dimanche 29 janvier 2012

Bag of Bones [épisode 3]


Dans le genre groupe de rock, j’avoue, on ferait difficilement plus amateur que nous. Du coup, on avait décidé que pour notre première répèt’, on arriverait hyper pro. La consigne : on s’entraîne avant chacun de son côté sur le même morceau. Le lieu du crime, c’était dans le garage des parents à Florian. Le jour, un mercredi après-midi. Florian avait déjà installé la batterie de son oncle, qui était finalement moins pourrave que dans mes cauchemars. Adrien avait donc acheté sa gratte, une ESP noire, et un ampli Marshall à 150 euros. Pour débuter (sachant qu’il y connaît rien), il se disait que c’était bien. Steven était censé acheter une basse, mais il s’est pointé avec son synthé. Je commençais à me lancer dans la description d’une basse, pour qu’il sache faire la différence la prochaine fois, mais il a dit que pour l’instant, il ferait les parties de basse au synthé, que ça allait bien se passer et tout, et qu’il fallait pas que je m’inquiète. Ouais, bon. J’ai pas insisté : moi, tout ce que j’ai eu à acheter, c’est un micro et un pauvre ampli pour la voix…

De toute façon, on s’était dit que la première répèt’, ce serait le tour de chauffe, pour voir un peu de quoi on était capables. Noémie voulait venir nous encourager, personne n’était trop partant, sauf moi qui ai insisté. J’avais trop envie qu’elle vienne m’admirer ! Total, le jour J, j’avais les jambes en Nutella et les intestins en cavale. Surtout qu’entre-temps, Adrien avait commencé à bosser un peu la guitare de son côté, et Florian la batterie, alors que moi, gros malin, je m’étais dit que chanter, c’était pas sorcier : tout le monde sait le faire. Et quand on a essayé pitoyablement de s’accorder sur « Come As You Are », Florian était aux fraises et Adrien mettait à peu près trois heures pour passer d’un accord à l’autre (trop de doigts), mais en ce qui me concerne, c’était clair que j’étais chanteur comme Ribéry est danseuse étoile. Il y a des moments dans la vie où on est confronté à la dure réalité… Mais merde, pas devant Noémie, quoi !

Même si ça me fait mal aux seins, je dois reconnaître que c’est Steven qui s’en sortait le mieux, et qui a su redresser la barre. Vu que j’avais l’air d’avoir un peu plus le sens du rythme que Florian, il nous a proposé d’échanger nos places. J’étais un peu dég’ de me retrouver derrière la batterie, mon charisme en a pris un coup, mais bon, c’est vrai que mes boum-boum-paf étaient un peu plus calés que ceux de Florian. La cacophonie commençait à ressembler à quelque chose. Le plus dur pour mon ego, je crois, c’est quand Noémie a proposé de chanter avec Florian. Si de groupie elle devient chanteuse, comment je peux me la jouer rock star, moi ? J’ai bien tenté de faire remarquer qu’une gonzesse dans un groupe de rock, ça craignait complètement, mais Adrien m’a répondu Blondie, Pretenders, Joan Jett, Patti Smith et Superbus (non, pas Superbus), alors j’avais plus rien à dire. En plus, Noémie a une voix qui vous déchiquète l’âme façon dentelle et de ma place, pendant les concerts, je pourrai mater son cul à volonté. Faut voir le bon côté des choses…

Tranzistor, n°45, hiver 2011-2012.

jeudi 5 janvier 2012

Sur les traces de Tristan


« Tout homme a son livre dans le ventre. »

Tristan Corbière


Il fallait en vouloir, pour faire une biographie de l’auteur des Amours jaunes ! Plus insaisissable que Tristan Corbière, c’est difficile à trouver… Il faut se dépêtrer des légendes et des périodes de silence total, du manque de documents d’un côté, du trop-plein de rumeurs de l’autre, suivre des pistes qui n’aboutissent pas, contredire des affirmations recopiées avec obstination par tous les spécialistes du « poète contumace »… Sacrée gageure ! On ne peut qu’admirer le travail de Jean-Luc Steinmetz, qui a relevé le défi en livrant une biographie de cinq cents pages qui n’éclaircit pas toutes les zones d’ombre de la vie de Corbière – à l’impossible, nul n’est tenu – mais qui a le mérite de donner une idée assez précise de ce qu’a pu être l’existence de ce poète mort à trente ans, tout en réservant quelques surprises.

« Il ne naquit par aucun bout,

Fut toujours poussé vent-de-bout,

Et fut un arlequin-ragoût,

Mélange adultère de tout. »

Ah ! La découverte des Amours jaunes ! C’était à la fac, j’avais vingt ans, et une fois de plus, l’impression d’avoir rencontré un ami avec ce bonhomme au rire grinçant, posant à l’artiste bohème, maudissant ses amours ratées, se moquant de Lamartine, plantant un bonnet d’âne sur le crâne du Hugo d’« Oceano Nox », qui avait prétendu raconter la dure vie des marins dont il ne savait rien. Tristan, lui, connaissait les matelots ! Logique, pour le fils d’Édouard Corbière, ancien marin et ancien écrivain, considéré comme le père du roman maritime en France… Il connaissait la souffrance aussi, lui qu’une étrange maladie a frappé alors qu’il était encore lycéen, et dont il mourra prématurément… Sur ce sujet aussi, les biographes s’arrachent les cheveux. La tuberculose ? Mais le mal ne paraissait pas d’origine respiratoire – plutôt articulaire… Une forme d’arthrose ? Le fait est qu’il traînera sa souffrance par les rues de Morlaix, de Roscoff ou de Paris, tordu, maigre, le teint jaune, et qu’elle l’empêchera de trouver un travail et de naviguer au long cours. À peine sorti de l’école, Tristan Corbière reçoit donc, comme l’écrit Steinmetz, « un certificat d’inutilité à vie ».

