« L’œuvre
géante de Gutenberg qui domine notre histoire est la seule qui se puisse mettre
de plain-pied avec celle des établissements du phonographe et du
Cinématographe. »
François Dussaud, Depuis
Gutenberg…, 1906.
Faut-il pendre les cinéastes qui
adaptent des œuvres littéraires ?
Quand
j’étais jeune (et je l’étais encore il n’y a pas très longtemps), je ne pouvais
pas m’empêcher, à chaque fois que j’allais voir l’adaptation cinématographique
d’un roman que j’avais lu, de m’offusquer de toutes les petites différences que
je remarquais. Toutes, peut-être pas, j’avais une certaine indulgence : je
savais bien qu’il n’était pas possible de représenter à l’écran tout ce que l’auteur avait mis dans son
livre. Il n’empêche qu’à chaque fois que le cinéaste avait délibérément choisi
de modifier le scénario du livre, alors que de toute évidence, rien ne
l’empêchait de le suivre – j’étais scandalisé. « Eh, mais c’est pas comme
dans le bouquin ! », combien de fois n’ai-je pas prononcé cette
phrase, courroucé, les phalanges translucides à force de serrer mes petits
poings de gentil blondinet ? Une bonne adaptation, c’était une adaptation
fidèle. Si c’est pas comme dans le bouquin, c’est raté.
Une
bonne adaptation, est-ce une adaptation fidèle ?
Est-ce
qu’adapter, c’est tromper ?
Si
seule la fidélité totale, absolue, à l’œuvre littéraire, est un gage de
réussite, alors il n’y a guère que des adaptations ratées… Et si l’on réfléchit
un peu à la question, quel intérêt y aurait-il à retrouver intact, mot pour
mot, image filmée pour « image » écrite, l’œuvre qu’on a lue ?
Oh, parfois, peut-être, notre âme de lecteur se sentirait flattée :
« Ah ! Cette scène qui m’a tant plu dans le livre, comme elle est
bien rendue dans le film ! » Mais à part ça ? C’est tout ?
L’adaptation cinématographique ne serait qu’une illustration, alors ?
Comme les gravures ornant chaque chapitre des romans de Jules Verne chez
Hetzel ?
L’adaptation
cinématographique d’une œuvre littéraire, c’est la rencontre de deux
univers : celui du cinéaste et celui de l’auteur. Comme l’avait remarqué
Alain Absire un jour : quand Visconti adapte Le Guépard de Lampedusa, il crée une œuvre nouvelle – un film de
Visconti. Quand il adapte L’Étranger
de Camus avec une fidélité absolue, il disparaît derrière Camus – le film n’est
qu’une illustration. Si Stanley Kubrick avait suivi paragraphe par paragraphe
les livres de Nabokov, de Stephen King, d’Anthony Burgess ou de Thackeray,
probablement qu’on ne parlerait pas beaucoup aujourd’hui de ses adaptations de Lolita, de Shining, d’Orange mécanique ou
de Barry Lyndon.
Tenez, c’est
un bon exemple. Combien de romans de Stephen King ont été adaptés ?
Peut-être une trentaine, et certains plusieurs fois, à la télévision et au
cinéma. Combien de ces adaptations sont aussi célèbres que le Shining de Kubrick ? Et pourtant,
le lecteur fan de Stephen King, devant l’adaptation de Kubrick, pourrait
s’arracher les cheveux : « Il n’a rien respecté du
roman ! » En fait, non seulement Stanley Kubrick a su respecter
Stephen King (son adaptation n’est pas un pillage en règle de l’œuvre, une
paraphrase), mais il s’est respecté lui-même : il a fait un film de
Stanley Kubrick.
Moralité :
une adaptation n’est pas réussie lorsqu’elle est fidèle à l’œuvre littéraire,
mais lorsqu’elle permet la naissance d’une autre œuvre – une œuvre
cinématographique. Kenneth Branagh a fait une adaptation « fidèle »
(qui ne l’est pas tant que ça, mais passons) du Frankenstein de Mary Shelley. Il a eu beau y mettre De Niro et
Helena Bonham Carter, cela n’aura pas suffi à faire oublier l’adaptation
« infidèle » (qui ne l’est pas tant que ça non plus) de James Whale,
avec Boris Karloff, qui date de 1931 et a ancré la créature du bon docteur
Frankenstein dans l’imaginaire collectif.
Quand un réalisateur
s’empare d’un livre pour l’adapter, ce n’est pas en choisissant de
l’interpréter à sa manière qu’il peut lui être infidèle – c’est en faisant un
film raté. Tout simplement. Quand De Palma choisit d’adapter Le Dahlia Noir de James Ellroy, et qu’il
rate son coup, il fait du tort à l’œuvre originale. C’était son droit de transporter
l’atmosphère noire et poisseuse du roman dans un Los Angeles resplendissant de
paillettes. Après tout, ce n’était pas une mauvaise idée : placer un crime
abominable au milieu d’une ville paradisiaque, souligner le contraste
saisissant entre ces deux mondes, pourquoi pas ? C’était son droit aussi
de ne presque pas exploiter l’obsession nécrophile du récit d’Ellroy – quoique
ce choix s’explique difficilement, un peu comme si un cinéaste décidait
d’adapter Proust sans jamais évoquer le temps qui passe. Ce sont des partis
pris artistiques. Le problème n’est pas là : le problème, c’est qu’il a
raté son film.
Et quand Baz Luhrmann
transforme Gatsby le Magnifique en une
pantalonnade pour cabaret – pillant sans vergogne l’œuvre de Fitzgerald pour en
faire Moulin Rouge 2 – c’est
également un parti pris artistique. Un parti pris qui donne à l’amateur de
Fitzgerald l’envie de frotter vigoureusement les joues du réalisateur avec un
bloc de parpaing (jusqu’à ce que l’amateur de Fitzgerald prenne à nouveau
conscience de ses inoffensifs petits poings de gentil blondinet).
La seule
règle, finalement, quand on adapte une œuvre littéraire, ce n’est pas de rester
fidèle à l’œuvre elle-même : c’est d’être un bon cinéaste, et de faire un
bon film. Que les deux œuvres ainsi créées puissent s’alimenter l’une l’autre,
et dialoguer.
3 commentaires:
Ah ! mon pauvre ami à l'heure du préservatif engrosser un livre avec des images de cinéma c'est toute une affaire ! Croyez-moi Gustave Doré au temps de Hetzel et de ses livres illustrés ne se souciait pas tant que cela de mettre des gants avant de fourrager la littérature avec ses gros doigts gourds ...
P.S : Hollywood la mecque du cinéma : tu sais pourquoi on l'appellait comme cela mon petit Juldé ? C'est parce que beaucoup d'images y furent longtemps prohibées et qu'on se les passait sous le manteau de la censure ...
Et après avoir giflé le réalisateur avec un bloc de parpaing vous le finissez à grands coups de pléonasme ?
Ca y est Raphaël : tu as déchaîné les bons musulmans, les adeptes de la religion pain, amour et fantaisie !
De Sica, à un paysan assis sur une marche en train de manger : « Que manges-tu ? »
Le paysan, l'air triste : « Du pain. »
De Sica : « Et dans le pain ? »
Le paysan : « De l'imagination. »
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