jeudi 22 janvier 2015

Le journal

  
Ce journal est à ma journée ce qu’est la pulpe d’un fruit à son parfum. Il recueille les faits, la fibre grossière et insipide de la vie ; mais la partie éthérée, les pensées ou les sentiments qui ont traversé l’âme s’évaporent sans y laisser de trace.
Henri-Frédéric Amiel, Journal.

            Vous vous doutiez bien que j’allais y venir un jour. Le journal, de préférence intime, c’est mon truc ça ! À la limite, sur n’importe quel autre sujet, on peut toujours se demander si je sais bien de quoi je parle – mais pour ce qui est du journal, alors là pardon, je maîtrise.
            Enfin, je maîtrise le mien.
            Une maladie commune à la plupart des écrivains, et qu’ils ont chopée tout jeune, entre oreillons et rubéole, c’est la graphomanie. Quand ils n’ont pas un carnet et un stylo entre les doigts, ou un clavier sous la main, ils suent, ils sont fébriles, comme des junkies, franchement pas beaux à voir. Addicts à la typographie ! Le journal, c’est un bon moyen de s’injecter des doses quotidiennes, histoire de tenir entre deux « projets littéraires »…
            Le journal intime, c’est un peu spécial. L’intime, normalement, c’est ce qu’on garde pour soi. C’est entre nous et, admettons, notre conjoint. Et encore ! Sans oublier le psy… L’intime, ça ne se balance pas comme ça à la figure des gens. Bon, je devrais parler au passé : aujourd’hui, avec Facebook, c’est un peu plus compliqué que ça. Mais ne changez pas de sujet : l’intime, à la base, c’est intime, quoi. Seulement vous savez comment sont les écrivains, hein ? Eux, à partir du moment où ils ont écrit un truc, ils pensent tout de suite publication ! Ne jamais laisser de l’écrit se perdre !
            Attention toutefois : un journal intime d’écrivain, ça sait se tenir ! Ça ne se promène pas mal rasé et les cheveux en bataille dans un caleçon Snoopy ! D’accord, on se fouille dans le dedans de la tête ; d’accord, on exhibe au public ses petites lâchetés parfois, ses contradictions, toutes ses petites noirceurs ; mais enfin, il y a la manière de le faire ! Ce qui importe, c’est de se montrer mesquin avec du style… Combien de fois par jour je suis tenté d’écrire simplement : « Je suis une merde », avant de me reprendre et d’habiller ce simple constat avec des adjectifs mieux choisis, en développant mon propos, en pesant le pour et le contre, pour dire sensiblement la même chose, mais mieux ! Ce n’est pas parce qu’on est une merde qu’on n’a pas le droit d’être distingué !
            Paul Léautaud était l’apôtre du premier jet, dans son Journal littéraire comme dans ses autres écrits. « Je n’écris bien que si j’écris à la diable. Si je veux m’appliquer, je ne fais rien de bon. » Pourtant, il a passé plusieurs années de sa vie à retravailler Le petit ami, qu’il ne trouvait jamais assez bon. Il peaufinait. Mais c’était sans doute une excuse pour ne pas publier…
            Le problème, c’est qu’à partir du moment où un écrivain décide de publier son journal intime, il cesse d’écrire un journal « intime ». Même avec la meilleure volonté du monde, encore une fois, à partir du moment où vous avez la certitude que quelqu’un va vous lire, vous mettez un costume cravate à vos phrases. Même si vous prétendez tout dire, et que vous ne cachez rien de vos problèmes sexuels, de vos colères ridicules ni de vos crises d’urticaire ; même si vous persistez à employer un style relâché, il est relâché à dessein. Pour se faire bien voir. Pour que le lecteur se dise : « Chouette ! Un journal intime ! »
            Alors, quoi ? Les écrivains sont donc tous des menteurs ? Il ne faudrait lire que les journaux intimes de ceux qui n’ont jamais eu l’intention de les publier ?
            Ah ! Ah ! Eh bien figurez-vous que non. Même eux sont sujets à caution.
            Il y a un truc qui se passe, dès qu’on commence à tenir un journal intime, qu’on soit une jouvencelle de treize ans ou un apprenti écrivain trentenaire : on devient parano. On a beau écrire pour soi, ranger son cahier dans un tiroir fermé à clé ou son fichier Word dans un dossier classé dans un dossier classé dans un dossier classé dans un dossier, on ne peut pas s’empêcher de craindre que quelqu’un mettra la main dessus. La jouvencelle de treize ans aura peur que sa mère tombe sur le cahier en rangeant sa chambre ou, pire encore, que ce soit le grand frère qui mette la main dessus (trop la honte !). Pour l’écrivain, la crainte est plus ténue. On se doute juste qu’après sa mort, il y aura bien des proches qui trouveront le monument intégral inédit… On l’espère peut-être un peu aussi. Enfin bon, on n’est pas tout à fait clair là-dessus. Une chose est sûre : personne n’a envie de porter des chaussettes trouées le jour de sa mort. Être la risée de la morgue, merci bien ! Alors même si on l’écrit pour soi, ce journal, on s’applique. On se corrige. On choisit ses mots. Mais ça n’empêche pas la sincérité. Une « certaine » sincérité.
            Ce qui m’amène à ceci : les puristes qui dénigrent le journal intime publié du vivant de l’auteur, sous prétexte que si celui-ci l’a écrit en prévision d’une future publication, son caractère intime est forcément discutable, se trompent. Car le journal intime écrit pour soi ne l’est pas moins. On se ment à soi-même, on ment par omission, et même quand on a l’audace d’exposer ses hontes, on le fait pour en cacher d’autres. On est comme ça, que voulez-vous ? On n’a jamais fini de se farfouiller l’intime : il y a trop de portes qu’on ne veut pas ouvrir. Un autre jour, peut-être…

1 commentaire:

Pierre Driout ghost writer a dit…

Oh ! le journal c'est comme le piano quotidien une histoire de faire ses gammes !