Commence alors la partie la plus intéressante de la vie de Corbière, et celle pour laquelle nous manquons d’éléments : condamné à l’oisiveté, il va peu à peu se consacrer à l’art : le dessin d’un côté, la poésie de l’autre. Pensionnaire au collège de Saint-Brieuc, puis à Nantes chez des amis de la famille, il a laissé une abondante correspondance avec ses parents, que Jean-Luc Steinmetz a auscultée avec précision. Mais après cette période, il n’y a plus assez de documents directs. Le biographe doit avancer des hypothèses, étudier les témoignages antérieurs à la mort de Tristan, choisir de se fier ou non aux différentes « poses » de l’auteur dans son œuvre. Peut-on considérer les Amours jaunes comme une œuvre autobiographique, et jusqu’à quel point ?... Difficile de ne pas voir le « décourageux » poète dans toutes les pages de ce livre conçu comme un tombeau – cependant, le bonhomme est joueur, il en rajoute dans les grimaces : Ankou ou Arlequin, à qui se fier ?

Mais la grande surprise que réserve cette biographie à ceux qui se passionnent pour Corbière, c’est la découverte du mythique « Album Louis Noir », cahier d’une trentaine de pages mêlant à la fois poèmes, croquis et aquarelles, composé entre 1867 et 1869, et qui semblait perdu à jamais. Son dernier possesseur connu n’était autre que Jean Moulin ! Jean-Luc Steinmetz raconte comment il a pu remettre la main sur ce Graal en traversant la Manche, sur les traces de Tristan : le séjour en Angleterre est un classique des voyages initiatiques… Il sera donc bientôt possible d’avoir un aperçu de ce cahier qui devrait remettre au point certaines choses à propos de Corbière, et notamment le fait qu’il était autant peintre que poète, dans ses jeunes années tout au moins, et qu’il savait manier la caricature aussi aisément avec un fusain qu’avec un sonnet, même inversé (« Le Crapaud »).

Jean-Luc Steinmetz a réussi le pari de donner corps à cette « vie à-peu-près » du poète breton. Tous les mystères ne sont pas levés, et c’est sans doute ce qui rend la vie de Corbière aussi fascinante. On ne saura sans doute jamais avec certitude qui était la dédicataire des Amours jaunes, cette fameuse « Marcelle » que les spécialistes du poète identifient généralement comme la comédienne Armida « Herminie » Cucchiani… parce qu’il s’agit de la seule relation amoureuse à peu près confirmée de Corbière. On continuera de se poser des questions sur sa maladie. Mais le biographe a su écarter de nombreuses pistes trop douteuses, en confirmer beaucoup d’autres, et donner à Corbière sa vraie place parmi les artistes de son temps : celle d’un jeune poète de province, doué pour la caricature et le sarcasme, mais aussi pour décrire la cérémonie du Pardon à Sainte-Anne-de-La-Palud (l’un de ses plus beaux poèmes), pour évoquer la vie des pauvres et des marins – et qui, s’il avait vécu plus longtemps, aurait certainement rejoint la bohème parisienne qu’il ne connaissait qu’à travers l’œuvre d’Henry Murger. La bohème de Corbière sera « de chic » : une pose, une attitude. Mais ce « honteux monstre de livre », Les Amours jaunes, restera comme le ricanement amer de l’homme à qui la vie a joué une farce et qui préfère s’en moquer : « Je ris comme un mort » (« Le Naufrageur »).

TRISTAN CORBIÈRE, J.-L. Steinmetz, Fayard, 525 p., 30 €.

LES AMOURS JAUNES, Tristan Corbière, Poésie-Gallimard, 311 p., 7,90 €.

Le Magazine des Livres n° 33, décembre 2011/janvier 2012.

vendredi 30 décembre 2011

Le célèbre inconnu


Jérôme Tardivel menait depuis toujours une vie sans histoire. Et mon récit pourrait s’arrêter là : concision du propos, pureté de la forme, merci bonsoir. Cette absence de tout fait notable durant les trente-cinq premières années de sa vie convenait parfaitement à Jérôme. Tout petit déjà, il n’était vraiment heureux que seul et ignoré de tous. Au lycée, beaucoup des adolescents qui l’entouraient formaient des groupes de rock, bidouillaient un peu le Caméscope familial et imaginaient déjà les dédicaces qu’ils laisseraient à leurs fans… Il a grandi entouré de Kurt Cobain en herbe, de David Lynch boutonneux. Il leur laissait volontiers la gloire, les filles et les limousines ! Quand il expliquait, à quinze ans, que sa seule ambition dans la vie était de reprendre l’entreprise de matériel de plongée paternelle, ses copains retenaient leurs rires, navrés, et ses copines ôtaient leur langue de sa bouche et allaient la tourner dans le sens inverse au fond de celle du premier joueur de didgeridoo venu.

