samedi 5 février 2011

Propagande 6 - Le Magazine des Livres n° 28


Le dernier numéro du Magazine des Livres est sorti. Je vous le dis parce que même moi je ne le savais pas : il a fallu que je le trouve par hasard chez le marchand de journaux pour m'en apercevoir. Dedans, vous trouverez un dossier sur les écrivains réactionnaires, un entretien avec Denis Tillinac, un autre avec Sollers, et puis en vrac B. Traven, Zouc, Hemingway, David Foenkinos, Tolstoï, Charles Dassoucy et mon article sur John Fante.

dimanche 30 janvier 2011

Les enfants de Franco


N'ont-ils pas l'air joyeux, ces gamins en short, mains dans le dos, cheveu ras, entourés de leurs instructeurs ?

Non, hein ?

C'était toujours surprenant, lorsqu'on ouvrait un numéro de Fluide glacial, de tomber après les débilités des Bidochon, les romans-photos potaches de Léandri, le Jean-Claude Tergal de Tronchet ou les élucubrations de Gotlib, sur une page signée Carlos Giménez. Tout y était, pourtant : la bande de gamins turbulents face aux méchants adultes, le dessin caricatural, yeux ronds énormes, dents proéminentes, oreilles largement décollées de chaque côté de la tête ronde comme les poignées d'un chaudron - il ne manquait plus que le gros nez pour parfaire le tableau.

Oui, mais voilà : les gamins de Giménez ne rigolent pas, ou très peu, et pas longtemps. Et en général, ils s'en mordent les doigts après. Ils se prennent des beignes dans la gueule, de vraies torgnoles qui font mal même au lecteur, ils suent de peur, ils chialent, ils ont des ecchymoses partout et le ventre vide. On n'est pas chez Boule et Bill, avec Carlos Giménez ! Plutôt chez Dickens. Un gag par page et du plaisir dans toute la maison, ce n'est pas à cette adresse - ici, on est seul dans le noir et on se pisse dessus, mais pas de rire : bienvenue à Paracuellos.

Et pourtant, de l'humour, il y en a, et coupé fin, dans ces six albums désormais réunis en un volume. Mais contrairement aux habitudes de Fluide glacial, chaque histoire de deux, trois ou quatre pages, n'est pas construite sur l'absurde ou dans le but de faire exploser le gag dans la dernière case : le rire arrive de temps à autres, par surprise, entre deux scènes cruelles ou émouvantes, comme une bénédiction : la joie furtive après les larmes...

"Je ne suis pas un homme frivole et encore moins un auteur frivole, écrit Carlos Giménez dans sa préface. Cette série peut être vue comme une bande dessinée divertissante, mais c'est, avant tout, une oeuvre réalisée de manière très sérieuse."

Paracuellos
raconte l'histoire des enfants placés dans les foyers de l'Assistance sociale espagnole sous Franco, dans le tournant des années 40 et 50. Carlos Giménez a passé lui-même huit ans de sa vie dans ces foyers, mais ce n'est pas seulement son histoire qu'il ressuscite dans Paracuellos : toutes les anecdotes, toutes les situations racontées dans ces planches ont bien été vécues, mais par de nombreux enfants venus partager leurs souvenirs avec l'auteur.

On s'y attache à ces mômes, à leurs souffrances, à leur solitude et à leurs éclats de rire volés entre deux brimades. Hormiga qui attend son père qui a promis de venir le chercher et ne vient pas ; Inocencio qui, à cause de sa jambe handicapée, fait toujours partie des derniers arrivés au moment du rassemblement et se prend toujours une dérouillée de la part de l'instructeur ; Cagapoco et ses problèmes intestinaux ; les frangins Peribanez : le cadet bègue et l'aîné qui, quand il ne se bat pas avec ses copains pour venger son frère, veut devenir écrivain ; Zampabollos qui voit tout, entend tout, sait tout et qu'on ne voit jamais ; Pichi le rebelle, Higo le lèche-cul ; Porterito l'emmerdeur ; Galvez le raconteur d'histoires ; Alpiste, l'orphelin qui rigole de tout... et Pablito, le double de Giménez, qui ne rêve que d'une chose : devenir auteur de bandes dessinées.

