dimanche 3 avril 2011

Céline en clandestin


"Plus on est haï, je trouve, plus on est tranquille..."
Céline


Cinquante ans après sa mort, le nom de Louis-Ferdinand Céline continue de faire frémir, de scandaliser, de dégoûter. C'en serait presque drôle : Céline, le grand refusé de partout (qui se trouve quand même en cinq volumes dans la Pléiade !), le vaincu triomphal du Goncourt 1932, l'exilé des "heures sombres", aujourd'hui privé de "célébration".

C'est un bel hommage, finalement, que lui ont rendu Serge Klarsfeld et Frédéric Mitterrand en retirant son nom du recueil des célébrations nationales 2011. Une fois de plus, il sera le grand absent, la place laissée vacante au milieu des autres "célébrés" : Philippe de Commynes, Cendrars, Boileau, Théophile Gautier, Hervé Bazin, Cioran, Maillol, Méliès, Bougainville, Marie Curie... Et bien sûr, cette chaise vide au milieu de l'assemblée des illustres disparus, on ne verra qu'elle. Henri Troyat aura presque l'air de s'excuser de prendre la place de Ferdinand, de même que Guy Mazeline n'a jamais pu se remettre d'avoir reçu le Goncourt à la place de l'auteur du Voyage... 2011 sera l'année Céline, qu'on le veuille ou non.

Quel encombrant cadavre ! Mais il faut dire que le style de Céline est aujourd'hui encore bien plus vivant que beaucoup de ceux de nos auteurs contemporains... Il n'est pas facile de se débarrasser de lui, de faire comme s'il n'avait pas existé, de regarder ailleurs. Depuis la parution de Voyage au bout de la nuit, ce malotru a tout dévasté ! Ignorer Céline, c'est faire l'impasse sur l'un des plus profonds bouleversements que la littérature française du XXe siècle a connu. L'autre bouleversement est venu de Proust. Si l'antisémitisme vous rebute et que les longues phrases vous ennuient, vous êtes foutu, la littérature française vous est passée sous le nez et vous n'avez rien vu, vous pouvez aller vous recoucher.

Oui, mais il faut faire avec l'antisémitisme, n'est-ce pas ? Admirer, certes, le génial anarchiste du Voyage, réglant son compte à la guerre, à la colonisation, au travail à la chaîne, à la misère sociale ; mais frémir d'horreur devant les imprécations du bouffeur de juifs de Bagatelles pour un massacre ! Difficile, hein, de concilier les deux ? André Gide avait bien essayé de s'en tirer par une pirouette, dans La Nouvelle Revue Française, en affublant Céline d'un nez rouge : "Alors quand Céline vient parler d'une sorte de conspiration du silence, d'une coalition pour empêcher la vente de ses livres, il est bien évident qu'il veut rire. Et quand il fait le Juif responsable de sa mévente, il va de soi que c'est une plaisanterie. Et si ce n'était pas une plaisanterie, alors il serait, lui Céline, complètement maboul." Eh bien non, mon cher Gide, Céline n'est pas un faux-monnayeur. Ce serait trop facile...

On continuera de s'arracher les cheveux sur ce paradoxe : comment l'auteur de Voyage au bout de la nuit, ce cri extraordinaire surgi des bas-fonds, ce roman pour barricades, a-t-il pu tomber si bas, se vautrer dans la haine antisémite comme un cochon dans sa bauge ? Et pourquoi faudrait-il que l'un empêche l'autre ? Depuis quand la pauvreté rend-elle humaniste ? Ont-ils l'air si nobles, les misérables que dépeint Céline dans Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit ? Après ce deuxième roman, d'ailleurs, les communistes qui avaient accueilli le premier comme une Bible commençaient déjà à se pincer le nez. Il ne leur aura pas fallu longtemps pour vomir tripes et boyaux : Mort à crédit, paru en 1936, est suivi dès 1937 par Mea Culpa, pamphlet anticommuniste lapidaire et définitif... et par Bagatelles pour un massacre.

Célébrer Céline ? Impossible. Il faudra se souvenir de ce qu'il s'est passé en ce début d'année 2011. Les Archives de France avaient inscrit le nom de Céline sur le recueil des Célébrations nationales pour le cinquantenaire de sa mort. Il a suffi que Serge Klarsfeld, président de l'Association des fils et filles de déportés juifs de France, demande le retrait immédiat de Céline de ce recueil pour qu'il obtienne gain de cause de la part de Frédéric Mitterrand. "J'ai été tellement bafoué, injurié, recouvert de toutes les ordures et les merdes que cent mille tonnes de parfums d'Arabie ne me feraient pas sentir bon!" écrivait Céline.

"Indignez-vous !", comme dirait l'autre. Oui, depuis sa tombe du cimetière de Meudon, l'abominable docteur Destouches continue d'indigner.