Lui, Jérôme, entendait rester parfaitement anonyme. Il n’a jamais fait aucune activité qui aurait pu lui donner ce quart d’heure de célébrité dont Andy Warhol l’avait menacé. Mettez ça sur le compte de la timidité ou d’une modestie exagérée, mais même le journal local n’avait jamais cité son nom. Pourtant, vous savez comme il est facile de se retrouver dans le journal local : il suffit d’être un peu sportif, d’avoir gagné une compétition, et hop ! Vous voilà immortalisé entre le boulanger du village qui a assassiné sa femme et le grand vainqueur du concours de belote de Brouillasse-sur-Glaire. Jérôme était un bon nageur – il faut bien faire honneur au matériel de papa – mais il a toujours soigneusement évité de remporter le moindre trophée. Une telle abnégation dans l’anonymat aurait mérité la première page des journaux.

Oui, eh bien, justement…

En y repensant par la suite, il s’est souvent reproché son empressement ce jour-là – mais à vrai dire, comment aurait-il pu faire autrement ? Alors qu’il se promenait au bord de l’eau un dimanche après-midi, il vit une gamine de cinq ou six ans, poursuivant un ballon, glisser sur l’herbe humide et tomber dans la rivière. Sans réfléchir, Jérôme plongea à son tour pour ramener la fillette effrayée sur la rive. Comment aurait-il pu deviner qu’il s’agissait de la fille du maire ? Après avoir épongé sur son épaule les effusions de la mère de l’enfant, il fila sans attendre que les promeneurs s’attroupent.

Il connut après ça deux ou trois jours de tranquillité. Les journaux s’interrogeaient sur ce héros de l’ombre, cet homme mystérieux qui, à notre époque où n’importe quel crétin cherche à devenir célèbre en s’enfermant dans un loft pendant trois mois avec d’autres crétins de son espèce, avait choisi d’éviter cette gloire qui lui tendait pourtant les bras. Vraiment, on ne comprenait pas. C’en était même louche. Certains chroniqueurs misaient tout de même sur l’humilité du gars, sur sa discrétion – mais d’autres en étaient déjà à supposer qu’il avait quelque chose à se reprocher. Pourquoi se cacher, sinon ? Alors peut-être qu’il n’avait rien à faire sur les lieux du drame ce jour-là… Une histoire d’adultère ? Ou pire ? Il avait commis un meurtre ? Il était là pour enlever un gosse ? Allez savoir…

Pour mettre un terme à tout ça, Jérôme se fendit d’un communiqué dans la presse, expliquant qu’il était heureux que la fillette aille bien, que c’était le plus important, et qu’il n’avait pas l’intention de tirer la moindre gloire de son geste somme toute naturel. Alors, les journaux redoublèrent d’enthousiasme : ah ! quel héros véritable ! Et modeste, avec ça ! Il ne veut pas qu’on parle de lui au vingt heures, vous vous rendez compte ? Il faut absolument rencontrer ce spécimen, en savoir plus ! Et les chaînes de télé s’y sont mises aussi : les équipes de 50 minutes inside et de Zone interdite sont venues faire leur enquête dans l’entourage de Jérôme, interroger ses voisins, ses amis, ses parents, et puis lui-même, bien sûr ! Le héros de l’ombre ! En pleine lumière, du coup ! Il y avait même des journalistes qui commençaient à trouver que le type en faisait un peu trop, dans le genre je-suis-un-héros-mais-je-veux-rester-discret… On le voyait partout ! Qu’il arrête, à la fin ! Et notre Jérôme, aveuglé par les flashes, commençait à se dire que, s’il avait su qu’il n’était pas possible d’échapper à la célébrité, il aurait fait du cinéma…

Zapoï n°1, janvier 2012.

mercredi 21 décembre 2011

La bande



Les crimes contre la propriété, la patrie, l’autorité sont autant de bienfaits sociaux. Lorsqu’ils auront pris conscience de l’atrocité du déterminisme social actuel, les hommes logiquement, essaieront de s’en libérer. Ils ne pourront le faire que par le crime individuel ou collectif, c’est-à-dire par l’infraction aux lois de la société.
Mauricius, L’Anarchie, 28 décembre 1911.