Le blason du foyer représente une main armée d'une flèche phalangiste tuant un dragon. En d'autres termes : "Le foyer social tue le dragon de la faim". Les familles qui viennent à la visite du dimanche sont priées de ne pas apporter de nourriture à leurs enfants : les repas du foyer son bien assez consistants comme ça ! Alors, d'où vient que ces gamins semblent perpétuellement affamés, qu'ils récupèrent leurs boulettes de pain pour en constituer des réserves, qu'ils sont prêts à faire tout ce qu'on veut pour récupérer un trognon de pomme, des épluchures, une miette de biscuit ? Parce que les enfants qui ont la chance de recevoir de la visite y gagnent toujours un petit paquet de nourriture, glissé discrètement sous l'oeil complaisant de l'instructeur. Alors, ceux qui n'ont pas de paquet se lancent dans la mendicité : "Si tu m'en donnes un bout, je serai ton esclave et je te devrai la vie !" "Si tu me donnes une figue, t'auras le droit de me refiler un coup de poing de toutes tes forces ! - Dans la gueule ? - Non... Euh, dans la poitrine... - Alors je marche pas." D'où vient que la pire des punitions semble bien être la privation du goûter ou du dîner, plus encore que les siestes en plein soleil, les coups et les humiliations ? Il a l'air d'avoir encore de beaux jours devant lui, le dragon de la faim...
Drôle d'éducation par la peur et la famine, qui enseigne surtout à ces gosses à devenir assez fayots pour ne pas recevoir de coups, assez voleurs pour se remplir le ventre, assez costauds pour en imposer aux autres dans les bagarres... Les élèves sont regroupés en phalanges, et à la tête de chacune d'elles, un gamin est chargé de faire régner l'ordre et de regrouper ses petits soldats quand sonne le rassemblement dans la grande cour, sous le drapeau. Là, Antonio l'instructeur narre les exploits des phalangistes, évoque la grandeur du caudillo Franco, flanque une correction à celui qui n'écoutait pas ou qui s'est pissé dessus, ou essaie de battre un record personnel en faisant tomber neuf enfants d'une seule gifle. Les infirmières ne sont pas beaucoup plus tendres, et pas beaucoup plus rassurantes - elles donneraient plutôt envie d'être en bonne santé. Et puis il y a le père Rodriguez, le directeur du foyer, celui qui a interdit aux enfants de recevoir de la nourriture de leurs parents, et qui est l'inventeur de la "double baffe", procédé ingénieux permettant à l'enfant battu de rester debout et en position pour recevoir la deuxième fournée."Il ne faut surtout pas imaginer ces collèges comme des institutions perverses, corrompues ou marginales au sein d'un Etat rationnel, humain et démocratique. Non, il faut savoir que ces institutions étaient tout à fait intégrées dans la normalité d'une Espagne qui lui ressemblait. L'Espagne franquiste, écrit encore Giménez. Nous savons aujourd'hui que dans les années quarante et cinquante en Espagne, la norme était que dans les casernes les sergents battaient les recrues ; dans les collèges les professeurs maltraitaient les élèves ; dans les ateliers les officiers et les patrons tabassaient les apprentis ; dans les maisons, les maris violentaient les épouses et les pères frappaient les enfants. Dans la rue, les enfants s'affrontaient en bandes et les jets de pierre étaient monnaie courante. Les jeux des enfants étaient fréquemment très violents, et inventés en permanence pour faire souffrir les plus faibles."

Giménez en donne une parfaite illustration dans Barrio, autre saga de quatre albums réunis aujourd'hui en un volume. Barrio est en quelque sorte la suite de Paracuellos. Le jeune Carlos, dit Carlines, sort enfin du foyer social, il a quinze ans, retouve ses frères et sa mère enfin sortie de sanatorium, et ce quartier (barrio) de Madrid qu'il a quitté huit ans auparavant. Le premier album, publié en 1977, est très dense. Giménez comptait ne faire qu'un volume de Barrio, et il y raconte tout l'apprentissage de son héros : le retour dans la famille, le premier boulot, la bande de copains, les premières amours, sans oublier la peur toujours présente, la peur des flics de Franco qui traquent les "rouges", la peur de la misère, de la faim, de la maladie...

