Samedi 2
novembre 2013.
Je me lève tôt pour prendre le
train. Voyage sans histoire jusqu’à Montparnasse, en première classe :
lecture du Dernier stade de la soif et sieste, alors que le soleil se
lève et qu’un beau ciel bleu se déploie au-dessus de la campagne sarthoise.
Pour m’épargner les mauvaises surprises, j’ai pris mon hôtel habituel, le Villa
du Maine, rue Ledion. La station Alésia a le bon goût d’être placée à la fois
près de la gare et près de Saint-Michel – elle est faite pour moi…
Il est encore un peu tôt pour que ma
chambre soit prête, je me contente de laisser mes bagages à la réception de
l’hôtel et repars en sens inverse, direction les librairies. Je passe d’un
Gibert à l’autre. Chez Gibert « bleu », j’achète Intérieur de
Thomas Clerc et La Conjuration de Philippe Vasset, livres dont Anthony
m’avait parlé chez Dany l’autre soir. Je fais une pause déjeuner au McDo, et
c’est à ce moment-là que la pluie se met à tomber. Je vieillis, moi :
maintenant, quand je me lève tôt, il me faut mes trois repas par jour…
L’après-midi, je passe à la FNAC des Halles où j’achète la saison 7 de Dexter
et L’Homme qui rétrécit, adaptation de 1957 du roman de Matheson. Et
comme Pierre a lancé un grand débat sur son mur Facebook à propos du manifeste
des « 343 salauds », qui avouent avoir eu recours à des prostituées
ou ne voir aucun inconvénient à le faire, pour s’opposer à la proposition de
loi visant à sanctionner leurs clients, j’ai décidé de lui offrir la BD de
Chester Brown, Vingt-trois prostituées. Nul besoin de prostituées pour
me détendre, moi : par chance, le regard suffit (presque). Et malgré le
temps pluvieux, les Parisiennes n’ont pas oublié d’être belles, certaines en
tout cas, et mes yeux accrochent des yeux à la volée, des jambes, des nuques,
des chevelures, et personne ne me demande de payer. Après avoir pris un verre à
la terrasse du Mondrian, je retourne à l’hôtel où je prends ma chambre et m’y
repose un moment avant de repartir.
J’arrive au bas de l’immeuble de
Pierre avec un peu d’avance, et comme c’est justement sur le thème du temps que
portera notre vidéodrome, j’ai une excuse toute trouvée : « Je viens
de vingt minutes dans le futur, pour moi vous êtes donc déjà du passé… »
En attendant ses invités, Pierre écoute en boucle l’album Transformer de
Lou Reed. J’approuve ce genre d’accueil. On cause du débat sur la prostitution,
puisque je lui offre l’album de Chester Brown, mais aussi des vidéos
délirantes, nullissimes et horriblement scolaires du Libre Penseur sur Nabe.
Anne arrive peu après, ravissante
dans une robe noire. Jean-Rémi, Élise, Cécile, Jacques-Pierre, Julien et
Vanessa ne tardent pas à nous rejoindre. On va pouvoir passer aux choses
sérieuses. Avant tout, nous commandons nos traditionnels plats japonais (Japon
et traditions allant souvent de paire), et en les attendant, nous passons nos
premiers extraits.
Jacques-Pierre ouvre la cérémonie
avec L’Année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais, qui est un peu
l’alpha et l’oméga de la réflexion cinématographique sur le temps. Temps
mythologique, temps labyrinthique, personnages figés… La représentation du
temps dans l’espace.
Jean-Rémi enchaîne avec ce qu’il
considère comme « le Matrix du riche », le film Dark City,
où des extraterrestres à l’apparence humaine contrôlent les terriens en figeant
le temps. Tout s’arrête, seul un personnage continue de se mouvoir –
essentiellement pour regarder sa montre.
L’image du cadran de la montre ou de
l’horloge va être récurrente durant cette soirée, comme nous le prouve
immédiatement Anne avec les Fraises sauvages de Bergman. Dans un noir et
blanc perturbant, un homme rêve sa mort. Le temps assassin.
Contre la mort, rien ne vaut
l’immortalité, que Cécile nous apporte sur un plateau avec l’extrait
« plouc » de la soirée : l’affligeant The Fountain, de Darren
Aronofsky. Un film qui, lorsque je l’avais vu, m’avait fait entièrement
reconsidérer la filmographie du réalisateur, pour lequel j’avais jusque là un a
priori positif. N’ayant rien compris à Pi, je ne pouvais pas
vraiment détester ce film, et pour ce qui est de Requiem for a Dream,
j’avais de bonnes dispositions, puisqu’il s’agissait d’une adaptation de Selby
Jr. Mais après avoir vu The Fountain, c’est devenu évident : un
type capable de pondre une connerie pareille ne peut pas être un bon
cinéaste. Aucune métaphore visuelle ne nous sera épargnée dans cet extrait
hilarant, filmé comme un vidéoclip : l’arbre de vie et sa sève blanche qui
ressemble à du lait ou à de la crème fraîche parce que ça aurait été un peu
gros de le faire ressembler à du sperme, la végétation qui pousse d’une
blessure (« Il se transforme en mâche ! » s’exclame Pierre, ce à
quoi j’ajoute évidemment : « Mâche ou crève »), la bogue, le
héros (pauvre Hugh Jackman) transformé en bonze, position du lotus et crâne
rasé de rigueur… On dira ce qu’on voudra, mais ça fait du bien de rire.