Le 21 décembre 1911, à neuf heures du matin, un garçon de recette nommé Caby se dirige avec un collègue vers le siège de la Société Générale de la rue Ordener. À quelques mètres de l’agence, un homme se plante devant lui, sort un browning et tire. Le garçon s’effondre, mais il se cramponne toujours au sac de la banque. Il faudra encore deux cartouches pour lui faire lâcher prise. Entre-temps, son collègue a donné l’alerte, la foule se presse autour du lieu du crime, le tireur et un complice sont montés dans une automobile qui est repartie au quart de tour, les bandits tirant quelques coups de feu en direction des passants pour les disperser.
L’auto, une Delaunay-Belleville, sera retrouvée à Dieppe. Léo Malet, plus tard, lui verra des couleurs changeantes « comme le vent de l’amour ». En fait, c’est une limousine de dix chevaux, carrosserie Lavacherie, Gaches et Cie, peinte en vert foncé, avec filets bruns, initiales N.H. entrelacées sur la porte, pneus Michelin, pas de phares, stores jaunâtres, capitonnage intérieur couleur café au lait clair.
C’était il y a tout juste cent ans : la bande à Bonnot venait de faire une entrée fracassante dans la société bourgeoise, les premières pages des journaux leur étaient acquises, et pour un bout de temps.
Je sais qu’il ne faut pas admirer les criminels. Ce n’est pas bien. Il faut au contraire plaindre leurs victimes et réclamer une augmentation conséquente des effectifs de la police afin de protéger les honnêtes citoyens, bla bla… Je sais. Seulement, allez savoir pourquoi, j’ai lu tout jeune les aventures de la bande à Bonnot, et ses membres sont restés pour moi aussi fabuleux que Jesse James ou Robin des Bois. Je n’y peux rien : j’avais l’enfance libertaire, que voulez-vous… Ravachol, Marius Jacob, Jules Bonnot : c’étaient mes Buffalo Bill, mes Zorro à moi. Je lisais ça comme des récits d’aventures héroïques : entre les frères Rapetou et les bandits en auto, je trouvais qu’il n’y avait pas de grande différence, finalement… Les deuxièmes avaient simplement un peu plus de poids : ils avaient existé.


Ah ! Ce que j’ai pu suivre, émerveillé, leurs courses-poursuites avec la Sûreté ! Je connais leur histoire par cœur. Il y a des séquences que je visualise comme au cinoche ! Le coup de la place du Havre, c’est du Buster Keaton ! Je vois la bagnole arriver à tombeaux ouverts de la rue d’Amsterdam, déboucher sur la place qu’elle prend à rebrousse-poil, l’agent de faction fait de grands gestes pour arrêter les chauffards, la voiture continue sa route, un autocar lui barre le chemin, elle s’arrête, l’agent s’approche, satisfait qu’on lui obéisse, le chauffeur de l’auto descend… donne un coup de manivelle et remonte pendant que le moteur tousse. Les fous du volant repartent ! L’agent Garnier saute sur le marchepied, on croirait une attaque de diligence, trois coups de feu : il tombe raide mort devant le restaurant Garnier. Son assassin aussi s’appelle Garnier, comme lui. Le hasard, n’est-ce pas… La Delaunay s’éloigne, un témoin saute dans sa propre auto et se lance à sa poursuite – mais abandonne la partie après avoir renversé une passante. Un autre agent prend le relais, à bicyclette (vous voyez bien la scène, j’espère, en noir et blanc crachotant : l’hirondelle qui joue des mollets sur son vélo, derrière le bolide qui prend de la vitesse, musique de poursuite fantaisiste au piano), et les bandits le sèment place de la Concorde. Fondu au noir, carton : « Ces gredins sont vraiment insaisissables !… »
Oui, je sais qu’on n’applaudit pas un bain de sang. Une morale anarchiste là-dedans ? Tirer sur un encaisseur, flinguer un agent de la circulation ? De l’assassinat pur et simple ! Oui, et vous savez quoi ? La suite est encore pire. Une véritable boucherie. Mais le bel Octave, Octave Garnier, vous dirait qu’il ne voit aucun inconvénient à buter des larbins du capital. C’est comme ça que ça cause, un illégaliste. Et ça repart au charbon, revolver au poing.
La suite est encore pire. Une véritable boucherie. Un véritable road movie en De Dion-Bouton. La limousine de dix-huit chevaux est conduite par un homme d’une trentaine d’années, François Mathillé, accompagné d’un garçon de dix-huit ans, Louis Cerisol. En lisière de la forêt de Sénart, ils stoppent le véhicule, la route étant encombrée d’un tas de pierre. Soudain, cinq hommes apparaissent, sortent des armes et ouvrent le feu. Mathillé meurt, déchiré par les balles – Cerisol s’en tirera vivant, dans un sale état. Les bandits montent en voiture et prennent le large. On les retrouve à Chantilly, à dix heures et demie, où ils prennent d’assaut la Société générale. Je vous ai promis du western ? Une boucherie. Pendant que l’un d’eux reste à la porte, menaçant la foule de sa Winchester, les autres font cracher leurs brownings à l’intérieur. Deux morts. L’un des tueurs est, une fois de plus, Octave Garnier, la machine à tuer, le terrassier. L’autre, Raymond Callemin, dit « La Science ». L’homme à la carabine, dehors, c’est un gamin : André Soudy, à peine vingt ans et tubard au dernier degré. Bouffé par la syphilis, aussi. Les guibolles flageolantes sous son long pardessus, il tient les curieux à distance. Quand les autres sortent en trombe et démarrent l’auto, il court derrière pour les rattraper, rate le marchepied et s’évanouit en atteignant la portière. C’est Octave qui l’agrippera en vitesse, après avoir éclaté une vitre en y passant le bras. La foule n’y aura rien compris, aura pris le bruit du verre qui explose pour une détonation, pensera que l’homme à la carabine a été blessé dans sa fuite. Non : simplement, la cavalcade pour remonter en voiture, c’était un peu trop pour les poumons percés du jeune Soudy.
Tout s’accélère. Nous sommes le 25 mars 1912. Cinq jours plus tard, Soudy est arrêté à Berck, où il prenait du repos. Berck, tous les médecins vous le diront : rien de tel pour requinquer un tuberculeux. Le 3 avril, c’est au tour de Carouy, ceinturé par les flics à la gare de Lozère. Le bandit a bien tenté de leur fausser compagnie en avalant un flacon de cyanure de potassium – mais il y a eu tromperie sur la marchandise, ce n’est que du ferrocyanure, et il en sera quitte pour une bonne diarrhée. Il n’y a vraiment plus d’honnêtes gens, même chez les hors-la-loi… Le 7 avril, Raymond Callemin se fait avoir à son tour, rue de la Tour-d’Auvergne, à Paris. Le 14, le naufrage du Titanic fait un peu d’ombre à la bande, mais le 24, le sous-chef de la Sûreté, M. Jouin, qui cherchait quelqu’un d’autre, tombe nez à nez avec Bonnot dans une boutique de vêtements d’Ivry. Pas de chance, l’anarchiste est armé, et le policier restera sur le carreau, mort. Le 28 avril, Xavier Guichard, le chef de la Sûreté, a retrouvé Bonnot dans un garage de Choisy-le-Roi, la maison Dubois… Dubois dont on fait les cercueils, dirait Tristan Corbière.
Je suis de ceux qui ne peuvent pas entendre ou lire – sur une carte ou un panneau – le nom Choisy-le-Roi, sans aussitôt penser au refuge de Bonnot, assiégé par les flics accompagnés de la garde républicaine et de villageois en armes ! Cinq heures de siège ! Fort Alamo à deux pas de Paris ! Les honnêtes gens, les bons citoyens, alertés par les journaux du matin, accourant par centaines, par milliers, pour assister à l’hallali, se donner le grand frisson. C’est dimanche, il fait beau, ça nous fait une promenade… On est au spectacle, on se bouscule, pardon madame, j’étais là avant vous, enlevez votre chapeau devant, on voit rien… Finalement, on optera pour la dynamite. Il faudra s’y reprendre à trois fois pour faire sauter le garage. Et c’est encore avec crainte que les pandores de Guichard iront chercher Bonnot, recroquevillé sous un matelas, pas encore mort, mais plus vraiment vivant : six balles dans le buffet, ça fait tousser. Il sera évacué au milieu d’une foule de charognards hurlant « À mort ! », et leur fera cette faveur, pas rancunier, peu de temps après, à l’Hôtel-Dieu.
Dans son Journal, le lendemain, Léon Bloy écrit : « Les journaux ne parlent que d’héroïsme. Tout le monde a été héroïque, excepté Bonnot. La population entière, au mépris des lois ou règlements de police, avait pris les armes et tiraillait en s’abritant. Quand on a pu arriver jusqu’à lui, Bonnot agonisant se défendait encore et il a fallu l’achever. Glorieuse victoire de dix mille contre un. Le pays est dans l’allégresse et plusieurs salauds seront décorés. »
Ce n’est pas la fin de l’histoire : il n’y a que dans les séries américaines que le chef de bande meurt en dernier… D’ailleurs, Bonnot n’était pas le chef. Comme si les anars avaient un chef !