Ce n'est qu'en 2005 que Giménez a repris Barrio pour en faire une série. Son style a évolué, le texte est moins dense, les images en viennent à parler d'elles-mêmes, à raconter la lenteur des jours, à montrer l'ambiance de ce quartier de Madrid, dans les années 50 : l'aveugle et sa chanson, les prostituées, les marchands forains, les cavalcades des mômes, les bagarres dans les terrains vagues. Giménez n'est qu'un témoin de tout cela, il ne juge jamais ses personnages, c'est au lecteur de s'étonner, de s'indigner quand des phalangistes viennent arrêter chez lui un ancien communiste pour l'interroger. L'arrière-plan politique est toujours présent, dans les graffiti qu'on lit sur les murs, dans les impacts de balles, au milieu des patrouilles qui défilent dans les rues... Giménez traite tout le monde de la même façon, du même coup de crayon, ils font tous partie de son monde, de cette réalité quotidienne des années 50 qui n'est pas rose, mais qui n'est pas uniformément grise non plus. Il raconte sa vision des choses à travers les yeux de l'enfant qu'il a été et qui ne comprenait sans doute pas tout ce qui se passait autour de lui tandis qu'il jouait avec son épée de bois - et c'est tout le talent de Carlos Giménez de conserver ce regard d'enfant dans un monde d'adultes qui lui échappe mais qui nous est parfaitement compréhensible, et de nous faire entendre les bruits de ce quartier espagnol de la période franquiste - et aussi ses silences.

mardi 28 décembre 2010

Mireille aux enfers


"Satan, dont je ne voudrais cependant pas tout le temps parler et tenir compte presque plus que de Dieu, est-il donc à ce point en moi, ancré par une habitude et une faiblesse ancienne qui lui permet de familières et perpétuelles entrées ?"
Mireille Havet, Journal, 22 octobre 1927.

A chaque fois que l'éditrice Claire Paulhan publie un nouveau tome du Journal de Mireille Havet, c'est une nouvelle étape terrifiante vers la mort qu'elle propose. Quel choc ce sera, lorsqu'elle décidera de revenir en amont du Journal déjà publié, pour faire découvrir aux lecteurs les jeunes années de la "petite poyétesse" chérie d'Apollinaire, de 1913 à 1918 !

On en est loin, de la jeunesse, dans ce volume qui recouvre les années 1927-1928, au titre terrible: "Héroïne, cocaïne! La nuit s'avance..." Mireille Havet, pourtant, n'a que trente ans... Le volume s'ouvre sur de petites notes griffonnées dans un agenda: elle semble n'avoir plus la force de s'épancher dans les pages de son journal, elle souffre le martyre, couchée dans une chambre de Tréboul, fiévreuse, tourmentée par de nombreux abcès. Quand elle remonte à la surface, elle pense avoir triomphé de la morphine. Elle se trompe.

Le silence guette à la fin de cette année 1927, année de cure interminable, de lutte désespérée contre la drogue. "Ecrire dans la vie n'est pas si drôle, quand, à force de douleur, dans le feu même de la souffrance qui purifie, pulvérise, fond et vaccine, on a perdu le goût de s'analyser soi-même et de cette contemplation intérieure qui est la source même, la beauté et le ridicule du Romantisme, l'école de notre adolescence, souffrante et émerveillée de son développement, que l'on croit alors unique et devant nous mener à l'exceptionnel." (27 décembre 1927)

Les phrases s'allongent démesurément, galopent et trébuchent, Mireille s'est lancée dans une cavalcade folle, mais après quoi court-elle ? Ses trente ans perdus, ses années gâchées, ses amours pulvérisées, ce talent qui aurait pu faire d'elle une grande artiste, étranglé par cette fureur de vivre qui la mènera à la tombe à fond les ballons. Mireille Havet, c'est James Dean.