Ah ! Si seulement Céline n'avait pas écrit Voyage au bout de la nuit ! Les choses seraient plus simples, il n'y aurait plus de questions à se poser : on l'aurait depuis longtemps balayé, inscrit sur le fichier des salauds sans intérêt, seuls quelques nostalgiques de la francisque se refileraient encore ses romans et ses pamphlets sous le manteau... "Je regimbe un petit peu ?... pas du tout !... mes idées racistes sont pour rien ! Tartuffes !... [...] c'est le Voyage qui m'a fait tout le tort... mes pires haineux acharnés sont venus du Voyage... Personne m'a pardonné le Voyage... depuis le Voyage mon compte est bon !..." (D'un château l'autre)

C'est qu'avec le Voyage, il est impossible d'ignorer Céline. Avec Mort à crédit, Féerie pour une autre fois ou la trilogie allemande non plus, bien sûr - mais ceux-là, quand on les lit, on fait déjà plus ou moins partie des "céliniens". Le néophyte, bien souvent, s'arrête au Voyage, à la rigueur à Mort à crédit, et ne va pas plus loin, puisqu'on lui a dit qu'ensuite, c'était caca. Le néophyte, bien obéissant, se fie au jugement des grandes personnes et n'essaie même pas d'approcher ses narines du caca.

Alors, une fois de plus, Céline se fait la belle. Ceux qui l'aiment le célèbreront à leur manière clandestine, à l'abri des médailles. On ne donnera pas le nom de Louis-Ferdinand Céline à un lycée, on n'érigera pas de statue devant le passage Choiseul - c'est mieux comme ça. Céline restera à l'abri de tous les hommages, inaccessible à tous les pardons, toutes les reconnaissances posthumes, tout : qu'on n'en parle plus.

Le Magazine des Livres, mars 2011.

mercredi 16 mars 2011

Propagande 7 - Le Magazine des Livres n° 29


Nouvelle formule, nouvelle périodicité : Le Magazine des Livres est devenu mensuel et se présente maintenant sous format tabloïd. Andrée Chédid, André Gide et Louis-Ferdinand Céline en sont les sujets principaux, et c'est à ce dernier que j'ai consacré mon article... Bonne lecture !

mercredi 2 mars 2011

La vie, tu l'aimes ou tu la quittes


Monsieur,

L'association pour le respect de la joie de vivre (ARJV) et le département de l'innocence et du bonheur sans faille (DIBOF) vous informent que votre existence est désormais considérée comme nuisible à l'équilibre de l'insouciance planétaire.

En effet, il nous est apparu qu'à de nombreuses reprises, vous avez fait montre dans vos écrits d'un pessimisme morbide, d'un humour noir souvent déplacé et d'une certaine complaisance dans le désespoir qui nous incitent à penser, Monsieur, que vous travaillez secrètement à la démoralisation générale de la société.

"Vivre est une humiliation", avez-vous pu écrire par exemple. Vraiment ? Savez-vous que par ces mots, vous insultez plus de six milliards de vivants et de vivantes ? Et nous ne parlons que des humains, bien entendu. Mais peut-être jugez-vous aussi que la vie des animaux est une humiliation ?

Il est vrai que vous concédez parfois à autrui un courage dont vous vous sentez vous-même incapable, ce qui tendrait à prouver que vous ne méprisez pas l'humanité autant que vous pouvez le prétendre parfois. Nous y voyons, pour notre part, de coupables contradictions. Ainsi, cet extrait de votre journal intime, daté de 1999, et que nos agents ont pu se procurer :

"Chaque jour qui passe est un jour perdu, irrémédiablement perdu... Eternel leitmotiv... Quel effort faut-il fournir jour après jour, heure après heure, pour tenir debout, pour vivre, ne serait-ce qu'un peu... Quels combats faut-il mener pour espérer avoir droit à une infime part de bonheur... Quels drames intérieurs se nouent dès lors qu'il faut approcher les gens, se prendre en main, agir en homme responsable... Parfois les passants croisés dans la rue, les gens les plus insignifiants, me font l'effet d'être des combattants de l'ombre... N'ont-ils pas dû remiser leur orgueil, l'enfouir au plus profond d'eux-mêmes, avant d'oser aborder la personne qui partage maintenant leur vie ? N'ont-ils pas dû enterrer leur timidité, leurs maladresses, leurs contradictions avant d 'oser ouvrir la porte d'une agence pour l'emploi ? Mais moi, comment pourrais-je être aussi fort qu'eux ? Comment pourrais-je un jour avoir le courage de vivre ?"

Alors ? Vivre est une humiliation, ou au contraire une action qu'il faut avoir le courage de mener ? La vie est nulle, ou elle mérite d'être vécue ? Il faudrait savoir !