Le 14 mai, on remet ça à Nogent-sur-Marne. Soirée printanière, calmes maisonnettes et argousins en nombre venus se poster derrière des clôtures, sur des toits, contre des arbres… Valet et Garnier sont cernés ! Cette fois, l’assaut durera sept heures, un bataillon de zouaves sera dépêché en renfort, et la foule, là encore, sera au spectacle. Depuis le viaduc, en jouant des coudes, on ne ratera rien de la mise à mort. Et une fois de plus, de guerre lasse, on fera parler la dynamite pour s’assurer que les bandits sont enfin sages. Et de fait, ils le sont.
La suite se déroulera à la régulière, avec procès et condamnations et, au matin du 21 avril 1913, trois têtes dans le panier de Deibler : Callemin, Monier et Soudy. Carouy, quant à lui, aura enfin réussi à en finir par ses propres moyens. Reste Eugène Dieudonné, qui a échappé de peu à la guillotine. En route pour le bagne ! Pourtant, tout le monde l’a dit depuis le début : Dieudonné est innocent ! Garnier l’avait écrit à Guichard : « Dieudonné est innocent du crime que vous savez bien que j’ai commis. » Bonnot assiégé avait employé ses dernières forces pour l’écrire à son tour, à la fin de son « testament » : « Dieudonné est innocent. » Callemin l’avait répété à son procès : « Dieudonné est innocent. » Oui, mais l’encaisseur Caby, après avoir assuré qu’il reconnaissait parfaitement Garnier comme son agresseur de la rue Ordener, s’est mis à reconnaître Dieudonné avec la même conviction. « Je le reconnaîtrais entre cent ! » Alors Dieudonné est bon pour Cayenne, dont il s’évadera treize ans plus tard.


Oui, il y a eu les Contes de ma Mère l’Oye, et puis plus tard Billy the Kid, et puis la Bande. J’ai grandi avec ça, j’ai adoré ces histoires, et cette période, surtout : la Belle Époque !
La Belle Époque !