Née en octobre 1898, Mireille Havet aurait pu rester une vague figure du milieu des artistes parisiens des années 20, auteur oubliée de nouvelles, de poèmes et d'un court roman, Carnaval, dont l'histoire littéraire aurait à peine gardé la trace si Claire Paulhan n'avait pas eu l'idée d'exhumer ce Journal incendiaire, grâce à Dominique Tiry, petite-fille de Ludmila Savitzky, amie et légataire des écrits intimes de Mireille.

Flamboyante Mireille Havet! Un feu-follet, comme son ami Jacques Rigaut... Il faut la voir, sur les photographies qu'elle nous a laissées. En 1911, en robe blanche dans le parc de Ker Aulen, en Loire-Atlantique, elle penche son visage plein de rires vers sa soeur aînée Christiane, assise à côté d'elle. Elle a posé un bras sur l'épaule de sa soeur, l'autre est nonchalamment posé sur sa hanche. Une mèche s'échappe de ses longs cheveux noirs tirés en arrière et coule le long de sa joue. Elle est aux anges, elle va sur ses douze ans. En 1917, elle a dix-huit ans, s'apprête à publier son recueil de nouvelles, La Maison dans l'oeil du chat. Guillaume Apollinaire a déjà publié plusieurs de ses textes, en prose ou en vers, le poète Paul Fort s'est enflammé pour elle. Elle fréquente Mallarmé, Cocteau, Colette, Giraudoux... Foulard autour du cou, bandeau dans les cheveux, elle fixe l'objectif d'un intense regard sombre, un peu perdu, ses cheveux tirés recouvrent ses oreilles. La bouche est un peu triste. En 1923, photographiée à l'occasion de la parution de Carnaval, elle baigne dans un léger flou, les cheveux courts, le regard distant, col de fourrure et chemisier blanc. En 1931, la photo d'identité de son passeport est saisissante: le cheveu court, raie sur le côté, une coupe masculine, le regard noir et la bouche dure - le visage accuse les accidents de la vie, la dope et le manque, les souffrances, le désespoir. Elle porte un costume d'homme, une cravate. Elle n'a plus qu'un an à vivre.

L'enfant terrible du jeune vingtième siècle déjà secoué par la guerre qui lui a pris Apollinaire et de nombreux amis d'enfance, écrivait en septembre 1922 : "Il faut compter que l'incohérence de notre époque vient de ce vide accidentel des talents, des intelligences supprimées par la mort. Notre génération n'est plus une génération, mais ce qui reste, le rebut et le coupon d'une génération qui promettait, hélas, plus qu'aucune autre. Tout au monde est désaxé, tout. [...] Et nous, enfants gâtés nés pour le plaisir du soir, la douceur des lampes, le crépuscule qui fond les contours, nous voici en pleine apocalypse. Nous n'aimons pas fonder, construire, résoudre. Nous aimons tout ce qui finit et tout ce qui meurt. Voilà pourquoi, sans doute, tous nos amis sont morts. Notre faute est d'y survivre."

Orpheline de maîtres et d'amis, puis orpheline de père et de mère, Mireille Havet se retrouve seule comme une gosse perdue, s'accrochant à l'amour avec avidité. L'amour des femmes, toujours: Madeleine de Limur, Marcelle Garros, Suzanne Léger, Reine Bénard, Robbie Robertson, Norma Crandall, Mary Butts... Son unique expérience hétérosexuelle, la perte de sa virginité, sera résumée dans son journal par une formule lapidaire : "Arraché dent."