Et cette pratique odieuse du journal intime ! Le lacrymatoire quotidien, l'épanchement onaniste ! Et je suis malheureux, et je suis seul, et personne ne m'aime - et qu'est-ce que je suis beau quand j'ai mal ! Comme mes blessures me vont bien ! Exquises ecchymoses ! Névrose adorée ! Embrasse-moi, Malheur ! Caresse-moi, Catastrophe ! Foutaises...

Bien sûr, ces lignes datent un peu. Mais vous ne nous ferez pas croire que vos sentiments sur la question ont évolué. Voulez-vous des extraits plus récents ? Tenez, ces lignes qui datent de 2007 :

"J'ai réglé la question du suicide le jour où je me suis aperçu que je n'en avais pas besoin, puisque je n'étais pas suffisamment en vie pour éprouver le désir de mourir. Je me suicide au quotidien, en restant enroulé sous mes couvertures jusqu'au milieu de l'après-midi, inatteignable. A l'armée, j'aurais été grandiose dans les opérations de camouflage... Mais l'armée, non merci. Je suis un déserteur professionnel."

Félicitations, vraiment ! Avec quel orgueil vous assénez cette vérité ! La fierté des lâches. Je suis paresseux et je le revendique. C'est bien la seule chose que vous revendiquez, d'ailleurs ! Nous vous croisons rarement à proximité des isoloirs, le jour des élections ; et nous ne nous souvenons pas vous avoir vu manifester pour défendre les peuples opprimés... Il paraît que vous refusez même de donner votre sang ? "Les prises de sang me font tourner de l'oeil !" Chochotte !

Mais la vie, ce n'est pas pour les planqués ! Le bonheur ça se mérite, Monsieur ! La joie de vivre, c'est un travail de chaque instant ! Il ne suffit pas de flâner dans les rues en regardant les filles et d'attendre que ça vous tombe tout cuit dans le bec ! Il faut se donner les moyens du bonheur ! Se lever tôt, prendre un bain, porter des chemises Dolce & Gabbana, faire du sport, offrir un bouquet à sa mère, apprendre à parler aux femmes, trier ses déchets... En un mot : s'ouvrir aux autres !

Au lieu de cela, vous vous fermez. Vous vous pelotonnez autour de votre souffrance chérie, votre seul animal de compagnie... Et vous vous en rendez compte, et vous ne faites rien pour changer. Comme un enfant têtu qui ne veut pas embrasser sa grand-mère parce qu'elle pique. Si vous vous contentiez de ça... Mais non : vous écrivez, en plus ! Monsieur a des prétentions littéraires ! Monsieur se trouve tellement intéressant qu'il veut enseigner à tout le monde sa profonde philosophie de la vie !

Ah oui ! Cioran, Schopenhauer, Houellebecq, Rosset... Belles références ! Le simple fait de taper ces noms m'épuise déjà. Vous dites ? Céline ?!?... Il serait préférable pour vous que nous n'insistions pas sur cet individu...

Non vraiment, il n'est pas possible de vous sauver. Et vous ne nous ferez pas croire qu'à trente-quatre ans, vous pouvez encore changer. Tout est joué avant six ans ! On ne vous a pas appris ça, dans vos bouquins ?

Monsieur, vous êtes néfaste à la société. Par votre exemple, vous êtes une publicité vivante pour l'aboulie, le manque d'entrain, le renoncement... Vous découragez tous les enthousiasmes, vous fatiguez tous les héroïsmes. Ne parlons même pas de l'amour : vous feriez fuir la plus bienveillante des adoratrices ! Dans la grande course au bonheur universel, vous êtes une entorse.

Le bonheur, ce n'est pas pour vous ? Très bien ! Mais alors, vous n'avez plus rien à faire dans notre société. Dehors, les rabats-joie ! Fini, le temps du suicide-au-quotidien ! Les faibles de votre sorte, les faibles qui ne veulent pas faire l'effort de changer, nous n'en avons plus besoin. A compter du jour où vous recevrez cette lettre, vous aurez une semaine pour dire adieu à vos proches - si vous en avez, pauvres d'eux ! - et quitter la vie par tout moyen que vous jugerez opportun. L'un de nos agents se présentera à votre domicile lundi matin pour constater le décès.

Avec nos meilleurs sentiments,

L'association pour le respect de la joie de vivre (ARJV)
et
Le département de l'innocence et du bonheur sans faille (DIBOF).



Le bonheur n'est pas un droit mais un devoir !

Luttons contre le mauvais esprit mortifère !