Ce que j’aurais aimé en être ! J’en mangerais, de la Belle Époque, des parties de canotage à Nogent le dimanche, du cinématographe, des élégantes des faubourgs et des forts des Halles, j’en mangerais ! Les premiers aéroplanes, les automobiles à double phaéton, le tramway dans Paris (j’aurais vécu à Paris, bien sûr, pour qui vous me prenez ?), les apaches sur les fortifs, Casque d’Or et Bruant… J’aurais vécu dans un tableau de Renoir, grosso modo… Et puis, de temps en temps, je serais allé voir du côté de Romainville, dans les bureaux de L’Anarchie, le journal de Libertad, repris par Lorulot, puis par Rirette Maîtrejean et Victor Kilbatchiche, qui n’était pas encore Victor Serge… J’y aurais croisé Henri Calet encore gamin, avec son père, et je les aurais tous vus : Dieudonné, Garnier, Raymond-la-Science, Metge le cuistot, Soudy, Valet et toute la clique des illégalistes… Ils m’auraient causé hygiénisme, anti-alcoolisme et végétarisme (et sur ce dernier point, j’aurais peut-être haussé les épaules). Ils m’auraient causé amour libre et reprise individuelle, on aurait fabriqué de la fausse monnaie, des faux papiers, je me serais baladé avec un browning et tout un jeu de clés et de rossignols pour entrer partout. Comme eux, j’aurais lu Stirner, Le Dantec, Proudhon et le reste. « La propriété, c’est le vol ! » Comme eux, je n’aurais pas tout compris. Il en serait résulté un conglomérat d’idées extrémistes, on se serait engueulés, certains auraient parlé de s’armer pour lutter contre les bourgeois, c’est là qu’un mécanicien débarqué de Lyon, ancien chauffeur de Sir Arthur Conan Doyle, se serait amené, aurait parlé de voler des autos pour réaliser des hold-up avec la certitude de laisser les poulets sur le carreau… Le mec se serait appelé Jules Bonnot, et en le suivant j’aurais sûrement fait pleurer ma mère. Finalement, vivre ça en rêve, c’est moins dangereux.
Rirette MAITREJEAN, Souvenirs d'Anarchie. La Digitale, 1997. (Première publication en feuilleton dans Le Matin, 1913.)
Victor MERIC, Les Bandits tragiques. Le Flibustier, 2010. (Première publication en 1926)
Victor SERGE, Mémoires d'un révolutionnaire. Robert Laffont, 2001.
Bernard THOMAS, La Belle Epoque de la bande à Bonnot. Fayard, 1989.
Frédéric LAVIGNETTE, La Bande à Bonnot à travers la presse de l'époque. Editions Fage, 2008.
Patrick PECHEROT, L'Homme à la carabine. Gallimard, 2011.

lundi 31 octobre 2011

L'Apache et la Veuve


"Qu'on le veuille ou non, les apaches sont devenus les rois de l'actualité. Il n'y en a plus que pour eux. La première page des grands quotidiens d'informations leur est tout entière consacrée avec un luxe d'illustrations tout à fait moderne."
Marcel Huat, L'Aurore, mardi 11 janvier 1910

Les éditions Fage, basées à Lyon, font de beaux livres. Les beaux livres, c'est toujours difficile à caser dans une bibliothèque, et même quand on leur a trouvé une place, on a envie de les ressortir pour les consulter à nouveau. Dans ma bibliothèque, je me suis aménagé un rayon "criminalité" où se sont tout naturellement rangés les deux ouvrages publiés chez Fage par Frédéric Lavignette : le premier, sorti en 2008, consacré à la bande à Bonnot ; le deuxième, qui vient de paraître, consacré à l'affaire Liabeuf.

On se souvient encore plus ou moins des anarchistes de la bande à Bonnot. 1912, c'était hier. On a un peu oublié l'affaire Liabeuf, en revanche. Le 8 janvier 1910, un cordonnier, Jean-Jacques Liabeuf, agresse des policiers dans la rue Aubry-le-Boucher, IVe arrondissement. Il est armé d'un revolver, d'un tranchet de trente centimètres de long, et porte autour des bras d'épaisses bandes de cuir hérissées d'une multitude de pointes sur lesquelles les flics viennent se percer les mains en voulant l'empoigner. A l'issue du combat, il aura tué un agent et blessé une poignée de ses collègues. Avec ça, il a gagné tout naturellement un aller simple pour la bascule à Charlot. Rien de surprenant. Pourtant, son histoire fera les gros titres de la presse pendant toute une partie de l'année 1910, jusqu'à son exécution le 1er juillet.

Pour les journalistes de la presse nationale, Liabeuf est un "apache", un de ces voyous sans foi ni loi qui hantent les quartiers ouvriers de la capitale. Son crime est symptomatique de la violence qui règne autour du quartier des Halles et des fortifications, et de ces lois absurdes qui obligent le policier à n'user de son arme qu'à la dernière extrémité. "La vie d'un agent vaut tout de même un peu mieux que la vie d'un bandit, et il y a une ironie cruelle à constater que celle-ci est entourée de plus de garantie que celle-là", remarque un journaliste du Temps au lendemain de l'agression. La presse de gauche, quant à elle, s'intéresse aux causes du crime de Liabeuf. L'année précédente, celui-ci a été arrêté en compagnie d'une amie par deux agents de la police des mœurs. Malgré ses protestations, il a été accusé de proxénétisme et condamné à trois mois de prison et à cinq ans d'interdiction de séjour. A sa sortie de Fresnes, il reste pourtant à Paris et jure d'avoir la peau des deux flics qui lui ont collé sur le dos l'infâme étiquette de souteneur. C'étaient eux qu'il recherchait ce soir-là dans le quartier Saint-Merri, mais c'est un autre flic qui perdra la vie.