Mais quelle gloire dans cette damnation! Quelle vie dans cette marche vers la mort! Mireille Havet brûlant d'amour, hurlant de désespoir mais portée par la passion foudroyante, passion des femmes, passion de la vie, passion de toutes les choses terrestres - et l'on connaît l'étymologie du mot "passion"... Oui, quelle lumière dans cette montée au Calvaire! "Aller droit à l'enfer, par le chemin même qui le fait oublier", écrit-elle en septembre 1919. Une vie si intense qu'elle y use toutes ses forces, que seule la bouche du revolver semble pouvoir l'en délivrer. Ce revolver, elle l'achète, elle supplie Dieu de le lui pardonner, elle accuse Robbie, sa maîtresse, de la pousser à l'utiliser. "Tu veux la guerre, Robbie, tu l'auras, par amour. Je veux avoir la certitude, avant de me tuer, des mobiles qui te font agir, et lire dans tes yeux, si durs souvent, que tu ne m'aimes pas." (16 avril 1928)

Voilà la vie de Mireille Havet : un bûcher permanent.

Le Magazine des Livres, novembre-décembre 2010.

mercredi 24 novembre 2010

Propagande 5 - Le Magazine des Livres n° 27


Vous saviez que Michel Houellebecq avait eu le Goncourt ? Bon, ça, je n'en doute pas. Du coup, il est en couverture du dernier Magazine des Livres. Tant pis pour lui. A l'intérieur, on trouve aussi, outre un entretien exclusif avec le lauréat, un dossier sur Philippe Muray, un article de Pierre Cormary sur Thomas Pynchon, un entretien avec Pierre Chalmin sur l'insulte littéraire et beaucoup d'autres bonnes choses. Quant à moi, j'ai choisi de me laisser guider par l'extraordinaire Mireille Havet (1898-1932) jusqu'en enfer... J'espère qu'il y a des escalators pour remonter.

dimanche 31 octobre 2010

Henri Calet, le débineur


"On croyait avoir touché le fond, on se trompait. Les casseroles ont un fond, la vie n'en a pas."
Henri Calet, Le Bouquet.



Ils sont terribles, ces écrivains de la génération 1900!... Ceux qui ont promené leur enfance sur les champs de bataille de la "Der des Ders" pour se faire rattraper adultes par la suivante, et essuyer penauds la dérouillée de 40: les Henri Calet, Raymond Guérin, Paul Gadenne, Jacques Perret, Georges Hyvernaud... La génération défaitiste. D'ailleurs, c'est un des leurs, Pierre Minet, qui a publié La Défaite en 1947, grand petit roman sur la bohème littéraire des années 20 et les poètes du Grand Jeu. Titre symbolique d'une époque: le fiasco était dans l'air du temps.

On l'aura compris: j'aime les ratés, les inadaptés, les déserteurs de tout. Prenez Raymond Théodore Barthelmess, dit Henri Calet, par exemple. Il n'aura pas attendu la "Drôle de guerre", la grande débandade du "...ième Débineurs" et l'expérience de prisonnier de guerre racontées dans Le Bouquet, pour voir la vie couleur encre de Chine. La débine, elle était en lui depuis toujours. Premières lignes du premier roman d'Henri Calet, La Belle Lurette (1935): "Je suis un produit d'avant-guerre. Je suis né dans un ventre corseté, un ventre 1900. Mauvais début." Le ton est donné. Qu'ils s'appellent Henri Vertebranche (La Belle Lurette), Adrien Gaydamour (Le Bouquet) ou Feuilleauvent (Le Tout sur le tout), la plupart des personnages de Calet sont des transpositions de lui-même, ce gamin chétif et triste, "tas petit de chair molle", fils d'anarchiste ayant poussé dans les déménagements et les trafics (de fausse monnaie notamment), déjà en fuite sur les routes de la Belgique occupée pendant la Grande Guerre (répétition générale avant l'exode de juin 40), puis hors-la-loi réfugié en Uruguay avant un retour clandestin à Paris... Il y a du Bardamu chez Henri Calet, vagabond désenchanté, amputé du sourire, portant sa couardise comme un étendard... "Quand je cherche à me démêler au fond, je trouve aussi que j'ai toujours eu un faible pour ceux de mon espèce: les malheureux, les vaincus. Et les Allemands, pendant vingt ans, avaient été les vaincus qu'il fallait plaindre. D'un coup, la situation se renversait: la France vaincue, je retournais à elle. La défaite, me voici!" (Le Bouquet). A force de commémorer l'Appel du 18 Juin, on en oublierait presque qu'on a perdu la guerre.