Protégeons les droits de l'homme heureux et de la femme heureuse !


mercredi 23 février 2011

John Fante, la vie brute


"J'avais vingt ans à l'époque. Putain, je me disais, prends ton temps, Bandini. T'as dix ans pour l'écrire ton livre, alors du calme, faut s'aérer, faut sortir et se balader dans les rues et apprendre comment c'est la vie. C'est ça ton problème : tu ne sais rien de la vie."
John Fante,
Demande à la poussière.


Il est celui qui a décomplexé la littérature américaine. Il était nécessaire, dans le premier tiers du vingtième siècle, qu'un écrivain surgisse des bas-fonds avec une langue chargée d'alcool et de colère pour rendre à la vie ses vraies couleurs : gris, rouille, jaune pisseux - rien d'étincelant sous la poussière, rien de glorieux. Dieu s'est fait porter pâle.

En France, nous avons eu Céline. Aux Etats-Unis, c'est John Fante qui a endossé le rôle du voyou des Lettres. Oui, je sais que c'est un cliché, qu'il est devenu traditionnel, désormais, de sanctifier les bad boys de la plume et de se pincer le nez devant les ringards au style académique, ceux qui "troufignolisent l'adjectif", qui barbotent joyeusement au milieu des phrases complexes et qui n'hésitent pas à titiller le subjonctif imparfait... Le bon vieux duel Céline-Proust. Voilà un débat qui ne m'intéresse pas : l'un et l'autre sont essentiels. Et sans académisme, sans langue classique, qu'aurait bien pu dynamiter Céline ?

Seulement, parfois, des dynamiteurs, il en faut. Ne serait-ce que pour redonner sa langue au peuple. Parler de la misère dans une langue bourgeoise, c'est une chose. Faire entendre au bourgeois la voix des misérables, c'en est une autre. Il faut de temps en temps mettre les égouts à ciel ouvert.

Arturo Bandini, le double de John Fante dans ses romans, ne connaît rien de la vie au début de Demande à la poussière. "Bon Dieu, dis donc, est-ce que tu te rends compte que tu n'as jamais eu d'expérience avec une femme ? Oh, que si, des tas de fois, même. Oh, que non, menteur. T'as besoin d'une femme, t'as besoin de prendre un bain, t'as besoin d'un bon coup de pied où je pense, t'as besoin d'argent. C'est un dollar, à ce qu'on dit. Deux dollars dans les endroits bien, mais du côté de la Plaza c'est un dollar ; bon, épatant, sauf que t'as pas un dollar, et encore autre chose, dégonflé, même si t'avais un dollar tu n'irais pas, parce qu'une fois à Denver t'as eu l'occasion d'y aller et tu t'es dégonflé." Fante a appris la vie à tout un tas d'Américains. Sans Fante, aurait-on eu Kerouac, Burroughs ou Bukowski ? Rien n'est moins sûr.

On imagine parfaitement Charles Bukowski, pas encore écrivain, déjà ivrogne, mettant la main sur Demande à la poussière à la bibliothèque municipale de Los Angeles, et rencontrant soudain son maître : "Un jour j'ai sorti un livre, je l'ai ouvert et c'était ça. Je restai planté un moment, lisant et comme un homme qui a trouvé de l'or à la décharge publique. J'ai posé le livre sur la table, les phrases filaient facilement à travers les pages comme un courant. (...) Voilà enfin un homme qui n'avait pas peur de l'émotion", écrit-il dans la préface au roman de Fante.

Comment un jeune homme inexpérimenté, timide, mal dans sa peau et voulant désespérément devenir écrivain, pourrait-il ne pas s'identifier à Arturo Bandini ? Bandini ! Aussi touchant qu'il peut être exécrable, aussi grandiose qu'il peut être désespérant... Arturo Bandini, le Don Quichotte de Bunker Hill : il voit l'amour de sa vie, le monde des lettres à ses pieds, la gloire déroulant son tapis rouge devant lui, là où tout le monde verrait des moulins à vent. Mythomane d'hôtels borgnes, il passe son temps à rêver qu'il obtient le prix Nobel, relit cent fois ses deux nouvelles publiées, transforme une serveuse mexicaine dérangée en "princesse Maya", réinvente à chaque instant tous les moments de sa vie - déformation professionnelle de l'écrivain, sans doute. Il parvient ainsi à supporter un quotidien de soiltude et de misère en attendant un chèque illusoire de son éditeur. Mais lorsqu'il se prend enfin la réalité en pleine gueule, sans protège-dents, sans la ouate rassurante de ses fantaisies juvéniles, la tragédie se dévoile dans toute son ampleur. Alors, le rêve se déchire. Alors, Bandini est devenu grand. Il ne joue plus. Il ne se cache plus. Il n'est plus le grand écrivain Bandini que la foule acclame. Il n'est qu'un pauvre descendant d'immigrés italiens qui essaie de survivre, comme tout le monde. "Je suis sorti faire un tour en ville. Bon Dieu, voilà que je remettais ça, traîner la savate dans les rues. Je regardais les gueules autour de moi, et je savais que la mienne était pareille. Des tronches vidées de leur sang, des mines pincées, soucieuses, paumées. Des tronches comme des fleurs arrachées de leurs racines et fourrées dans un joli vase ; les couleurs ne duraient pas bien longtemps. Fallait vraiment que je quitte cette ville."

