jeudi 20 février 2014

La Lune


Le clair de lune a été la première lumière astronomique. La science a commencé dans cette aurore, et de siècle en siècle elle a conquis les étoiles, l’univers immense. Cette douce et calme clarté dégage nos esprits des liens terrestres et nous force à penser au ciel ; puis, l’étude des autres mondes se développe, les observations s’étendent, et l’astronomie est fondée. Ce n’est pas encore le ciel, et ce n’est déjà plus la Terre. L’astre silencieux des nuits est la première étape d’un voyage vers l’infini.
Camille Flammarion, Astronomie populaire.


            « Alors, toujours dans la Lune ? »
            Bien avant que je ne me passionne pour les traces de pas laissées par Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur le sol lunaire, on interrompait déjà mes rêveries éveillées en évoquant l’astre nocturne et les relations étroites que j’étais supposé entretenir avec lui. Combien d’écrivains et de poètes se sont également entendu dire qu’ils étaient « dans la Lune » ?
            Quoi de plus tentant, en effet, lorsqu’on est coincé dans une salle de classe, dans un bureau bourdonnant ou dans la salle d’attente de Pôle Emploi, que de quitter la pesanteur terrestre pour s’envoler vers ce disque blond, paisible, qui ignore la gravité ?
            Ce qu’il y a de fascinant, avec la Lune, c’est que même la mission Apollo XI n’a pas rendu obsolètes les récits de voyages lunaires qui l’ont précédée. Même piétinée par l’homme, cartographiée, épuisée, elle reste un mystère. Au fond, les trois astronautes de la mission sont des personnages de Jules Verne, eux aussi, rien de plus. D’ailleurs, il y a encore des théoriciens du complot qui soutiennent sérieusement que l’alunissage a été filmé par Stanley Kubrick dans un studio d’Hollywood, et que Neil Armstrong n’a jamais marché sur la Lune. Dans la famille Armstrong, on a le chic pour ne pas faire les choses. On ne marche pas sur la Lune, on ne gagne pas sept Tours de France d’affilée. À la rigueur, on joue de la trompette.
            Le premier à avoir marché sur la Lune grâce à une machine appelée littérature, c’est Lucien de Samosate, au IIe siècle. À l’époque, le voyage se faisait encore en navire, l’air était parfaitement respirable et les armées d’Endymion, le roi de la Lune, étaient en guerre contre celles de Phaéton, le roi du Soleil. Lucien annonce d’emblée que son récit est un mensonge, une fiction : « J’écris donc sur des choses que je n’ai pas vues, que je n’ai pas vécues, que je n’ai point apprises de tiers, et qui en outre n’existent absolument pas et ne peuvent pas le moins du monde se produire. Voilà pourquoi les lecteurs ne doivent en aucune façon y croire. »
            Dans le Roland furieux, Astolphe rejoint la Lune dans un char volant, et l’on y retrouve les Parques en train de dévider les fils de nos mortelles existences. « Il serait trop long de parler dans mes vers de toutes les choses qui lui furent montrées, écrit L’Arioste, car après en avoir noté mille et mille, je n’aurais pas fini. On trouve là tout ce qui peut nous arriver. Seule, la folie ne s’y trouve point ; elle reste ici-bas, et ne nous quitte jamais. »
            Quand il envoie sur la Lune son héros, Dominique Gonzales, au milieu du XVIIe siècle, Francis Godwin – pas le Godwin du point du même nom – reprend un attelage qui rappelle celui de L’Arioste. Dans The Man in the Moone, il rejette Aristote et adopte la théorie copernicienne. Quelques années plus tard, Savinien Cyrano de Bergerac fait son voyage dans une machine entourée de fusées, dans le simple but de confirmer son opinion selon laquelle « la Lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune. » Et ce qui commence comme un roman d’aventures se transforme en roman philosophique, les découvertes et les rencontres que fait le narrateur une fois à destination bouleversant les convictions philosophiques du temps.
            La science a fait du chemin quand Jules Verne propulse dans l’espace le président du Gun-Club, Barbicane, son rival le capitaine Nicholl et le Français Michel Ardan. En pleine guerre de Sécession, on s’envoie en l’air dans un obus. Mais l’anticipation doit conserver un peu de réalisme : si l’on tourne bien « autour de la Lune », il n’est plus question de marcher dessus. L’auteur, moins imaginatif, semble-t-il, que les scientifiques du programme spatial Apollo un siècle plus tard, n’a pas su résoudre le problème de l’absence d’air, et ses héros ne peuvent pas quitter leur véhicule. Il n’empêche qu’il a fait voyager ses lecteurs mieux que ne l’aurait fait n’importe quel livre d’astronomie.
            Le dernier voyage littéraire vers la Lune qui nous intéresse est celui que nous propose Norman Mailer, engagé par le magazine Life à couvrir la mission Apollo 11 en 1969. Ce reportage donnera lieu à un récit-fleuve, Moonfire, dans lequel Mailer revisitera non seulement toutes les étapes de la préparation de ce vol, mais aussi toute l’année 69, de Woodstock à l’affaire Charles Manson et des magouilles politiques à l’accident de Ted Kennedy. Et déjà, devant le paysage lunaire enfin réel, enfin concret, on ne peut s’empêcher de croire à un rêve. « Un ciel noir de minuit et pourtant sur le sol lunaire, “on pourrait presque retrousser ses manches de chemise et se faire bronzer, devait dire Aldrin. Je me rappelle avoir pensé : “Bon sang, si je ne savais pas où j’étais, je pourrais presque croire que quelqu’un a créé ce paysage quelque part dans l’Ouest pour nous faire effectuer encore une simulation.” » C’est bon, M. Kubrick, vous pouvez arrêter de vous planquer, personne n’est dupe.
            On lui a déjà si souvent rendu visite, à notre bonne vieille Lune, que finalement, entre la fiction et la réalité, chacun choisira ce qu’il préfère. Elle, ça ne lui fait ni chaud ni froid.


1 commentaire:

Pierre Driout objectif Lune a dit…

Montre-moi ta lune et je te dirai qui tu es, poète !

Beaucoup de poètes sont d'ailleurs amateur de la face cachée des choses ...