Mais Henri Calet n'est pas seulement le chantre décourageux et glacial de la débine: il sait mieux que personne faire partager la poésie simple et tendre des petites gens, de son quartier de Paris, le XIVe arrondissement, qu'il arpente de long en large au gré de ses souvenirs dans Le Tout sur le tout, évoquer ses voyages avec la légèreté du pinceau d'un aquarelliste... Pantouflard, Calet? Pas une seconde. Pourtant, l'exode aurait pu le dégoûter à jamais du nomadisme: "J'ai beaucoup traîné par les routes, ces dernières années, contre ma volonté. Il me semble que je n'ai pas cessé de marcher en tout sens durant plus de quatre ans. A présent que j'ai rallié ma maison, je demande à n'en plus bouger. J'ai besoin de me ressuyer." (Poussières de la route).

Chez la plupart des écrivains, les articles publiés dans les journaux constituent la partie la plus négligeable de leur oeuvre. On commence à s'y intéresser après que les romans principaux ont été largement commentés et analysés - ils viennent compléter l'oeuvre bien connue pour satisfaire les assoiffés d'exhaustivité. Avec Calet, ça ne marche pas comme ça.

Lorsqu'il commence sa carrière de journaliste, juste après la guerre, à Combat d'abord, puis dans beaucoup d'autres journaux, Henri Calet, cet "homme quelconque", comme l'appelait Franz Hellens, a trouvé le ton qui lui convenait. Ces brèves chroniques ont le même timbre que ses romans, le même humour désolé, la même grâce. Qu'il évoque le quotidien d'une "gueule cassée" entre deux opérations du visage, recherche les rares survivants qui ont connu les cellules de Fresnes pour leurs actes de résistance, ou qu'il décrive les espoirs et les doutes de la jeunesse des années 50, il ne pose pas à l'intervieweur dégagé et supérieur (le style "c'est moi qui pose les questions!"): il se place à hauteur d'homme. Solitaire comme tout écrivain, il est attiré par la foule autant qu'il la craint. Il veut comprendre ce qui l'agite, alors il place sa caméra au milieu d'elle. Pas de vue surplombante, pas de zoom arrière: il fait partie de cette foule, son sujet d'étude. C'est peut-être ça qu'il appelle "la littérature à bout portant". Envoyé sur les routes pour une enquête sur les vacances, il s'attache autant à décrire ses compagnons de voyage que les paysages traversés. Cet incurable pessimiste aime tellement les hommes, et surtout les femmes, que les vallées et les fleuves s'humanisent à son contact. Il vit une amourette avec la Garonne: "Le soir venu, elle s'était habillée de lamé d'argent. Je me rappelle qu'elle était bien séduisante ainsi. (...) Il m'importait de savoir comment elle s'y prend pour mettre le grappin sur ses affluents, les uns après les autres... Le Lot, puis le Tarn... cette mangeuse d'hommes." (Poussières de la route).

Voilà de quoi est faite la "petite musique", la poésie d'Henri Calet: d'une empathie immédiate, presque brutale, avec le monde qui l'entoure. Les gens timides qui se décident soudain à se rapprocher des autres s'y prennent toujours mal. On trouve aussi cette maladresse chez Calet, toujours un peu candide, un peu à côté, comme encombré de soi-même. Où qu'il aille, c'est toujours lui qu'il retrouve, ce Buster Keaton de la clinique Tarnier. "Oh! ne plus s'avoir dans les pattes, ne plus se voir, ne plus s'avoir sur le dos! Etre un peu seul, vraiment seul, ne fût-ce qu'une seconde." (L'Italie à la paresseuse). Dans Peau d'ours, carnet de réflexions pour un roman qu'il n'aura pas le temps d'achever, il décrit ses livres comme "une sorte d'herbier où je place, j'insère, des personnages entrevus, séchés..." Petites touches de couleur, petits instantanés, des odeurs, des ritournelles, des visages: quelques souvenirs sauvés dans une vie trop courte où le bonheur est rare. Derniers mots du dernier livre de Calet: "Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes." Et le rideau tombe sur cinquante-deux ans d'une petite vie discrète, blottie entre deux guerres, comme un fleuve qui se jette (de désespoir) dans la mer, pour s'y faire oublier.