Il faut se replonger dans les quatre volumes du cycle Bandini : Bandini, La Route de Los Angeles, Demande à la poussière et Rêves de Bunker Hill ! Il faut relire aussi Mon chien Stupide, qui montre un Henry Molise, autre double de l'auteur, au crépuscule de sa vie de scénariste, dressant le bilan amer de son existence. Un chien impressionnant fait son apparition dans le foyer familial et sème le désordre par sa seule présence, réveillant les rancœurs du couple, accélérant le départ des quatre enfants. Tous vont partir, abandonnant la maison à son silence et le chien, d'abord rejeté, un temps en fuite, deviendra alors la seule créature à laquelle se raccrocher. "A dire vrai, je ne pouvais affronter une journée de plus. J'en avais marre de cette grande maison. A quoi bon ces chambres vides et un jardin grand comme un parc où personne ne se promène ? A quoi bon des arbres sans des chiens pour pisser dessus ? Je ne pouvais plus écrire une seule ligne dans cette maison."

John Fante sait livrer une émotion brute avec cette retenue virile, cette pudeur qui passe par l'humour des situations, par le silence parfois, et qui est la marque des grands écrivains. Virile, oui, parce que tout le monde sait que les garçons ne pleurent pas, alors il faut assumer dignement la honte quand on est surpris à embrasser religieusement sur un mur la marque d'une allumette frottée par une belle inconnue (irrésistible scène de La Route de Los Angeles), il faut tordre le mauvais sort pour lui donner un aspect plus glorieux, tourner la déconfiture à son avantage. Et surtout, garder ses émotions pour soi. La dernière phrase de Mon chien Stupide nous apprend que c'est raté pour cette fois : "Soudain, je me mis à pleurer."

Le Magazine des Livres, janvier-février 2011.

samedi 5 février 2011

Propagande 6 - Le Magazine des Livres n° 28


Le dernier numéro du Magazine des Livres est sorti. Je vous le dis parce que même moi je ne le savais pas : il a fallu que je le trouve par hasard chez le marchand de journaux pour m'en apercevoir. Dedans, vous trouverez un dossier sur les écrivains réactionnaires, un entretien avec Denis Tillinac, un autre avec Sollers, et puis en vrac B. Traven, Zouc, Hemingway, David Foenkinos, Tolstoï, Charles Dassoucy et mon article sur John Fante.

dimanche 30 janvier 2011

Les enfants de Franco


N'ont-ils pas l'air joyeux, ces gamins en short, mains dans le dos, cheveu ras, entourés de leurs instructeurs ?

Non, hein ?

C'était toujours surprenant, lorsqu'on ouvrait un numéro de Fluide glacial, de tomber après les débilités des Bidochon, les romans-photos potaches de Léandri, le Jean-Claude Tergal de Tronchet ou les élucubrations de Gotlib, sur une page signée Carlos Giménez. Tout y était, pourtant : la bande de gamins turbulents face aux méchants adultes, le dessin caricatural, yeux ronds énormes, dents proéminentes, oreilles largement décollées de chaque côté de la tête ronde comme les poignées d'un chaudron - il ne manquait plus que le gros nez pour parfaire le tableau.

Oui, mais voilà : les gamins de Giménez ne rigolent pas, ou très peu, et pas longtemps. Et en général, ils s'en mordent les doigts après. Ils se prennent des beignes dans la gueule, de vraies torgnoles qui font mal même au lecteur, ils suent de peur, ils chialent, ils ont des ecchymoses partout et le ventre vide. On n'est pas chez Boule et Bill, avec Carlos Giménez ! Plutôt chez Dickens. Un gag par page et du plaisir dans toute la maison, ce n'est pas à cette adresse - ici, on est seul dans le noir et on se pisse dessus, mais pas de rire : bienvenue à Paracuellos.

Et pourtant, de l'humour, il y en a, et coupé fin, dans ces six albums désormais réunis en un volume. Mais contrairement aux habitudes de Fluide glacial, chaque histoire de deux, trois ou quatre pages, n'est pas construite sur l'absurde ou dans le but de faire exploser le gag dans la dernière case : le rire arrive de temps à autres, par surprise, entre deux scènes cruelles ou émouvantes, comme une bénédiction : la joie furtive après les larmes...

