machina, n’as-tu pas fini en
cure-dents pour crocodiles ? »
(Non,
en fait, vous n’avez pas été nombreux à me le demander, cette phrase n’est
qu’un procédé littéraire. Aujourd’hui, les gens réclament la transparence
absolue, je me dois donc d’être le plus honnête possible !)
Oui,
vous réclamez la suite, et vous avez raison. De tout temps, les hommes – comme
écrirait un adolescent pour introduire le sujet de son devoir de philo (bonne
chance pour le bac, les p’tits gars !) – de tout temps, donc, les hommes
ont voulu connaître la suite de l’histoire. Fallait pas commencer. Fallait pas
commencer à leur raconter des choses, et les laisser en plan au moment le plus
palpitant, suspendus au-dessus du vide dans une cage de bambous. Ça se fait
pas. C’est trop abusé.
Les
gens ont le droit de savoir.
La
pire blague qu’un auteur puisse faire à ses lecteurs est de mourir en laissant
une œuvre inachevée. C’est d’une grande impolitesse, et le signe d’un
laisser-aller honteux. Ne jamais rendre son dernier souffle avant le point
final !
Au
Moyen Âge, époque bénie où les notions de droit d’auteur et de propriété
intellectuelle de l’œuvre étaient inconnues (c’est Alain Minc qui aurait été
heureux !), les récits inachevés ne le restaient pas longtemps. On ne
parlait pas de « suite », mais de « continuation ». Ainsi,
lorsque Chrétien de Troyes mourut maladroitement avant d’avoir achevé le Conte du Graal, en 1180, il laissa son
héros Perceval, et tout le royaume de Camelot, face à une question sans
réponse, cette question que Perceval n’avait pas osé poser au château du Roi
Pêcheur, lorsqu’il vit passer le cortège du graal : « Qui sert-on de
ce graal ? » Une question en apparence sans intérêt – imaginez
que vous teniez votre lecteur en haleine en racontant un repas de famille :
vous voyez passer un plateau, vous vous demandez qui va se servir en premier.
Et paf ! Vous mourez avant d’avoir donné la réponse. Ce n’est pas tout à
fait comme si Madame Michu s’était faite trucider et que vous aviez cassé votre
pipe avant d’avoir livré le nom de l’assassin ! Et pourtant…
Et
pourtant, s’il y a un récit dont l’inachèvement a tourmenté l’histoire
littéraire, c’est bien le Conte du Graal.
Et cette bête question « do graal
cui l’an en servoit » ne pouvait pas rester sans réponse. C’était un
suspense bien plus insoutenable que d’être suspendu dans une cage au-dessus du
vide !
La
première continuation du Conte du Graal,
dite Continuation Gauvain, du
pseudo-Wauchier de Denain, écrite à la fin du XIIe siècle, oublie
presque totalement Perceval et se concentre sur Gauvain, en apportant de
nombreuses modifications à la trame narrative élaborée par Chrétien de Troyes.
C’est ensuite un roman allemand, le Parzifal
de Wolfram von Eschenbach (vers 1203-1204), qui s’inspire du récit originel du
Champenois. La Deuxième Continuation,
ou Continuation Perceval (vers
1205-1210) se recentre sur le héros de Chrétien de Troyes, et ouvre la voie
vers une christianisation du Graal. Robert de Boron, dans son Roman de l’Histoire du Graal, fixera
cette christianisation, en s’inspirant à la fois de Chrétien de Troyes et de
Wace, et en imposant la figure de Merlin, serviteur de Dieu – le Graal étant
désormais associé à une relique. Cette christianisation ne cessera de se
confirmer par la suite, jusqu’au cycle du Lancelot-Graal
en prose et sa Quête du Saint Graal
(vers 1220).
« La
suite ! La suite ! »
On
se souvient tous des Mille et une Nuits,
et de l’idée géniale qui a germé dans la tête de Shéhérazade : promise au
sultan Shahryar qui a l’habitude de faire exécuter chaque matin la femme qu’il
a épousée la veille – afin de lui éviter la tentation de le tromper – elle lui
raconte chaque soir une histoire dont la suite est reportée au lendemain. Le
pauvre sultan, soumis à la torture du suspense, est bien obligé de la garder en
vie, s’il veut connaître le fin mot de l’histoire. Ainsi, devant un récit qui
nous prend aux tripes et qu’on ne peut lâcher, nous sommes tous un peu des
sultans. De malheureux sultans, souffrant de la soif inextinguible d’en savoir
toujours plus. « La suite ! La suite ! »
Donc,
oui : votre désir de m’entendre raconter la suite de mes aventures
palpitantes est tout à fait légitime.
3 commentaires:
Salope de Juldé !
Au sujet du Sultan et de ses modernes Shéhérazades, as-tu Raphaël suivi l'histoire de Cyril de Lalagade et ses esclaves sexuels ?
http://www.20minutes.fr/societe/1170829-20130610-proces-cyril-lalagade-viols-actes-torture-barbarie-a-huis-clos
Hum... Voilà ce qui arrive quand on ne sait pas raconter d'histoires...
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