mercredi 22 septembre 2010

Propagande 4 - Le Magazine des Livres N°26


Le Magazine des Livres de septembre est sorti, avec un dossier sur les polémiques littéraires établi par Frédéric Saenen, une rencontre avec Amélie Nothomb, des entretiens, des articles et un hommage à Henri Calet par votre serviteur...

samedi 18 septembre 2010

L'art de disparaître


Nous nous promenions sur ce que l'on appelle l'allée du bout du monde, un mélancolique sentier près du château de Montaigne, quand on m'a demandé: "D'où vient ta passion pour la disparition?"
Enrique Vila-Matas, Docteur Pasavento.


D'où vient ma passion pour la disparition? Ou plutôt, ma passion pour les écrivains de la disparition, du retrait, du silence, du renoncement? Ceux que Jean-Yves Jouannais nomme les "artistes sans oeuvres" et Enrique Vila-Matas les Bartleby?... Bien sûr, ces auteurs qui n'ont publié que des bribes, des fragments, ou qui ont délibérément tourné le dos à la littérature après une période d'intense créativité, mais qui ont influencé fortement des générations d'artistes, comme Jacques Rigaut, Arthur Rimbaud, Robert Walser, Joseph Vaché, Salinger et tant d'autres, me rassurent sur mon propre syndrome de Bartleby. Toutes mes défaillances, ma paresse, ma couardise devant la page blanche, mon aquoibonisme, mon angoisse du succès (rassure-toi, ça ne risque pas d'arriver, diront les mauvaises langues) trouvent une justification glorieuse à la lecture de Bartleby et compagnie de Vila-Matas.

Quel écrivain n'est pas tiraillé par la tentation du silence, de la fuite? Vila-Matas lui-même le confie à son traducteur André Gabastou: "Je me souviens que, dès l'instant où j'ai su que je me consacrerais à l'écriture - j'avais alors publié quatre livres -, j'ai commencé à annoncer à mes amis aux hautes heures de la nuit que j'envisageais d'arrêter. "J'écrirai tout au plus encore un livre, puis je me retirerai", disais-je alors que je venais à peine de commencer mon oeuvre et que je n'avais que trente ans. Je crois que je trouvais moralement très élégant de finir juste après avoir commencé."

L'élégance du renoncement! Pouvoir jouir d'une reconnaissance discrète auprès de quelques happy few qui s'échangent vos maigres oeuvres les yeux brillants, tout en étant absent, une chaise vide sur les plateaux de télé, un point d'interrogation - le meilleur Thomas Pynchon de votre génération! Enrique Vila-Matas n'a jamais arrêté d'écrire, mais le syndrome de Bartleby ne l'a pas quitté pour autant. Dans Journal volubile, il imagine à nouveau qu'il renonce à écrire, "mais je crois que si je fais le pas, j'aurais besoin d'un écrivain qui soit témoin de tout, qui emboîte mes pas et le raconte, c'est-à-dire que je devrais embaucher un écrivain qui raconte comment j'ai renoncé à l'écriture, comment je me suis appliqué à faire de ma vie une oeuvre d'art, comment j'ai cessé d'écrire sans en souffrir."

