jeudi 4 septembre 2014

La ponctuation





Chacun ses plaisirs. Moi, c’est les mots. J’essaye, avec des mots, de faire apparaître des moments, des visages, des fragments d’existence. J’ai toujours eu ces goûts-là. Mettre des mots à côté des mots, sérieusement, soigneusement. En cherchant le plus court chemin d’un point à un point-virgule.
Georges Hyvernaud, Le Wagon à vaches.

            C’est souvent ce qu’il y a de plus discret dans l’œuvre d’un auteur, et pourtant tout le monde vous dira que c’est la chose la plus importante. La ponctuation, c’est la respiration de la phrase. On ne place pas une virgule n’importe comment, attention à l’arythmie ! Votre prof d’E.P.S. vous le répétait déjà au collège, alors que vous faisiez le tour de la cour en pas chassés : « Pensez à bien respirer ! » Un effort de trop, une expiration loupée, et c’est l’essoufflement, le point de côté. Le souffle, c’est la vie. C’est à peu près la seule chose que j’ai retenue des cours d’E.P.S. J’en discutais avec le prof : « C’est un peu comme dans une phrase, finalement : si on place pas la virgule au bon endroit… » En général, il me coupait : « Dis donc, Juldé, t’es v’nu là pour t’échauffer ou pour glander ? Tu veux mon pied au cul pour t’aider à courir plus vite ? »
Au fond, on était du même avis sur la question.
On croit que c’est naturel, la ponctuation. Que ça vient tout seul, à l’usage, un peu comme l’apprentissage de la marche (je vous ai déjà dit que j’ai marché à vingt mois ?). Ce n’est pas simple du tout, oh là là ! C’est une question de musique, double croche, croche, triolet ! Il faut être un peu danseur, si vous voulez. Et il y en a pas mal qui dansent sur des œufs. La phrase qui trébuche, qui se prend les pieds dans le tapis, il n’y a rien de pire. Et ce n’est pas la chose la plus facile à enseigner non plus : au-delà des règles simples, point, point d’exclamation, point d’interrogation, virgule, deux points, parenthèses, guillemets, ce qu’on apprend à utiliser dès l’école primaire, il y a la pratique. Et la ponctuation, ça se ressent. Allez expliquer à un élève de sixième pourquoi sa phrase serait meilleure s’il avait placé une virgule à cet endroit… Si la ponctuation bancale ne gêne pas la compréhension, on s’en contentera. « Mais c’est pareil, sans la virgule, m’sieur ! La phrase elle veut dire la même chose ! » Oui, Jean-Ulrick, c’est pareil. Après tout, on ne forme pas de futurs écrivains, ça se saurait !
Moi, un signe de ponctuation mal placé me fait sursauter. C’est comme un bouton sur le nez d’une jolie fille : ça me choque. À la fin du dix-neuvième siècle, certains écrivains se sont mis à placer des virgules entre le groupe sujet et le verbe, notamment lorsque le premier était un peu long. Huysmans en faisait partie. J’ai beaucoup aimé À rebours, mais alors, pendant ma lecture, il me prenait des envies de déterrer l’auteur pour gifler son cadavre. « Les viveurs poitrinaires qu’on exporte dans le Midi, meurent, achevés par la rupture de leurs habitudes… » La ponctuation, ou du croche-pied en littérature…
Parmi les écrivains, il y a ceux qui font dans la finesse, et ceux qui font de la ponctuation leur marque de fabrique. Ils en mettent partout, de la ponctuation, c’est à peine s’ils ne vont pas rajouter des points entre les virgules ! L’exemple le plus parlant étant évidemment Céline et ses « trois points », qui viennent mitrailler la phrase, syncoper le discours. Rugissement, précipitation, halètement, cri, onomatopée, réflexion définitive sur la condition humaine – les trois points céliniens, auxquels s’ajoutent de temps à autres points d’exclamation ou d’interrogation, mêlent tout cela dans un même rythme. Musique et peinture : Céline comparaît sa pratique de la ponctuation au pointillisme des impressionnistes. Une technique comme une autre, par laquelle Céline essayait peut-être d’amener ses phrases à ressembler aux dentelles que sa mère réparait dans la petite boutique familiale du passage Choiseul.

« J’écarquille, je vois… c’est bien le jardin de Barbe-Bleue !... clématites… géraniums… bleuets… et d’autres espèces !... inconnues !... ah ! ce Barbe-Bleue ! Lili peut pas me contredire ! jamais il a eu de géraniums, Barbe-Bleue ! il profite de la féerie ! des merveilles de la réflection… » (Normance)

Il y aurait beaucoup à dire aussi de l’usage de la majuscule chez Céline, ou de son absence, mais ce n’est pas le propos.
D’autres ont essayé de l’imiter en imposant leur propre usage de la ponctuation, mais n’est pas Céline qui veut. Yann Moix s’est amusé à placer dans ses romans des « deux points » au petit bonheur la : chance. Tentative qui ne présente guère d’intérêt.
Sans tomber dans l’excès célinien, tous les écrivains ont leur propre pratique de la ponctuation. Il y en a qui abusent des parenthèses (je pense à Jaenada, notamment (mais il s’est un peu calmé, sur ce point)). Moi, c’est le tiret – mais je ne sais pas si on peut vraiment me considérer comme un écrivain.
Tout cela pour dire, avec un petit air sentencieux pour qu’on ne voit pas trop que j’enfonce des portes ouvertes, que la ponctuation fait partie intégrante de l’art d’écrire. Super, merci Captain Obvious ! C’est dans ces moments là qu’il faut savoir tirer un trait sur le point final.

2 commentaires:

Pierre Driout a dit…

Si tu avais eu la joie de participer à l'effort national du service militaire tu aurais été promu télégraphiste ! Quelle joie de faire des points tirets points tirets jusqu'à plus soif !

Pierre Driout et les petits points a dit…

Ponctuez, ponctuez ... il en restera toujours quelque chose !