Après une pause pour déguster nos
nipponeries, Élise propose un extrait de Minuit à Paris, de Woody Allen
– extrait auquel Pierre avait également pensé. Ce sera d’ailleurs le cas de
nombreux extraits ce soir, à tel point qu’on en conclura qu’il a passé huit
extraits en tout (alors qu’il n’en passera « officiellement » que
deux). Woody Allen, donc, ou comment se retrouver dans le Paris artistique de
la fin du XIXe siècle, tomber « par hasard » sur
Toulouse-Lautrec, Degas et Gauguin chez Maxim’s, et regretter malgré tout de ne
pas être tombé dans le Paris de la Belle Époque. « Chacun est nostalgique
d’un autre âge », dit Pierre.
Je poursuis sur la même idée en
montrant un extrait du quatrième épisode du Voyageur des siècles, la
géniale série de Jean Dréville (1971) qui montre deux savants ayant réussi à
voyager dans le temps qui, après avoir (sans difficulté excessive) empêché que
la Révolution française ait lieu, décident d’aller vérifier quelques années
plus loin, en 1808, s’ils n’ont pas trop détraqué l’Histoire. Évidemment, c’est
un désastre : la France de Louis XVII est en guerre et se prend une
dérouillée sévère. Seul un grand stratège pourrait y remédier – mais celui-ci,
un Corse nommé Napoléon Bonaparte – n’est ni empereur, ni même encore
militaire, mais s’est établi bonnetier dans la rue Tripette, à Paris. Les deux
voyageurs vont à la rencontre de la « grande chose avortée »,
interprétée par Roger Carel, et surtout de sa femme castratrice et forcément stupide
(comme toute épouse de grand homme qui se respecte), incarnée par l’excellente
Laurence Badie.

C’est au tour de Vanessa et de
Julien de proposer leurs extraits. On aura passé la soirée à les considérer
comme une entité, une monade (et on aurait sans doute fait de même si Anne
était venue avec le chien Clotaire, dont il est beaucoup question et qui semble
un grand adepte des documentaires animaliers) – mais ça ne les empêche pas d’avoir
un extrait chacun à montrer. Vanessa a pensé à L’Armée des douze singes,
j’ai donc moins de scrupules à ne pas en avoir choisi un extrait. James Cole
(Bruce Willis), précipité sur Terre depuis le XXIe siècle pour
trouver l’origine du virus qui a exterminé la quasi-totalité de l’humanité,
s’est retrouvé malencontreusement dans la mauvaise année : 1990 au lieu de
1996. Et le voilà interné en psychiatrie, a essayer d’expliquer à des médecins
incrédules qu’ils sont dans le passé, et que 1996 non plus, ce n’est pas le
présent, encore moins le futur, mais toujours le passé. Difficile à croire, et
même un peu vexant, pour des hommes de 1990…

Julien enchaîne avec L’Étrange
histoire de Benjamin Button, de David Fincher. Le temps et l’ironie du
sort, ou comment un simple détail aurait pu empêcher un accident aussi
dramatique que bête : si un lacet ne s’était pas rompu à cet instant, si
le téléphone n’avait pas sonné, si une femme n’avait pas oublié son manteau en
sortant de chez elle et n’avait pas eu à faire demi-tour…
Il aurait été difficile d’échapper à
Harry Potter, et Pierre ne déroge pas à la tradition, en proposant un
extrait des Reliques de la Mort : Harry replonge dans les souvenirs
de Severus Rogue, hantés par un événement majeur : la mort de Lilly
Potter, la mère de Harry. La mémoire, cette déconstruction du temps.
Cécile reste dans ce thème de la
mémoire avec Spider, de Cronenberg. Un homme interné en hôpital
psychiatrique enquête sur ses souvenirs dans les rues où il a vécu, à la
recherche du traumatisme de son enfance. Un traumatisme causé, une fois n’est
pas coutume, par une femme.
Toujours sur le même thème,
Jean-Rémi enchaîne avec Memento, de Christopher Nolan, où les
temporalités s’enchevêtrent au rythme des bribes de souvenirs retrouvés d’un
amnésique. Tatouages, post-it et photographies griffonnées : le temps en
miettes.
Jacques-Pierre montre combien le
temps peut nuire à l’amour, avec La Terrasse d’Ettore Scola. Un couple
se retrouve après de longues années de séparation. Les souvenirs, quand ils ne
réunissent plus les amants, ne peuvent que les détruire.
Élise nous installe confortablement
dans la limousine du Cosmopolis de Cronenberg, encore lui. Opacité de
l’habitacle, à l’abri de la rumeur du monde et de la crise générale, bulle de
tranquillité au milieu du monde qui s’écroule. L’argent a le pouvoir de figer
le temps.