Socialistes, anarchistes et révolutionnaires prennent fait et cause pour Liabeuf. Certains même n'hésitent pas à saluer son acte. Dans La Guerre sociale, hebdomadaire antimilitariste et révolutionnaire, Gustave Hervé signe un papier intitulé "L'Exemple de l'Apache", dans lequel il ne cache pas son admiration : "Savez-vous que cet apache qui vient de tuer l'agent Deray ne manque pas d'une certaine beauté, d'une certaine grandeur ? [...] Je ne demande pas pour cet apache le prix Montyon. Mais je trouve que dans notre siècle d'aveulis et d'avachis il a donné une belle leçon d'énergie, de persévérance et de courage à la foule des honnêtes gens ; à nous-mêmes, révolutionnaires, il a donné un bel exemple." Cet article vaudra à son auteur une condamnation à quatre ans de prison.

Sur le même principe que son précédent ouvrage consacré à la bande à Bonnot, Frédéric Lavignette présente l'affaire Liabeuf sous la forme d'un dossier de presse nourri d'une cinquantaine de journaux différents. Presse républicaine, catholique, socialiste, royaliste, anarchiste, littéraire - tout y passe, dans un découpage qui reprend les faits sous tous les angles et de tous les points de vue possibles. Il arrive que la polyphonie et le goût de l'auteur pour les ciseaux et la colle rendent la lecture un peu laborieuse : "L'agent Maugras, (Le Petit Journal, jeudi 5 mai 1910) dit "la Puce" (Le Figaro, Georges Claretie, jeudi 5 mai 1910) celui contre lequel le bandit préparait ses armes, celui qu'il aurait voulu atteindre, (Le Petit Journal, jeudi 5 mai 1910) s'avance à la barre. (L'Humanité, Jules Uhry, jeudi 5 mai 1910)" Mais on s'habitue vite à ces références constantes, et l'utilisation des journaux de l'époque replonge le lecteur dans l'ambiance. Rien n'échappe à cette succession de coupures de presse, et l'arrestation de Liabeuf comme les débats qui ont suivi (sur les détestables manœuvres de la police des mœurs, puis sur la condamnation à mort du coupable) ont lieu sur fond de crue historique de la Seine (les députés vont en barque au Palais-Bourbon) et d'agressions provoquées par les "apaches", que les journalistes n'hésitent pas à relier au crime de la rue Aubry-le-Boucher.

La Belle Époque ressuscite au fil des jours et des articles, celle de la lutte des classes et des marmites infernales. En ce temps-là, les anarchistes risquaient leur tête, de nos jours ils lisent Le Monde libertaire en faisant leurs besoins dans des toilettes sèches. Certes, Liabeuf n'était pas un anar - juste un ouvrier que la misère a poussé vers le vol, et le désir de vengeance vers le meurtre. Jusqu'au dernier moment, face à la guillotine, il clamera qu'il n'était pas un souteneur. Comme si cette erreur initiale de la police des moeurs pouvait excuser son crime... Bientôt, sa propre histoire lui échappe, et le malheureux cordonnier se voit instrumentalisé de tous côtés. Assassin pour les uns ; victime de la société, exemple à suivre, héros de la lutte contre l'oppression pour les autres. Ce n'était pas un anar, "mais nous devons reconnaître l'énergie dont il a fait preuve en des circonstances où nous sommes habitués à ne voir que de la platitude. Pris en lui-même, son acte est un acte anarchiste. On l'a frappé, il se défend. Il frappe à son tour. C'est normal. Ce qui n'est pas normal, c'est que de pareils cas se produisent si rarement." (L'Anarchie, Le Rétif, jeudi 12 mai 1910)

Le Président de la République, Armand Fallières, qui avait gracié l'abominable Soleilland, meurtrier d'une fillette de treize ans, et qu'on savait hostile à la peine de mort, laissera pourtant Deibler faire son travail. Jusqu'au bout, Liabeuf aura été un problème politique : le préfet Lépine voulait la peau du tueur de flics. "Liabeuf gracié, c'était un soufflet retentissant sur la joue de cette police devenue odieuse à tous. (La Barricade, Victor Méric, samedi 2 juillet 1910) Il fallait de la viande fraîche pour donner satisfaction aux exigences de Lépine et de l'abjecte police des mœurs. (La Barricade, Maurice Allard, samedi 9 juillet 1910)"

Le Magazine des Livres, n° 32, septembre-octobre 2011.


mardi 11 octobre 2011

Bag of Bones [épisode 02]


C'est bien joli de vouloir monter un groupe de rock, mais il suffit pas de lui donner un nom. Je veux dire, honnêtement, y'a pas vraiment de musiciens parmi nous. Bon, à part le Steven, mais lui son truc c'est le piano. Essayez de jouer l'intro de "Smoke On The Water" au piano, à mon avis vous risquez de vous faire courser par le fantôme de Kurt Cobain armé d'une tronçonneuse ! On a voulu faire le tour des instruments de musique qu'on avait, et d'abord on s'est dit qu'on en avait à peu près zéro virgule deux à nous quatre. C'est-à-dire qu'Adrien doit avoir un harmonica, et moi une demie flûte à bec. Les voisins peuvent pas se plaindre.