"Je ne suis pas un homme frivole et encore moins un auteur frivole, écrit Carlos Giménez dans sa préface. Cette série peut être vue comme une bande dessinée divertissante, mais c'est, avant tout, une oeuvre réalisée de manière très sérieuse."

Paracuellos
raconte l'histoire des enfants placés dans les foyers de l'Assistance sociale espagnole sous Franco, dans le tournant des années 40 et 50. Carlos Giménez a passé lui-même huit ans de sa vie dans ces foyers, mais ce n'est pas seulement son histoire qu'il ressuscite dans Paracuellos : toutes les anecdotes, toutes les situations racontées dans ces planches ont bien été vécues, mais par de nombreux enfants venus partager leurs souvenirs avec l'auteur.

On s'y attache à ces mômes, à leurs souffrances, à leur solitude et à leurs éclats de rire volés entre deux brimades. Hormiga qui attend son père qui a promis de venir le chercher et ne vient pas ; Inocencio qui, à cause de sa jambe handicapée, fait toujours partie des derniers arrivés au moment du rassemblement et se prend toujours une dérouillée de la part de l'instructeur ; Cagapoco et ses problèmes intestinaux ; les frangins Peribanez : le cadet bègue et l'aîné qui, quand il ne se bat pas avec ses copains pour venger son frère, veut devenir écrivain ; Zampabollos qui voit tout, entend tout, sait tout et qu'on ne voit jamais ; Pichi le rebelle, Higo le lèche-cul ; Porterito l'emmerdeur ; Galvez le raconteur d'histoires ; Alpiste, l'orphelin qui rigole de tout... et Pablito, le double de Giménez, qui ne rêve que d'une chose : devenir auteur de bandes dessinées.

Le blason du foyer représente une main armée d'une flèche phalangiste tuant un dragon. En d'autres termes : "Le foyer social tue le dragon de la faim". Les familles qui viennent à la visite du dimanche sont priées de ne pas apporter de nourriture à leurs enfants : les repas du foyer son bien assez consistants comme ça ! Alors, d'où vient que ces gamins semblent perpétuellement affamés, qu'ils récupèrent leurs boulettes de pain pour en constituer des réserves, qu'ils sont prêts à faire tout ce qu'on veut pour récupérer un trognon de pomme, des épluchures, une miette de biscuit ? Parce que les enfants qui ont la chance de recevoir de la visite y gagnent toujours un petit paquet de nourriture, glissé discrètement sous l'oeil complaisant de l'instructeur. Alors, ceux qui n'ont pas de paquet se lancent dans la mendicité : "Si tu m'en donnes un bout, je serai ton esclave et je te devrai la vie !" "Si tu me donnes une figue, t'auras le droit de me refiler un coup de poing de toutes tes forces ! - Dans la gueule ? - Non... Euh, dans la poitrine... - Alors je marche pas." D'où vient que la pire des punitions semble bien être la privation du goûter ou du dîner, plus encore que les siestes en plein soleil, les coups et les humiliations ? Il a l'air d'avoir encore de beaux jours devant lui, le dragon de la faim...
Drôle d'éducation par la peur et la famine, qui enseigne surtout à ces gosses à devenir assez fayots pour ne pas recevoir de coups, assez voleurs pour se remplir le ventre, assez costauds pour en imposer aux autres dans les bagarres... Les élèves sont regroupés en phalanges, et à la tête de chacune d'elles, un gamin est chargé de faire régner l'ordre et de regrouper ses petits soldats quand sonne le rassemblement dans la grande cour, sous le drapeau. Là, Antonio l'instructeur narre les exploits des phalangistes, évoque la grandeur du caudillo Franco, flanque une correction à celui qui n'écoutait pas ou qui s'est pissé dessus, ou essaie de battre un record personnel en faisant tomber neuf enfants d'une seule gifle. Les infirmières ne sont pas beaucoup plus tendres, et pas beaucoup plus rassurantes - elles donneraient plutôt envie d'être en bonne santé. Et puis il y a le père Rodriguez, le directeur du foyer, celui qui a interdit aux enfants de recevoir de la nourriture de leurs parents, et qui est l'inventeur de la "double baffe", procédé ingénieux permettant à l'enfant battu de rester debout et en position pour recevoir la deuxième fournée."Il ne faut surtout pas imaginer ces collèges comme des institutions perverses, corrompues ou marginales au sein d'un Etat rationnel, humain et démocratique. Non, il faut savoir que ces institutions étaient tout à fait intégrées dans la normalité d'une Espagne qui lui ressemblait. L'Espagne franquiste, écrit encore Giménez. Nous savons aujourd'hui que dans les années quarante et cinquante en Espagne, la norme était que dans les casernes les sergents battaient les recrues ; dans les collèges les professeurs maltraitaient les élèves ; dans les ateliers les officiers et les patrons tabassaient les apprentis ; dans les maisons, les maris violentaient les épouses et les pères frappaient les enfants. Dans la rue, les enfants s'affrontaient en bandes et les jets de pierre étaient monnaie courante. Les jeux des enfants étaient fréquemment très violents, et inventés en permanence pour faire souffrir les plus faibles."