Julien présente encore un extrait
que revendique Pierre : Il était une fois en Amérique, évidemment.
Le regard de De Niro, qui retombe en enfance devant la grâce d’une jeune
danseuse (Jennifer Connelly), puis le même De Niro vieux. On remarque
d’ailleurs qu’il est un plus beau vieillard dans ce film que dans la réalité,
et Pierre a cette phrase magnifique, qu’il faudrait graver dans le
marbre : « C’est à ça qu’on reconnaît un bon acteur : il est
mieux vieux jeune que vieux vieux ! » J’en ris encore.
Vanessa fait écho à sa moitié avec
un autre film de Scorsese, Le Temps de l’innocence. Ou comment raconter
toute une vie en faisant le tour d’une salle – la pièce où tout s’est joué.
Je me suis imposé, à partir de
maintenant, de proposer à chaque vidéodrome l’extrait d’un film – ou d’une
série – de morts-vivants. Ceci en réaction à l’extrait que j’avais passé la
dernière fois de The Walking Dead, dont je n’étais pas satisfait. Ceci
dit, Julien et Vanessa m’avouent que je les ai convertis à cette série… Bref,
l’extrait en question, un peu longuet, est issu de Je suis une légende,
la version de 1964 avec Vincent Price. Le quotidien d’un survivant, ou comment
passer le temps dans un monde envahi par les vampires.
Aux zombies et autres goules succède
la momie, grâce à Anne, qui propose Fantôme d’amour, de Dino Risi, avec
Romy Schneider et Marcello Mastroianni. Ce dernier a revu dans un bus cette
très belle femme, désormais horriblement décatie. Et lorsqu’il évoque cette
rencontre avec ses amis, ceux-ci lui apprennent que la femme en question est
morte depuis longtemps. « Momie Schneider ! », résume Julien.
Cécile enchaîne avec Il était un
père, d’Ozu. Un père, son fils, et si peu de temps. L’éducation, la
compréhension et la pêche à la ligne.
Jacques-Pierre reste avec Ozu et Le
Goût du saké. Deux anciens combattants japonais imaginent avec émotion ce
qu’il se serait passé si le Japon avait gagné la guerre. Patriotisme, uchronie
et bon vieux temps.
Dans un beau moment d’ironie, Pierre
propose un extrait du Stalker de Tarkovski. Noir et blanc de fin du
monde, ambiance sonore idoine et lent travelling dans l’attente d’une menace
invisible. Le passeur et ses hôtes glissent longuement vers la Zone… Et
soudain, rupture et apparition sensationnelle de la couleur !
Jean-Rémi nous ramène à la question
de l’éternel retour avec Un jour sans fin. Bill Murray, excédé de
revivre sans cesse le même jour en vient à compiler toutes les façons de se
suicider possibles – mais c’est un échec : chaque fois le radio-réveil le
renvoie à la même bégayante journée…
Comme on en est venu aux films
cultes, je me dois de lancer Retour vers le futur. La première séquence
du premier volet de la trilogie suffit : orgie de pendules et d’horloges,
bric-à-brac impossible du Doc, skate-board de Marty McFly, plutonium pour la
DeLorean et premier décalage temporel de 25 minutes : tout est prêt pour
foncer vers le futur !
Anne conclut la soirée avec Le
Temps retrouvé de Raoul Ruiz, le huitième extrait que Pierre aurait pu
passer ce soir si on l’avait laissé faire. Le narrateur, enfant, est subjugué
par le geste indécent de Gilberte et le narrateur, devenu adulte, rappelle ce
geste à Gilberte des années plus tard. Le souvenir est toujours vif pour lui,
ce n’est qu’une anecdote insignifiante pour elle…
Preuve que le temps est une chose
relative : alors que nous étions nombreux ce soir, nous avons pu passer
vingt-trois extraits, et nous n’avons pas fini vraiment tard. Il faut dire que
le voisin moldave de Pierre a joué du manche à balai contre son plafond à
minuit pile pour se plaindre du bruit (ou simplement signaler qu’il allait se
coucher, qui sait ?). Ça nous a un peu refroidi, mais ça ne nous a pas
empêché de nous amuser…
Nous nous engouffrons dans
l’ascenseur en deux groupes : tout d’abord Anne, Cécile, Jacques-Pierre et
moi, puis Élise, Jean-Rémi et la « monade » (aussi nommée « les
Monteroche »). Comme Cécile et Jacques-Pierre commencent à avancer dans
l’avenue de Suffren alors que le deuxième groupe n’est pas encore arrivé, Anne,
perfide, me demande de noter ce fait dans mon journal : ils n’ont pas
voulu attendre les autres. Et comme je n’ai aucune personnalité, je le note
effectivement dans mon journal, même s’ils ont fait demi-tour. Jacques-Pierre
rentre en taxi, et je quitte les autres sur le quai du métro : ils
prennent la 8, moi la 10. Retour à l’hôtel.