Que faire, en effet, quand on a passé sa vie à transformer la moindre de ses expériences en littérature? Quand à chaque nouvelle rencontre, à chaque nouveau conflit intime, à chaque nouvel accident de parcours, c'est en songeant à la page d'écriture qu'on en tirerait le soir même qu'on a pu garder le cap? Soudain, il faudrait vivre pour vivre, simplement, comme ça? Comment vivent ceux qui n'écrivent pas? Ceux dont toute l'existence n'a pas pour but de finir par un grand livre? Comment vit-on quand on a arrêté d'écrire? Au passage, c'est aussi le sujet du dernier magnifique roman de Marc-Edouard Nabe, L'Homme qui arrêta d'écrire: "Je ne voyais les gens que pour travailler, écrire sur eux, ou parler avec d'autres pour écrire sur tous. Me voilà en train de discuter avec une jeune fille, tout simplement, et je ne la drague même pas."

Pas plus que Nabe, Enrique Vila-Matas n'arrête donc d'écrire. C'est qu'un écrivain a bien d'autres solutions pour disparaître. Vila-Matas, déformation d'écrivain, ne peut s'empêcher d'inventer son destin, de jouer à être un autre. Jamais tout à fait identifiable au narrateur mais jamais très loin derrière, il multiplie les doubles comme Pessoa les hétéronymes. Il feint, il simule. Ca peut le prendre dans l'avion, où il joue à haïr un enfant bruyant, chez lui ou encore dans la rue: "Je m'amuse à inventer que je suis devenu susceptible et souhaite que personne ne m'arrête dans la rue." (Journal volubile).

Le narrateur de Docteur Pasavento, invité à donner une conférence sur la réalité et la fiction à Séville, choisit soudain de disparaître, en hommage à Robert Walser et à son constant refus de la gloire. Là encore, c'est comme un jeu: il a en tête la disparition d'Agatha Christie durant onze jours pendant lesquels toute l'Angleterre l'avait recherchée - mais il comprend rapidement que lui, personne ne se lancera à ses trousses. Dans sa fuite, Pasavento l'écrivain deviendra tour à tour les docteurs Pasavento, Ingravallo, Pynchon, Pinchon... Et ces dédoublements, ces impostures constantes s'accompagnent de dizaines d'autres simulations, comme si Pasavento, fatigué d'être soi, s'inventait sans cesse de nouvelles origines, de nouveaux itinéraires, pour s'effacer lui-même dans la multitude des possibles.

Le syndrome de Bartleby, ce refus d'écrire, marque aussi l'aphasie de la littérature. Le dernier roman de Vila-Matas, Dublinesca, joue avec ce thème comme s'il fallait l'épuiser. Le personnage principal, Samuel Riba, éditeur exigeant concurrencé par l'édition numérique et la mauvaise littérature (le "roman gothique"), vient de faire faillite. Pour couper court à une discussion avec ses parents, il prétend préparer une conférence sur la fin de l'ère Gutenberg qui aura lieu à Dublin le 16 juin suivant, jour du "Bloomsday". Mais ce n'est pas tout de mentir, encore faut-il faire coller la réalité à ce mensonge. L'éditeur décide de réellement partir à Dublin donner cette conférence. A l'endroit même où se déroule dans l'Ulysse de Joyce l'enterrement de Paddy Dignam, Riba entend donc enterrer la littérature. Autre façon de disparaître, pour Vila-Matas: convoquer sans cesse ses auteurs favoris: Joyce, Kafka, Beckett, Walser, mais aussi Roberto Bolano, Emmanuel Bove... Il ne s'agit pas seulement de références littéraires éparpillées ça et là, mais de véritables personnages, qui pèsent sur l'intrigue, incitent le personnage principal à faire des choix. Le docteur Pasavento, dans sa cavale, rejoint l'asile d'Herisau où est mort Robert Walser, et l'homme au mackintosh, personnage étrange qui apparaît et disparaît au gré de la journée de Leopold Bloom dans Ulysse, joue également un rôle important dans Dublinesca. "Il a une tendance exagérée à lire sa vie comme un texte littéraire, à l'interpréter avec les déformations propres au lecteur chevronné qu'il fut pendant tant d'années", écrit Vila-Matas à propos de Riba dans Dublinesca.

C'est peut-être ça, au fond, la solution pour disparaître: devenir un personnage de roman...

Le Magazine des Livres, été 2010.