Giménez en donne une parfaite illustration dans Barrio, autre saga de quatre albums réunis aujourd'hui en un volume. Barrio est en quelque sorte la suite de Paracuellos. Le jeune Carlos, dit Carlines, sort enfin du foyer social, il a quinze ans, retouve ses frères et sa mère enfin sortie de sanatorium, et ce quartier (barrio) de Madrid qu'il a quitté huit ans auparavant. Le premier album, publié en 1977, est très dense. Giménez comptait ne faire qu'un volume de Barrio, et il y raconte tout l'apprentissage de son héros : le retour dans la famille, le premier boulot, la bande de copains, les premières amours, sans oublier la peur toujours présente, la peur des flics de Franco qui traquent les "rouges", la peur de la misère, de la faim, de la maladie...

Ce n'est qu'en 2005 que Giménez a repris Barrio pour en faire une série. Son style a évolué, le texte est moins dense, les images en viennent à parler d'elles-mêmes, à raconter la lenteur des jours, à montrer l'ambiance de ce quartier de Madrid, dans les années 50 : l'aveugle et sa chanson, les prostituées, les marchands forains, les cavalcades des mômes, les bagarres dans les terrains vagues. Giménez n'est qu'un témoin de tout cela, il ne juge jamais ses personnages, c'est au lecteur de s'étonner, de s'indigner quand des phalangistes viennent arrêter chez lui un ancien communiste pour l'interroger. L'arrière-plan politique est toujours présent, dans les graffiti qu'on lit sur les murs, dans les impacts de balles, au milieu des patrouilles qui défilent dans les rues... Giménez traite tout le monde de la même façon, du même coup de crayon, ils font tous partie de son monde, de cette réalité quotidienne des années 50 qui n'est pas rose, mais qui n'est pas uniformément grise non plus. Il raconte sa vision des choses à travers les yeux de l'enfant qu'il a été et qui ne comprenait sans doute pas tout ce qui se passait autour de lui tandis qu'il jouait avec son épée de bois - et c'est tout le talent de Carlos Giménez de conserver ce regard d'enfant dans un monde d'adultes qui lui échappe mais qui nous est parfaitement compréhensible, et de nous faire entendre les bruits de ce quartier espagnol de la période franquiste - et aussi ses silences.

mardi 28 décembre 2010

Mireille aux enfers


"Satan, dont je ne voudrais cependant pas tout le temps parler et tenir compte presque plus que de Dieu, est-il donc à ce point en moi, ancré par une habitude et une faiblesse ancienne qui lui permet de familières et perpétuelles entrées ?"
Mireille Havet, Journal, 22 octobre 1927.

A chaque fois que l'éditrice Claire Paulhan publie un nouveau tome du Journal de Mireille Havet, c'est une nouvelle étape terrifiante vers la mort qu'elle propose. Quel choc ce sera, lorsqu'elle décidera de revenir en amont du Journal déjà publié, pour faire découvrir aux lecteurs les jeunes années de la "petite poyétesse" chérie d'Apollinaire, de 1913 à 1918 !

On en est loin, de la jeunesse, dans ce volume qui recouvre les années 1927-1928, au titre terrible: "Héroïne, cocaïne! La nuit s'avance..." Mireille Havet, pourtant, n'a que trente ans... Le volume s'ouvre sur de petites notes griffonnées dans un agenda: elle semble n'avoir plus la force de s'épancher dans les pages de son journal, elle souffre le martyre, couchée dans une chambre de Tréboul, fiévreuse, tourmentée par de nombreux abcès. Quand elle remonte à la surface, elle pense avoir triomphé de la morphine. Elle se trompe.

Le silence guette à la fin de cette année 1927, année de cure interminable, de lutte désespérée contre la drogue. "Ecrire dans la vie n'est pas si drôle, quand, à force de douleur, dans le feu même de la souffrance qui purifie, pulvérise, fond et vaccine, on a perdu le goût de s'analyser soi-même et de cette contemplation intérieure qui est la source même, la beauté et le ridicule du Romantisme, l'école de notre adolescence, souffrante et émerveillée de son développement, que l'on croit alors unique et devant nous mener à l'exceptionnel." (27 décembre 1927)

Les phrases s'allongent démesurément, galopent et trébuchent, Mireille s'est lancée dans une cavalcade folle, mais après quoi court-elle ? Ses trente ans perdus, ses années gâchées, ses amours pulvérisées, ce talent qui aurait pu faire d'elle une grande artiste, étranglé par cette fureur de vivre qui la mènera à la tombe à fond les ballons. Mireille Havet, c'est James Dean.