Steven a quand même fait remarquer qu'il avait un synthé chez lui, je lui ai dit : "Tu veux pas plutôt faire le mec qui court partout sur la scène pour ramasser les pieds de micro et les cymbales ?", et c'est là que Florian a dit qu'à propos de cymbales, son oncle avait une batterie qu'il pourrait peut-être nous prêter. Il paraît qu'il a fait du balloche quand il était jeune, ou je sais pas quoi, et que c'était même un fan de Phil Collins. Ouais, je sais, moi aussi ça m'a fait bizarre : wow ! y'a peut-être un fan de Phil Collins dans le monde, et c'est l'oncle à Florian, dis donc !

Mais en tout cas, ça a réglé la question de la batterie. Du coup, comme Adrien bosse toutes les vacances chez ses parents qui tiennent un restau et qu'il a un peu de thunes de côté, on s'est dit qu'on irait voir un peu les guitares et les amplis dans un magasin de musique. Ça se goupillait pas mal du tout, notre affaire. Florian serait à la batterie, Adrien à la gratte (en plus il les dessine super bien) et moi derrière le micro. Logique qu'on ait les meilleures places, celles qui font craquer les filles, puisque le groupe, c'est notre idée ! C'est pas planqué derrière une grosse caisse que je pourrai éblouir Noémie...

Un mercredi après-midi, Adrien et moi on s'est pointé dans un magasin de musique et on a commencé à baver devant les espèces de mitraillettes à cordes qu'il y avait là, et un type chevelu est sorti du magasin en bousculant un peu Adrien avec un vague "désolé", et Adrien s'est retourné vers moi genre livide, et il m'a dit : "T'as vu ce mec ?" Moi, j'avais pas gaffe, j'étais resté bloqué devant une Fender blanche. "Non, mais t'as pas vu ? C'était le guitariste d'Homestell !" Ah bon ? J'ai jeté un oeil dans rue voir s'il était encore dans le coin, mais que dalle. Alors là, je me suis dit ouaaah, dans quelques mois peut-être, y'aura des mecs comme nous qui nous croiseront dans les rues et qui se retourneront : "Eh, ce s'rait pas les gars de Bag of Bones ?" Bon, j'ai dit à Adrien qu'était encore à dix mètres du sol, tu l'achètes, ta guitare ? A l'heure qu'il est, on devrait déjà être des stars !

Tranzistor, N° 44, automne 2011.

dimanche 9 octobre 2011

Fabien Hein, "Ma petite entreprise punk"


Fabien Hein avait déjà retenu notre attention avec son étude sur le metal, Hard-rock, Heavy Metal, Metal. Histoires, cultures et pratiquants. Il revient avec un passionnant travail de sociologue sur une dimension majeure mais plutôt obscure de la scène punk rock : le do it yourself, ou DIY (que l'on pourrait traduire en français par "fais-le toi-même"). Avec Ma petite entreprise punk, sous-titré Sociologie du système D, Fabien Hein décrit sur le terrain le fonctionnement et les enjeux du DIY en prenant l'exemple du groupe d'Épinal Flying Donuts, figure de la scène punk française.

A travers l'histoire de ce groupe que l'on suit pas à pas, depuis les premières répétitions jusqu'aux tournées en France et à l'étranger, depuis les premiers concerts dans les bars locaux jusqu'au troisième album, on oublie enfin l'image d'Épinal (justement) du punk destroy, négatif et sid-viciousesque - le côté : la destruction, c'est sympa - pour souligner au contraire tout ce que cette scène peut avoir de constructif. Les réseaux de groupes, les échanges, l'entraide sont les maîtres-mots de ce système D où les musiciens partagent scènes, labels et tournées.

Quoi de plus normal, pour des punks, que d'appliquer à la lettre le précepte anarchiste de la récupération des moyens de production ? Le DIY, on y vient tout naturellement, par contrainte mais aussi par passion, parce qu'on veut jouer sur scène et faire connaître sa musique, et qu'on finit par s'en donner les moyens. Et on y reste, assurant le show mais aussi le management, se constituant en une véritable entreprise pour faire vivre son groupe. C'est un vrai travail, pas toujours enthousiasmant, qui s'ajoute à la création et bien souvent au job alimentaire qui occupe la semaine. Être punk, ce n'est pas de tout repos ! Premières scènes, premières critiques, premiers soutiens, premiers pas dans l'auto-production, l'organisation chaotique de tournées, les recherches de subventions, le merchandising, mais aussi le quotidien et les galères de la route, rien n'est laissé de côté par Fabien Hein dans ce portrait de groupe vu du côté de la débrouille. Édité par le très rock'n'roll label Kicking records, cet ouvrage accompagné d'une compilation CD est aussi consultable gratuitement sur le site de son auteur. Punk jusqu'au bout !

Tranzistor, n° 44, automne 2011.