Née en octobre 1898, Mireille Havet aurait pu rester une vague figure du milieu des artistes parisiens des années 20, auteur oubliée de nouvelles, de poèmes et d'un court roman, Carnaval, dont l'histoire littéraire aurait à peine gardé la trace si Claire Paulhan n'avait pas eu l'idée d'exhumer ce Journal incendiaire, grâce à Dominique Tiry, petite-fille de Ludmila Savitzky, amie et légataire des écrits intimes de Mireille.

Flamboyante Mireille Havet! Un feu-follet, comme son ami Jacques Rigaut... Il faut la voir, sur les photographies qu'elle nous a laissées. En 1911, en robe blanche dans le parc de Ker Aulen, en Loire-Atlantique, elle penche son visage plein de rires vers sa soeur aînée Christiane, assise à côté d'elle. Elle a posé un bras sur l'épaule de sa soeur, l'autre est nonchalamment posé sur sa hanche. Une mèche s'échappe de ses longs cheveux noirs tirés en arrière et coule le long de sa joue. Elle est aux anges, elle va sur ses douze ans. En 1917, elle a dix-huit ans, s'apprête à publier son recueil de nouvelles, La Maison dans l'oeil du chat. Guillaume Apollinaire a déjà publié plusieurs de ses textes, en prose ou en vers, le poète Paul Fort s'est enflammé pour elle. Elle fréquente Mallarmé, Cocteau, Colette, Giraudoux... Foulard autour du cou, bandeau dans les cheveux, elle fixe l'objectif d'un intense regard sombre, un peu perdu, ses cheveux tirés recouvrent ses oreilles. La bouche est un peu triste. En 1923, photographiée à l'occasion de la parution de Carnaval, elle baigne dans un léger flou, les cheveux courts, le regard distant, col de fourrure et chemisier blanc. En 1931, la photo d'identité de son passeport est saisissante: le cheveu court, raie sur le côté, une coupe masculine, le regard noir et la bouche dure - le visage accuse les accidents de la vie, la dope et le manque, les souffrances, le désespoir. Elle porte un costume d'homme, une cravate. Elle n'a plus qu'un an à vivre.

L'enfant terrible du jeune vingtième siècle déjà secoué par la guerre qui lui a pris Apollinaire et de nombreux amis d'enfance, écrivait en septembre 1922 : "Il faut compter que l'incohérence de notre époque vient de ce vide accidentel des talents, des intelligences supprimées par la mort. Notre génération n'est plus une génération, mais ce qui reste, le rebut et le coupon d'une génération qui promettait, hélas, plus qu'aucune autre. Tout au monde est désaxé, tout. [...] Et nous, enfants gâtés nés pour le plaisir du soir, la douceur des lampes, le crépuscule qui fond les contours, nous voici en pleine apocalypse. Nous n'aimons pas fonder, construire, résoudre. Nous aimons tout ce qui finit et tout ce qui meurt. Voilà pourquoi, sans doute, tous nos amis sont morts. Notre faute est d'y survivre."

Orpheline de maîtres et d'amis, puis orpheline de père et de mère, Mireille Havet se retrouve seule comme une gosse perdue, s'accrochant à l'amour avec avidité. L'amour des femmes, toujours: Madeleine de Limur, Marcelle Garros, Suzanne Léger, Reine Bénard, Robbie Robertson, Norma Crandall, Mary Butts... Son unique expérience hétérosexuelle, la perte de sa virginité, sera résumée dans son journal par une formule lapidaire : "Arraché dent."

Mais quelle gloire dans cette damnation! Quelle vie dans cette marche vers la mort! Mireille Havet brûlant d'amour, hurlant de désespoir mais portée par la passion foudroyante, passion des femmes, passion de la vie, passion de toutes les choses terrestres - et l'on connaît l'étymologie du mot "passion"... Oui, quelle lumière dans cette montée au Calvaire! "Aller droit à l'enfer, par le chemin même qui le fait oublier", écrit-elle en septembre 1919. Une vie si intense qu'elle y use toutes ses forces, que seule la bouche du revolver semble pouvoir l'en délivrer. Ce revolver, elle l'achète, elle supplie Dieu de le lui pardonner, elle accuse Robbie, sa maîtresse, de la pousser à l'utiliser. "Tu veux la guerre, Robbie, tu l'auras, par amour. Je veux avoir la certitude, avant de me tuer, des mobiles qui te font agir, et lire dans tes yeux, si durs souvent, que tu ne m'aimes pas." (16 avril 1928)

Voilà la vie de Mireille Havet : un bûcher permanent.

Le Magazine des Livres, novembre-décembre 2010.